Date Published:
Septembre 2005 |
Documents of Quebec History / Documents de l'histoire du Québec
Egalité avec l’homme, mais égalité dans la différence
[1927]
L’émancipation de la femme sera durable si elle est raisonnée et si elle se résume dans ce principe fondamental, déclare Me Bernard Bissonnette en parlant des droits de la femme dans l’histoire, devant les Dames Libérales de St-Jacques, au Club de Réforme.
« Si votre émancipation devant la loi a été lente, elle n’en est que mieux assise. Le temps ne respecte rien de ce qu’on fait sans lui, vous avez progressivement conquis de justes droits matrimoniaux, vous êtes sauvegardées par vos droits civils et vous possédez la quasi plénitude des droits politiques ».
C’est ce qu'a déclaré Me Bernard Bissonette [sic] au cours d’une causerie sur Les droits de la femme dans l’histoire devant les membres du Club libéral des Dames de St-Jacques, réunies hier après-midi au Club de Réforme, sous la présidence de M. I. J. Kent L’Espérance.
C’était la première assemblée générale de la saison et elle inaugura de façon magistrale la série des séances-causeries toujours de plus en plus intéressantes. Le programme comportait du chant et de la musique. Le trio instrumental de Mlles Pauline et Jeanne Déziel et de Mlle M. Dubreuil exécuta avec beaucoup de brio et d'interprétation personnelle « Adagio Pathétique », de Godard ; « Au Printemps », de Griegh. Mlle D. Quintin chanta l’air de Veni: « Revenez amour » et la « Serenata », de Torcelli. Mlle Pauline Déziel exécuta aussi en solo sur le violon l’ « Ave Maria », de Schubert et la « Sérénade », de A. Chamberland. Ces artistes furent vivement applaudies.
La présidente Mme I. J. Kent L’Espérance présenta le conférencier.
« Nous apprécions d'autant plus votre courtoisie que nous savons le dévouement et le travail ardu que vous vous êtes imposés pour la cause libérale. Il est une autre raison plus spécifique qui rend votre présence encore plus attractive parmi nous, c'est le sujet tout d'actualité que vous traiterez. M. Bissonette [sic], nous sommes anxieuses de vous entendre ».
Me BERNARD BISSONNETTE
« Les esprits les plus éclairés ont cherché à travers les siècles à déterminer quelle [sic] était le status de la femme dans la société privée, c’est-à-dire dans la famille et dans la société civile ou dans l'Etat. Les philosophes grecs et romains, les historiens et les rhéteurs, les Pères de l’Eglise comme les théologiens, les uns et les autres puissamment secondés par les écrivains et les poètes ont consacré une partie de leurs œuvres à matérialiser cet être de nature un peu spéciale qu’on a appelé —et c’est à peu près le seul point sur lequel il y ait eu unanimité — la femme.
Ceux-ci ont marqué et précisé sa mission dans la société ou encore son rôle dans la famille, ses devoirs et ses moyens de préservation, — ce furent surtout les auteurs chrétien, —ceux-là ont été arrêtés à rechercher son sens intellectuel, ses caractères physiologiques, les premiers comme les seconds en faisant un être de rêve, de faiblesse, de douceur et de sensibilité. Les médecins et les professeurs d’université, les savants et les physiologues ont pesé au gramme le cerveau de la femme et se laissant égarer dans des déductions infinitésimales, comme par l’ardeur et l’âpreté de leurs polémiques, ont conclu à une infériorité, à une impuissance relative chez la femme et ils ont baptisé doctoralement notre communauté, mesdames, le sexe faible.
Mais d'autres, inspirés d’un esprit plus chrétien et d'un sens social plus profond, ont vu chez la femme une associée, non pas usurpatrice, mais légitime et fondée de pouvoirs, de l’homme et ont travaillé courageusement à son émancipation. Mais leur générosité n’alla pas jusqu'à reconnaître son indépendance absolue ; ils lui conférèrent des droits et privilèges mais ils restreignirent son champ d'action et signalèrent les bornes de l'orbite dans lequel elle devait évoluer. Cette sentinelle quotidienne, cette vigie dont l’oeil ne devait pas être trompé, c’est l’homme lui-même qui les a choisies, et vous l’avez deviné : c’est au début de l’ère chrétienne, la femme est plutôt l’esclave de l’homme. Elle est sa chose, dans la famille comme dans la société. Elle appelle son mari "mon maître", et ce dernier a pour elle les rigueurs du tyran. C’est elle qui accomplit les tâches lourdes et désoeuvrantes. Elle s’attache cependant à l’homme comme le lierre au chêne et sa soumission est d'autant plus complète et inlassable qu’elle repose sur des traditions mieux établies et sur un atavisme vieux de plusieurs siècles. C’est la loi générale et si l'on note que les partisans du féminisme n’avait pas encore fait leur apparition, il est facile de concevoir que les revendications de votre sexe étaient vite étouffées.
