Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Novembre 2004

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

Écrits des Jeune-Canada

 

Qui sauvera Québec ?

 

par

André Laurendeau

 

 

Mesdames,

Messieurs,

 

Au sens figuré : nous voici, et au sens propre : nous voici presque assis sur la paille (sourires). Pauvreté matérielle, pauvreté intellectuelle et - pardessus le marché - extrême pauvreté spirituelle...

 

Ce serait désespérant, si c'était fatal.

 

Est-ce fatal ?

 

Non.

 

Nous sommes dans la situation d'un homme qui aurait voulu devenir trois hommes à la fois (rires)  : un homme du Québec, s'appliquant, tant bien que mal, à devenir canadien-français; un homme du Québec, s'appliquant avec fièvre et tremblement â devenir canadien; un homme du Québec, courbé jusques [sic] à terre devant la civilisation étatsunienne et s'appliquant à devenir « Américain ». (Sans oublier l'élan vertueux de certains des nôtres vers une conception impérialiste du patriotisme. Je vous en fais grâce). En fin de compte, cet homme n'aurait réussi qu'à se détruire: il ne serait devenu ni lui-même ni les autres. (Sourires)

 

Si vous le préférez, nous sommes dans la situation d'un homme qui aurait voulu s'asseoir entre trois chaises (rires, puis appl.). Résultat : émotion-choc, chute, dégringolade, avec blessures, contusions et humiliation. (Sourires)

 

Cessons de sourire. On nous accuserait de badiner sur un sujet aussi grave. Mais n'y a-t-il pas des moments où il vaut mieux en rire qu'en pleurer ? Pourvu qu'on ne se réfugie ni dans un optimisme béat, ni dans l'affriolante comédie du défaitisme où "l'on voit les choses en noir autant qu'on peut pour avoir le droit de se croiser les bras". Deux formes de pitrerie morale que nous voulons éviter.

 

Allons au fait.

 

Qui sauvera Québec ? Qui nous donnera de nous-mêmes une conception nette et fournira à nos énergies la vigoureuse orientation sans quoi elles se perdraient ?

 

Peut-être êtes-vous en droit de vous attendre à ce que je déclare, dans un "large" mouvement d'éloquence: ce sauveur du Québec que nous réclamons tous, c'est M. Z..., ami du peuple, « archevin » dévoué du quartier St-Ésiphore... (rires)

 

Non, j'ai beau scruter l'horizon, ce sauveur de la nation, je ne le vois pas. J'aperçois des esprits de grande valeur, dans le domaine de l'histoire, par exemple, de la sociologie ou de l'économie politique. Mais ce maître de haute taille, l'homme qui incarnerait nos aspirations, qui leur donnerait leur expression à la fois héroïque et définitive, je le cherche en vain.

 

Et pourtant nous ne nous sommes pas réunis pour le plaisir de poser une question sans y répondre, et nous ne nous quitterons pas sur une pirouette. (Sourires).

 

La solution du problème s'avère complexe. Pour la trouver, vous me permettrez de décrire un long crochet : nous partirons de plus haut afin de creuser plus profond.

 

État de la question : l'échec actuel s'explique par un phénomène de désertion de soi-même; il est à prévoir que le succès suivra notre accession à notre personnalité propre. Qui nous y fera parvenir ?

 

QUELQUES VÉRITÉS DE SENS COMMUN

 

La première condition du succès, pour un manoeuvre, c'est de posséder de bons muscles. Pour un chanteur, c'est d'avoir de la voix. Pour un trustard, c'est de connaître l'art de jongler avec les chiffres de telle façon que deux plus deux donnent cinq. (Rires)

 

Ce sont là des vérités élémentaires, (sourires) que je ne réédite pas sans un peu de confusion.

