Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Septembre 2006

Documents de l'histoire du Québec / Quebec History Documents

 

Le scandale du gaz naturel [1958]

Gérard Filion

« L'aboutissement naturel d'un système »

 

Les ministres de M. Duplessis n'ont pas, comme le premier ministre l'a affirmé et comme certaines personnes distrai­tes le croient, acheté des titres de la Cor­poration de gaz naturel dans le cours ordinaire des transactions boursières. Mê­me si cela était, le geste serait dangereux et répréhensible. Mais leur cas est beaucoup plus grave.

C'est au moment même du lancement de la Corporation de gaz naturel que les ministres, à une ou deux exceptions peut-être, ont acheté des titres. Qu'on se réfère à la nouvelle que nous publions en pre­mière page. On trouve dans le livre des obligataires le nom de MM. Onésime Gagnon et Paul Dozois, inscrits le 2 mai 1957, ceux de MM. Johnny Bourque et Jacques Miquelon, le 8 mai ; M. Daniel Johnson, plus expéditif, est déjà inscrit dans les registres le 30 avril. Comme les titres ont été mis sur le marché le 25 avril, le décalage des dates indique, d'après les gens au fait de la question, le temps qu'il faut généralement pour qu'un nouvel actionnaire ou obligataire soit ins­crit chez le fiduciaire.

Mais il y a davantage. L'émission officielle se fit le 25 avril, mais les comman­des affluèrent chez les courtiers bien avant cette date. Dès la fin de mars, le public était alerté et les acheteurs pressaient les courtiers de les faire participer au coup de bourse qui se préparait.

Les mieux informés étaient évidem­ment les ministres, puisqu'ils avaient adopté le 7 mars précédent un arrêté mi­nistériel, portant le No 203, auquel était attaché le projet de contrat entre l'Hy­dro-Québec et la Corporation. Ils étaient donc eux pleinement au courant de ce qui s'en venait et c'est avec leurs informa­tions de ministres de la Couronne qu'ils jugèrent à propos de faire une spécula­tion intéressante.

Quand nous affirmons que les minis­tres se sont vendu à eux-mêmes une mar­chandise appartenant au public, nous n'exagérons rien. Comme membres du cabinet, ils étaient au courant depuis deux ans des tractations entre la province et la Corporation de gaz naturel; d'une façon plus immédiate, ils connaissaient depuis le 7 mars 1957 la teneur des con­trats à intervenir entre les deux parties. Forts de cette connaissance, ils sont parmi les premiers souscripteurs aux titres de la Corporation de gaz naturel. Com­bien en ont-ils acheté ? Nous n'en savons rien. Combien de ministres sont impli­qués dans l'affaire ? Nous en connaissons huit seulement. Mais nous avons des té­moignages sûrs à l'effet qu'au moins une demi-douzaine d'autres en auraient fait autant. Les plus finauds ne s'y sont d'ailleurs pas fait prendre. Ils ont joué sur marge, laissant les titres au nom du courtier ; ils ont empoché un profit de capital, puis se sont retirés sans laisser de traces dans les documents officiels. Au fond, les huit qui sont impliqués dans l'affaire ne sont que des amateurs. Les professionnels ont porté des gants pour éviter de laisser leurs empreintes digitales. Seule une enquête royale ayant autorité pour forcer le courtiers à révéler leurs transactions mesurerait l'ampleur de l'opération de concussion qui s'est faite au printemps 1957.      

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Beaucoup de gens s'interrogent et ne comprennent pas comment des vieux rou­tiers de la politique sont arrivés à se lais­ser prendre aussi stupidement. Il n'y a qu'une explication : pour eux c'était une affaire normale.

La concussion a existé à toutes les épo­ques et sous tous les régimes. Elle est inhérente à la nature humaine. Ce qui lui donne un accent particulier sous le gou­vernement de M. Duplessis, c'est qu'elle est érigée à l'état de système de gouver­nement. Le premier ministre a déjà dé­claré : Quand on a un petit pain on le partage entre ses hommes. Il a déjà dit aux gens de Verchères : Si vous voulez des routes, votez pour l'Union nationale et aux gens de Shawinigan : si vous voulez un pont neuf, vous nous le ferez savoir par la manière dont vous voterez.

Le petit pain de l'Union nationale grossit d'année en année. Il est aujourd'hui de l'ordre d'un demi-milliard, soit le budget annuel de la province. Chaque montant est dépensé en fonction du rendement électoral. Les amis sont bien servis ; les adversaires se serrent la ceinture. Un tel régime de favoritisme et de concussion est appelé à finir dans un immense scandale. C'est ce qui arrive aujourd'hui.

Le peuple sait depuis longtemps que l'administration de l'Union nationale est pourrie, parce que chacun a eu connais­sance dans son milieu propre de petits et de moyens scandales. Cette habitude, je serais tenté d'écrire cet entraînement, rend plausibles les pires monstruosités. LE DEVOIR aurait écrit, il y a dix ans, les mêmes choses qu'il n'aurait pas été cru. Aujourd'hui les gens ont tellement vu de saletés de toutes sortes dans leurs propres milieux qu'il existe dans l'opinion publique un préjugé défavorable aux hommes qui dirigent les destinées du Québec.

M. Duplessis se drape dans son inté­grité et insiste sur le fait que personnel­lement il n'a pas trempé dans l'affaire. Il y a tellement de ses proches à figurer dans la transaction qu'on est fondé à poser au moins quelques interrogations. Mais quoi qu'il en soit, le premier minis­tre garde toute la responsabilité politique du scandale qui vient d'éclater. Il ne peut en renier la paternité parce qu'il a posé lui-même et à plusieurs reprises les prémices des actes dont ses ministres se sont rendus coupables.

Ce n'est pas en expulsant les journa­listes de ses conférences de presse, ni en essayant de faire chanter les journaux par des menaces de poursuites qu'il blan­chira sa réputation. C'est devant le peu­ple de la province qu'il devra s'expliquer; le plus tôt sera le mieux.

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Source: Gérard FILION, « L’aboutissement naturel d’un système », Le Devoir, 28 juin 1958, p. 4.

 
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