La polygamie existe à l'état de régime et cette obéissance qui allait jusqu’à la vénération n'avait souvent pour récompense que le mépris et le dédain du mari, du maître.
Il en est de même en dehors de l’empire romain, à Carthages par exemple, et, pourtant les femmes élèvent des familles nombreuses, prennent part aux travaux publics urgents, élèvent durant les guerres, des murailles et des bastions et endurent toutes les privations imaginables pour laisser les vivres aux hommes —eux les forts— les soldats de la nation !
Il y avait cependant de grandes dames à Rome ! c’étaient les patriciennes, les filles de famille, les descendantes de la noblesse. C’était une classe privilégiée. Elles jouissaient d’une grande considération et elles ont rendu des services inappréciables au peuple et à l’empire romain.
L’avènement du Christ vint heureusement combattre et bouleverser ce despotisme. Promulguant sa grande Loi de Charité, la femme jouira dorénavant de plus de liberté et si sa situation légale n’est pas encore mise au niveau de celle de l’homme, les jours endeuillés vont progressivement disparaître, dissipés par les premières lueurs de l’émancipation.
Jusqu’à cette époque, au delà de l’empire romain, c’est la barbarie,
l’Inconnu ; mais le jour ne tarda pas à venir où ce colosse formé de grains de sable désunis s’écroule sous le choc des invasions des barbares. Ces derniers, après une vive lutte seront à leur tour vaincus, notamment par Clovis à Tolbiac et cette victoire est l’aurore, le prélude de votre véritable émancipation.
Mais cette cause ne pouvait être propagée, défendue et assurée à moins qu’elle ne trouvât un puissant et indéfectible alliée : l’Eglise.
« A une société violente, elle s’efforça d’enseigner la douceur ; à la
hiérarchie féodale, elle opposa l’égalité de tous les hommes ; à la turbulence, la discipline ; à la servitude, la liberté ; à la force, le droit ; Contre ses maîtres superbes, elle protégeait l’esclave ; contre ces époux faciles que le divorce et la polygamie n’effrayaient guère, elle défendit les droits de la femme, des enfants, de la famille. »
Grâce à cette protection vigilante, la femme devient alors l’égale de l’homme, Elle est religieuse, dévouée, austère et elle suscite l’admiration du peuple. La royauté reconnaît ses droits à la liberté de personne, de parole et d’action. Les premières incursions de la femme du Moyen-Age dans la vie publique se manifestent. Elle participe aux grands mouvements populaires et elle prend des initiatives qui jusque-là auraient provoqué de petites révolutions. De ce moment la femme politique est née et normalement sans secousse et sans heurts, elle gravira les marches de ce trône où les chevaliers du Moyen-Age plaçaient avec tant de respect la Dame qu’ils avaient choisie comme l’aiguillon de leur courage.
C’est l'époque du développement des arts, de la pensée, des sciences. Les hommes font la guerre et les femmes se cultivent. Elles brûlent d’action sociale, de charité de dévouement et de patriotisme. Elles ont un drapeau politique que désignent [sic] souvent l’ambition ou l’intérêt de leur seigneur, mais auquel elles sont fidèles dans les joies comme dans les tristesses.
C'est l’époque de votre puissance comme celle du quinzième siècle jusqu’à la révolution française sera celle de votre influence politique. Le Moyen-Age vous avait accordé une liberté généreuse mais il avait décrété que la Couronne de France ne pouvait tomber en quenouille, c'est-à-dire que les femmes ne pouvaient succéder au trône de France. L'époque moderne vous affranchirera [sic] de cette injuste sévérité et le monde s’étonnera de la clairvoyance et de la diplomatie des jolies reines et princesses qui tiendront le sceptre de France, d’Angleterre et d’Espagne.