 

Il y aurait moyen, avec grand appareil de philosophie et de psychologie expérimentale, de vous prouver cela par un syllogisme en Barbara. L'homme qui veut donner tout son rendement doit se connaître et agir selon ses facultés. Exister, au sens fort du mot, c'est s'épanouir; et l'on ne s'épanouit que selon les lois de son être propre. Je suis né Pierre, Jacques ou François; Pierre, Jacques ou François je resterai. Libre à moi d'utiliser mes facultés pour de bonnes ou pour de mauvaises causes. Libre à moi de combattre mes défauts ou de les nourrir, d'atteindre à l'équilibre de ma personnalité ou d'en rompre l'harmonie par un gaspillage de forces. Mais parmi toutes les façons de me réaliser, une seule est tout à fait la bonne : une seule route mène droit au but. Et cette façon, cette route, elle s'appelle Pierre, Jacques ou François selon le cas; elle s'appelle: moi. J'ai à traverser une rivière qui a nom: la vie. Dieu m'a armé d'une certaine manière pour accomplir ma destinée. Si je saute par-dessus le pont qui relie les deux rives, sous prétexte que ce pont est trop étroit, je tombe dans l'eau et je risque fort d'être emporté par le courant.

 

Ai-je besoin d'ajouter que la liberté humaine reste sauve? Voyez l'architecte devant des matériaux: il bâtira l'édifice comme il l'entendra. N'empêche que son oeuvre sera déterminée, dans une certaine mesure, par la brique, la pierre du le bois qu'on aura mis à sa disposition.

 

En conséquence, être soi-même, parce que c'est la seule façon humaine d'exister: l'être pleinement, parce qu'ainsi, ainsi seulement, notre existence fournira son maximum de rendement.

 

IL EN EST DES NATIONS COMME DES HOMMES

 

Or, mesdames, messieurs, nous ne le redirons jamais assez, il en est des nations comme des hommes. Copier servilement est néfaste aux collectivités aussi bien qu'aux individus.

 

Cela s'explique facilement.

 

Quels facteurs déterminent notre caractère de Canadiens français ? Le territoire, certes, et le climat, et les circonstances. Mais bien plus que cela, des vertus et des défauts communs. Donc, puissance, pour un groupe ethnique, d'être de telle façon, et, comme chez l'homme, puissance limitée.

 

Le déterminisme, l'espèce de fatalité que nous avons très sommairement étudiés chez l'homme lesquels, encore une fois, ne détruisent pas sa liberté nous les retrouvons dans la nation, et plus fortement accentués. Nous y découvrons un même devoir de se réaliser pleinement, et une même sanction: être soi-même, sous peine de n'être pas et, puisque d'après l'axiome, agere sequitur esse, agir selon son tempérament national sous peine d'agir à faux. (Être nationaliste, vous le voyez, c'est se montrer joliment pratique).

 

Mon ami Belzile vous a prouvé que nous n'avons pas agi suivant les données de notre caractère spécifique. Les faits témoignent que cela nous mène rapidement à la banqueroute. C'est une excellente contre-démonstration.

 

Nous n'avons pas posé d'actes résolument, franchement, et surtout persévéramment nationaux. Aussi, nos oeuvres ont tourné contre nous.

 

LA NATION ET L'ÉTAT

 

Pareille incohérence dans les agites souligne l'incohérence de la pensée. Si nous n'avons pas agi comme il le fallait, c'est sans doute que nous ignorions comment il fallait agir.

 

Comment parvenir à cette connaissance de nous-mêmes ? Et d'abord, une nation peut-elle se connaître ?

 

Assurément. Mais une distinction s'impose.

 

Le fait Nation, plus réel, plus substantiel, et qui   pousse ses racines plus avant dans l'âme et dans le coeur des hommes que le fait État, s 'exprime cepen­dant d'une façon moins nette, moins précise.

 

L'État possède l'autorité. L'État s'exprime par sa constitution. II légifère, il juge, il punit.

 

La nation parle par ses intellectuels, par ses artistes; elle se déterminé aussi par sa structure économique et sociale, par ses coutumes, par ses traditions. Quand elle arrive au complet épanouissement d'elle-même, elle conquiert son autonomie. L'État devient alors son expression stylisée, artificielle par certains côtés, mais reflétant dans l'ensemble une mentalité suffisamment définie.

