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Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents
Lettre de Louis-Hippolyte La Fontaine à Sir John Colborne[1838]
Prison de Montréal, 3 décembre 1838.
À Son excellence sir John Colborne, Administrateur du Gouvernement du Bas-Canada.
Général,
Dans des siècles où le droit, la justice étaient des mots pour ainsi dire inconnus aux peuples, la tyrannie quelquefois avait au moins des bornes. Ici, au contraire, elle semble devoir durer aussi longtemps que la malice, la haine, la vengeance existeront dans le coeur de l'homme. Voilà, demain, un mois que j'ai été, sous votre administration et par vos employés, traîné de force dans cette prison, avec plusieurs de mes concitoyens que vous savez être également innocents. Nous sommes détenus au secret, sans avoir la liberté de communiquer avec nos familles, ni avec qui que ce soit.
Sous un gouvernement si vanté, la plupart d'entre nous ont été emprisonnés comme des animaux errants dans les rues. C'est le résultat de la carte blanche donnée au premier venu, d'arrêter qui bon lui semblait. L'immoralité qui caractérise cette violation de tout ce qu'il y a de plus sacré : la liberté personnelle des citoyens n'était comptée pour rien par les subalternes du pouvoir, voire même s'ils n'y trouvaient pas un sujet de satisfaction.
Arrêté illégalement le 4 novembre, je suis détenu dans cette prison plus illégalement encore. Par respect pour votre situation, je dois supposer qu'il existe contre moi quelque accusation, peut-être formulée après coup : n'importe, l'accusation de haute trahison est à l'ordre du jour. Ce sera sans doute celle-là. Eh ! bien, je demande solennellement à Votre Excellence mon procès devant les tribunaux légaux et constitutionnels de mon pays. Je le demande comme un droit, car je crois qu'il en existe encore dans les lois écrites. Si je pouvais m'abaisser jusqu'à demander une faveur, encore comme telle, je solliciterais mon procès. Un gouvernement qui a tant de moyens à sa disposition, ne doit pas hésiter à justifier l'oppression dont ses employés prennent plaisir à accabler un simple individu, seul, isolé, sans force, si ce n'est celle de sa pensée et de sa conscience que, Dieu merci, le pouvoir ne réussira jamais à enchaîner, quoique la force physique puisse tenir son corps renfermé sous des verroux.
Ce n'était pas assez pour assouvir la haine et la vengeance qui ont dicté mon arrestation, de m'emprisonner moi seul ; il fallait encore pour mieux parvenir au but proposé : celui de ma ruine et celle de ma famille, emprisonner mon parent et associé dans l'exercice de ma profession d'avocat, seule ressource de notre existence. Il fallait par là ruiner une nombreuse clientèle qui porte ombrage. S'il en faut une preuve entre mille autres, on la trouve dans le fait que de tous les avocats en société au Barreau de Montréal, nous sommes les deux seuls associés qui soyons tous deux incarcérés. Ce n'était pas encore assez, il fallait, au risque même de s'exposer à violer votre parole, donner par écrit à la population du Nord du district, ordre d'arrêter le Dr Berthelot de la Rivière du Chêne, dont le seul crime est d'être médecin, et surtout d'être mon beau-père. C'est ce qui lui a servi de passeport peur venir habiter nos cachots. Il ne me reste plus qu'un seul membre de ma famille en liberté. Elle trouve peut-être momentanément une protection dans son sexe.
Si Votre Excellence me refuse mon procès ou ma liberté, et persiste à autoriser la continuation de notre emprisonnement, à vous, Sir, je serai forcé d'attribuer la ruine totale qui me menace, moi et ma famille, la tyrannie pratiquée envers ma personne, et la privation de ma liberté, qui m'est encore plus chère. Cette liberté, je ne veux pas l'obtenir sans solliciter mon procès. La force m'a traîné dans ce lieu, mais que peut-elle, d'une manière durable, contre la force morale de l'innocence en présence de ce tribunal qui fait, tôt ou tard, une égale justice et des gouvernants et des gouvernés !
J'ai l'honneur d'être de Votre Excellence le très humble serviteur,
(signé) L.H. LA FONTAINE.
Source: «Lettre de Louis-Hippolyte Lafontaine à Sir John Colborne (3 décembre 1838)», dans Alfred D. DECELLES, Lafontaine et son temps, Montréal, Librairie Beauchemin, 1907, 208p., pp. 197-199.
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Claude Bélanger, Marianopolis College |