L’activité féminine est alors intense, mais son objet s’éloigne de la revendication des droits civils proprement dits. Cependant les revendications de l’égalité intellectuelle trouvent des apôtres redoutables dans des femmes éminentes comme Mme Swetchine, Mme de Sévigny et Mme de Stael.
Les jurisconsultes désertaient alors les milieux de pédanterie et dans le secret de leurs cabinets d’études ils édifiaient la première législation permanente de la France. Promulguant de grandes ordonnances, sous l'autorité des rois de France, ils édictèrent la nature et l’étendue de vos pouvoirs devant les tribunaux, le mode d’y comparaître, les règles des donations et des substitutions. Mais jusque-là tant bien que mal, la femme trouvait moyen d'affirmer son pouvoir quand son plus terrible ennemi surgit sur les ruines de l'ancienne France et sur les fondations de la nouvelle: Napoléon. Conquérant, fondateur d’empire, il voulut être législateur. C’est à son initiative que nous devons la codification définitive des lois françaises sous le nom de Code Napoléon. Si notre code est une arme, il est à la fois un bouclier. Si nous analysons ses grands principes, sans nous attacher à la lettre, nous y découvrons la manifestation de l'équité la plus complète en faveur de la femme, et la raison des restrictions imposées à sa capacité juridique. En effet, arrêtez-vous un instant sur le chemin que vous poursuivez vers l’émancipation absolue et ce n’est que par ce moyen que vous jurerez combien nombreuses et abondantes ont été vos conquêtes! »
Le conférencier étudie les pouvoirs que la loi confère à la femme, suivant le régime qu’elle a choisi lors du mariage. Il tend ensuite à justifier la nécessité de l'autorisation maritale dans les cas de disposition ou d’aliénation.
« Si votre émancipation devant la loi a été lente, elle ne n’est [sic] que mieux assise. Le temps ne respecte rien de ce qu'on fait sans lui. Vous avez progressivement conquis de justes droits matrimoniaux, vous êtes sauvegardées par vos droits civils et vous possédez la quasi-plénitude des droits politiques. Vous avez non seulement voix consultative au Forum de votre pays, mais aussi voix élective. Vous participez aux manifestations politiques de cette province avec une fidélité et une persévérance que l’efficacité de votre effort a récompensé dans les magnifiques triomphes des représentants de votre parti. Et je ne vous rendrais pas un juste témoignage si je n’ajoutais que c’est avec une mesure, une pondération et une dignité qui ont émerveillé ceux qui voulaient vous éloigner du monde politique. Vos réclamations ont été entendues et vous n’êtes plus étrangères dans les domaines de l’activité de l’homme. Vous avez proclamé votre émancipation et celle-ci sera durable si elle est raisonnée et si vous le résumez dans ce principe fondamental : « Egalité avec l’homme, mais égalité dans la différence ». Vos œuvres sont nombreuses, vos organisations sociales et politiques puissantes, votre champ d’action couvre tous les domaines et partout nous rencontrons en vous des collaboratrices ardentes dans la lutte, modestes dans la victoire, stoïques dans la défaite. Si l’on reproche à la femme moderne d’abandonner ou de négliger son foyer, répondez à ces critiques que si l’Etat vous impose des devoirs, la société doit vous reconnaître des droits et privilèges. Dites encore que votre personnalité ne peut pas être engloutie dans les tourments politiques et que vous aurez toujours préféré —suivant le mot de lady Astor—la chambre d’un fils malade à la chambre des députés. Et si par hasard quelques éclaboussures allaient, dans la frénésie des combats, vous atteindre, votre personnalité, vos traditions, les changeront en un parfum généreux et bienfaisant ».
La présidente remercia également le conférencier en émettant le vœu que Me Bernard Bissonnette prenne place un jour dans le grand conseil de la nation.
Elle annonça aussi la démission de la trésorière, Mme J.-A. Lussier, et fit connaître le choix de la nouvelle trésorière en la personne de Mme L. Mercier. Ce choix a été ratifié par toute l’assemblée.
Source : « Egalité avec l’homme, mais égalité dans la différence ». Le Canada, 3 février 1927, p. 8. Article transcrit par Christina Duong. Révision par Claude Bélanger. Des erreurs typographiques mineures ont été corrigées.
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