 

La nation canadienne-française, si elle y aspire, n'est pas arrivée à cette étape de nation adulte. Elle partage, avec la nation canadienne-anglaise, la souveraineté politique. Elle n'est -en théorie- qu'à moitié maîtresse de ses destinées; en fait, elle ne l'est pas.

 

Et nous nous trouvons en face de l'antinomie apparemment irréductible d'un État qui ne remplit point son devoir, puisque son appareil de loi, au lieu de favoriser tous ses ressortissants, en gêne un bon tiers et grignote quotidiennement ses libertés. En deux mots, l'antinomie d'un tout qui ne subsiste que par l'écrasement systématique de l'une de ses parties.

 

Notre rôle n'étant pas de nous indigner, mais de constater, nous passons.

 

Pour le moment, l'État fonctionne contre nous. En démocratie, puisque nous sommes une minorité, c'est normal.

 

Mais il nous reste l'essentiel de ce qui constitue une nation et nous pouvons l'utiliser pour faire oeuvre de vie. Nous sommes les maîtres de notre pensée" de notre art. Par Québec, il nous est loisible d'influencer la vie économique et sociale de la collectivité. Nous pouvons nous définir et faire en sorte que la majeure partie des actes dont notre vie est tissée réponde à cette définition.

 

Car à Québec, j'entends au provincial, la loi de la majorité joue cette fois en notre faveur. On s'en douterait peu (sourires) à juger d'après ses fruits. Ce n'est pas tout de disputer à l'ogre fédéral des bribes de liberté, d'exiger la décentralisation. L'essentiel est d'utiliser le tout à notre avantage. C'est ce qu'on n'a point fait.

 

UNE OBJECTION

 

 

Une voix aigre me reprend. « Eh quoi! c'est ce que Québec n'a point fait » !

 

-Tiens ! qu'est-ce qu'il veut, celui-là ?

 

La voix continue :

 

« Vous avez parlé de pont, tantôt. Vous avez parlé de pont nécessaire, de pont sauveur. Allez-vous nous reprocher de n'avoir rien fait ? Que dites-vous de tous ces ponts ? » ( Sourires )

 

- Monsieur l'entrepreneur, répliquons-nous, vous n'avez pas le sens des nuances; (sourires) vous nous interrompez trop tôt. Nous disons: utiliser les libertés de telle sorte qu'on agisse selon les lois de son être propre. Non pas agir à tort et à travers.

 

Vos ponts expriment, non la personnalité canadienne-française, mais l'adresse louche du politicien canadien-français. Vos ponts sont dignes d'exalter le lyrisme du politicien. « O ponts, peut-il s'écrier, ô jonction de l'électeur et du fonds électoral, ( sourires, puis appl. prolongés ) toi qui mènes en douceur de l'un à l'autre; (rires) toi qui satisfais tout le monde: et le peuple qui reçoit, et moi, le politicien qui donne et, par-dessus tout, la compagnie qui fabrique et qui empoche" ( sourires ). Il y aurait un poème â écrire là-dessus. (sourires) On pourrait appeler cela le pont aux ânes ( sourires ) ou mieux l'âne aux ponts. (Rires, puis appl.) Je cède mon idée à Jean Narrache.

 

Il reste que ni par des conceptions, ni par des installations, ni par des inaugurations de ponts, nous ne trouverons notre voie. Tous nos ponts ne nous feront pas avancer d'un pas vers l'achèvement de nous-mêmes.

 

COMMENT ACCÉDER A UNE DÉFINITION DE NOUS-MÊMES

 

Comment accéder à cette conquête de nous-mêmes, à une définition à la fois large et précise de la personnalité canadienne-française ?

 

La formule est simple; elle court les rues. Tous les discours patriotards la reproduisent. Mais rares se découvrent ceux qui la mettent en pratique, et plus rares ceux qui tentent de la creuser.

 

Catholiques et canadiens français, voilà ce que nous sommes.

 

Par le catholicisme, nous entrons de plain-pied à la fois dans la vérité de cet individu particulier, le Canadien français, et dans la vérité de l'homme, ordonné tout entier vers Dieu.

 

Parle génie français, nous participons à l'héritage le plus pur et le plus riche des civilisations vivantes, nous nous abreuvons à la source de l'humanisme le plus authentique.

 

Mais nous sommes autre chose que des Français catholiques. Moulin à vent que cette comédie officielle du canadianisme tout court. Mais boulet de forçat que cet idéal artificiel de colonialisme français. On n'efface pas d'un trait de plume des réalités vivantes. Ce mot rie canadien, (inséparable, du reste, du mot français) que trois siècles nous ont buriné dans le coeur, est lourd de substance inexprimée.

 

Je me refuse à croire que nous ayons vécu trois siècles en vain. Un effort persistant de vie intérieure nous révélerait notre trésor.

 

Effort de réflexion, qui porterait d'abord sur le passé; l'histoire nous livrerait le premier mot de l'énigme. M. l'abbé Lionel Groulx (appl. prolongés) a commencé de faire la philosophie de notre histoire. C'était le plus pressé et l'essentiel. Reste celle des institutions sociales, reste la psychologie de l'histoire, où les faits éclatants s'estomperaient, où l'on verrait naître, se développer, s'épanouir une nouvelle figure d'homme, où un type fortement caractérisé apparaîtrait enfin au grand jour. M. l'abbé Groulx, qui procède par amples synthèses, ri a point ignoré ces aspects multiples de notre passé. I1 ne saurait s'attarder aux considérations de détail, si importants que soient les détails. Il nous manque une monographie. Mes amis Filion et Manseau en tentaient l'ébauche dans notre brochure de l'an dernier, « Sur les pas de Cartier ». Je souhaite qu'ils aient des imitateurs et qu'eux-mêmes approfondissent ce qu'ils n'ont pu qu'esquisser.

 

Effort de réflexion sur l'homme présent, sur l'homme concret de 1934, avec ses aspirations, ses richesses, ses faiblesses, les conditions su milieu desquelles il vit.

 

Chacun de nous doit, dans la sphère de son activité, clarifier ses tendances obscures, justifier ses sentiments, appuyer ses réclamations sur des raisons vécues, ce qui revient à dire des raisons qui sont des raisons de vivre.

 

Mesdames, messieurs, si je m'interromps brusquement pour vous poser la question initiale, celle qui nous a réunis ce soir dans une même inquiétude et dans un même amour: "Qui sauvera Québec ?", la réponse se détache en lumière crue des paroles qui précèdent: chacun de nous. C'est au coeur de chacun d'entre nous que Québec sera sauvé. ( Appl .) C'est au plus intime de nos consciences individuelles que s'esquisseront les actes sauveurs, les actes conqué­rants. Si chacun de nous s'en retourne chez lui, ce soir, avec une appréhension plus aiguë de sa respon­sabilité personnelle, avec un sens plus profond du rôle qu'il doit jouer, de la répercussion réelle et dura­ble qu'a chacun de ses actes sur la vie de la nation, nous n'aurons pas perdu notre temps. (Appl .)

 

Cependant, nous ambitionnons davantage. Ce que la jeunesse réclame, ce n'est plus un réveil individuel, c'est le sursaut de tout un peuple. Ce n'est plus la maigre fusillade d'un peloton de francs-tireurs mais un "Debout tout le monde!" qui trouve son écho dans tous les coeurs. Ce n'est plus le spasme d'un malade qui secoue passagèrement une léthargie séculaire, mais "le désir violent et chronique", la passion d'une collectivité qui retrouve enfin son équilibre, qui sait ce qu'elle veut et qui entend le vouloir jusqu'au bout! (Appl. )

 

Comment arriver à pareil résultat ? Où sont les leviers de commande ? Qui saura mettre en action toutes les volontés, au service d'un même idéal ?

 

Mesdames, messieurs, il n'y a point à faire de choix; un seul moyen s'offre à nous: L'ÉDUCATION. (Longs appl.)

 

Qui sauvera Québec ? Ou mieux encore, qui fera de Québec une puissance conquérante ? Les éducateurs.

 

Tous les éducateurs: depuis ceux de la petite école jusqu'à ceux de l'université; ceux des cours commerciaux, ceux des cours classiques, comme ceux des couvents et des académies.

 

Eux, eux seuls, donneront à la nation une conception suffisamment nette, riche et forte de son idéal.

 

Pourquoi eux plutôt que d'autres ? Parce qu'eux seuls peuvent effectuer un mouvement d'ensemble; parce qu'eux seuls constituent une armée disciplinée, et, en général, bien intentionnée.

 

Leur puissance est unique. Ils agissent sur l'homme au moment où celui-ci est le plus influençable. Ils peuvent transformer aisément des coeurs jeunes et malléables et rectifier des intelligences vierges. Pour vaincre le destin, pour rompre le réseau des influences pernicieuses qui nous enveloppent, eux seuls disposent de l'arme efficace.

 

Comment parviendront-ils à des résultats durables ?

 

Avant de répondre à cette question, permettez que nous fassions un acte d'humilité. Nous ne sommes point des pédagogues et nous ne voulons pas qu'on nous taxe d'arrogance ou de pédantisme. On pourrait même se demander comment il se fait que des jeunes gens, dont l'éducation est à peine terminée, se mêlent de conseiller les éducateurs. Ce serait mal nous comprendre.

 

Nous nous permettons de donner notre avis. Car toute génération nouvelle, lancée dans la vie, réagit d'une manière qui lui appartient en propre. Elle discerne mieux que quiconque ses propres déficiences. Elle découvre elle-même, et 'douloureusement, les défauts de la cuirasse dont on l'a revêtue. Ayant le regard plus neuf, n'étant liée par aucune considération d'intérêt ou de respectabilité, elle dit franchement les périls qu'elle entrevoit. Aucune amertume, aucune acrimonie dans ses constatations. Aucune aigreur, non plus, qui l'aveugle sur ses propres lumières. Rien qu'une sincérité de bon aloi dont elle ne peut retenir le cri.

 

Cette objection écartée, nous affirmons que les éducateurs feront oeuvre stable s'ils ont bien ancrée dans le cerveau cette vérité de sens commun qu'ils ont à former, non des habitants de la lune ou de Tombouctou (sourires) mais des habitants du Québec, des Canadiens français (appl.); en un mot, s'ils font de l'éducation nationale. (Longs appl.)

 

L'ÉDUCATION NATIONALE

 

Les premiers, ils fourniront ce travail de réflexion sur le passé et le présent du Canada français. Ainsi, ils connaîtront les innéités du jeune être qu'ils ont tâche de former, et c'est dans le sens de son tempérament national qu'ils l'éduqueront. Cette connaissance les guidera dans le choix et la disposition des matières scolaires. Des réformes sont urgentes. Je laisse aux techniciens le soin de les discuter, car je me reconnais dépourvu de la compétence nécessaire dans ce domaine. (Certaines vérités crèvent pourtant les yeux. M. le chanoine Chartier nous faisait bien rire lorsqu'il nous apprenait qu'un peu avant 1900 on enseignait l'histoire du Canada aux petits Canadiens français dans un manuel anglais et protestant. Nos descendants ne trouveront pas moins stupide et suicidaire la méthode qui consiste à enseigner les mathématiques en langue anglaise à de jeunes Canadiens français de douze ans !) (Appl. nourris)

 

Nos maîtres feront plus. Ils ouvriront les yeux de leurs élèves sur la situation exceptionnelle de notre petit peuple, situation qui exige de chacun de nous presque un héroïsme quotidien. L'achat chez nous, cela s'apprend et devrait s'apprendre à l'école : éducation nationale (appl.) . Le devoir civique, cela s'apprend : éducation nationale. Le respect du français, cela s'apprend. Un idéal national, cela se définit : suprême achèvement de l'éducation nationale.

 

Les éducateurs combattront nos vices de caractère. Ils fouailleront notre peu de fierté, notre peur de l'effort. Je causais l'autre jour avec un industriel canadien-français. Il soulignait notre manque de ponctualité. "C'est, au fond, ajoutait-il, un défaut de discipline, de précision. La culture physique, envisagée d'un point de vue spécial, tremperait nos corps et, par ressaut, nos âmes. Ce qu'il faudrait, c'est un entraînement martial, presque un entraînement militaire".

 

Enfin, nos maîtres prononceront, à l'occasion, de ces humbles phrases, ils accompliront de ces actes obscurs et émus qui gravent fortement certaines vérités et engendrent à la longue des convictions solides. Par-dessus tout, ils éprouveront eux-mêmes l'amour qui inspire l'amour.

 

Tout cela, vous le constatez, vise à l'esprit, non à la lettre. Nous voulons une réforme de l'âme bien plus que des corrections de philologue. Ainsi, les réformes d'éducation nationale accomplies par un préfet de collège de ma connaissance feront plus pour la restauration intellectuelle et morale de la patrie que les savantes coasseries d'un quelconque maître Diafoirus de la grammaire, appliqué à lorgner des vétilles. (Rires, puis appl .)

 

Un BLÂME ?

 

Oeuvre de longue haleine, me direz-vous. Soit. Aussi, oeuvre durable, et la seule mesure de salut qui nous soit offerte.

 

Cette nécessité de réforme inclut-elle un blâme à l'égard de nos éducateurs ?

 

Non. Seulement, les méthodes qui convenaient en temps de paix ne conviennent plus en état de guerre.

 

Elle indique toutefois que les réformes sont urgentes. Les faits prouvent que le sens national existe à peine chez nous. A nous de l'instaurer. A nous d'intensifier l'éducation nationale.

 

Mais de grâce, glus de révolution de bile! S'il faut condamner quelqu'un, réservons nos foudres pour les politiciens qui ont amoindri autant qu'ils ont pu tout es nos ambitions. Attaquons-nous aux vrais coupables, non aux victimes. De plus, que nos attaques ne nous détournent pas nous-mêmes de l'essentiel. Ne nous attardons bas au négatif, quand le (positif réclame la majeure partie de nos énergies.

 

CONCLUSION

 

L'orateur suivant dégagera les leçons pratiques des principes que nous venons de poser. Voici le moment de conclure.

 

Sitôt que cette réunion fut annoncée, M. Armand Lavergne nous écrivait: « ...Ce n'est pas Québec seulement qu'il faut sauver, mais tout le Canada (français).  » II poursuivait : « Chaque motte de ce pays est à nous et doit nous être chère : c'est dans l'Ontario que Brébeuf et Lallemant ont versé leur sang de martyrs, presque dans l'Ontario que Dollard a sauvé la patrie, sur les bords du lac Michigan que dort le père Marquette; et que d'autres, que d'autres ! Partout, dans les autres provinces, il y a encore des héros de notre race qui luttent et qui souffrent... »

 

M. Lavergne a raison.

 

J'en sais qui vivent dans l'Ouest et qui sont plus Canadiens français que nous. J'ai vu des Acadiens plus attachés à leurs morts que nous ne le sommes aux nôtres, et prêts à soutenir, dans les hasards de la vie, des luttes au milieu desquelles nous succomberions.   Aux États-Unis, un journaliste franco-américain (de fortune très moyenne) rédige un hebdomadaire, et non seulement il ne se paie aucun salaire, mais il couvre lui-même les déficits. Dans l'Ontario se dépensent, se battent, existent des êtres de notre sang auprès desquels nous prenons figure de fantoches.

 

Mais je vous le demande, mesdames et messieurs, est-il logique que les exemples nous viennent toujours d'ailleurs, que ce soit toujours au delà des frontières que se forgent les âmes viriles ? Est-ce aux avant-postes à fournir des renforts ? Sont-ce les sentinelles qui gagnent les batailles ? Et faudrait-il croire qu'en plein pays français toute semence d'héroisme devient inféconde ?

 

Oui, c'est tout le Canada français qu'il faut sauver.

 

Mais c'est au pays de Québec que se jouera l'enjeu; et DE L'ÉDUCATION QUE RECEVRA LA GÉNÉRATION PROCHAINE DÉPEND NOTRE SORT.

 

L'éducation nationale, c'est le moyen. Quel est le but ultime, dans l'ordre naturel, que nos éducateurs devront fixer ? C'est une patrie plus belle, plus forte, plus aimée, qui soutienne vraiment chacun de nous et qui élève chacune de nos âmes.

 

Quand il s'agit d'elle, arrière les conceptions mesquines! Cessons de regarder l'avenir "par un trou de serrure". Plus de timidité, plus de myopie: élargissons notre champ de conquête.

 

Et la patrie, pour nous, mesdames et messieurs, c'est le Québec.

 

Ah! ce n'est point une chimère que cette collaboration intime avec les morts, avec les vaillants et les preux qui, eux, savaient dilater leurs frontières et qui auraient étouffé dans les limites étroites où nous bornons notre idéal. Ce n'est point une chimère que cette vieille terre du Québec, humanisée par eux, qui garde l'empreinte de leur passage, qui perpétue leurs traditions et qui nous laisse entrevoir, quand nous y regardons bien, le rêve apostolique de nos aïeux et le mysticisme dont leurs âmes brûlaient.

 

Ce n'est point une chimère, non plus, que cette collaboration fraternelle entre vivants de même sang, de même esprit, de même coeur, et qui nous rendrait ce que nous avons perdu et qui nous ferait éprouver une fois de plus, mais dans la réalité, mais collectivement, qu'une mission exceptionnelle nous invite, nous appelle.

 

Il y a des jours où on la sent palpiter en nous, la patrie!

 

Par un matin de clair soleil, quand les soldats défilent, que le tambour rythme leur marche et que le clairon sonne, quand on se hâte pour les suivre, qu'on devient allègre, que, pour un moment, toutes les douleurs et toutes les fatigues sont oubliées, alors, on est parcouru d'un grand frisson; je ne sais quoi flotte dans l'air, vous entoure, vous enveloppe, vous emporte; je ne sais quel élan vous ravit hors de vous-même; alors, on marche plus vite, plus vite encore, on se sourit les uns aux autres, on se sent une âme de gamin -- on se sent une âme de héros ! C'est le souffle de la patrie qui vous soulève. (Appl. prolongés)

 

Imagination, répliquez-vous. L'armée qui défile, elle ne nous appartient pas; ce n'est pas l'armée canadienne-française; c'est l'armée britannique. Des commandements retentissent: les chefs hurlent de l'anglais. Regardez, regardez : les uniformes sont kakis.

 

N'importe! Nous avons bien le droit de voir plus loin qu'aujourd'hui, d'imaginer ce que sera l'avenir; et si nos rêves sont de réalisation lointaine, nous savons de science certaine qu'ils ne sont pas chimériques.

 

D'autres jours viendront! Notre mission nous appelle,, elle ne cessera de nous appeler que lorsque nous nous en serons rendus trop indignes. D'autres jours viendront, que ni vous, ni moi, ni les autres, ne saurions empêcher de luire: une nation, même qui se défend mal, c'est dur â mourir; et une nation qui veut vivre, c'est dur à tuer. (Longs appl.) D'autres jours viendront, parce que les coeurs de nos fils, nos éducateurs les feront plus forts, plus nobles, et que le sacrifice ne leur fera pas peur.

 

Et alors, par de clairs matins de soleil, les troupes défileront encore. Mais les uniformes ne seront plus kakis. (Appl. prolongés)

 

Retour à la page sur les Jeune-Canada

Source : André Laurendeau, « Qui sauvera Québec ? », dans Les Cahiers des Jeune-Canada , No. 3, Qui sauvera Québec ? Montréal, l'Imprimerie populaire, 1935, 84p., pp. 51-69.

 

 

 

 

 
© 2004 Claude Bélanger, Marianopolis College