Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Août 2007

Études de l’histoire du Québec / Quebec History Studies

 

Yves BÉGIN, Raison et sentiment : nationalisme et antinationalisme dans le Québec des années 1935-1939, Mémoire de maîtrise, département d'histoire, Université de Montréal, 2001.

 

CHAPITRE IV

LE NATIONALISME DE LOUIS LACHANCE :

UN POINT DE CONVERGENCE?

À regarder les titres des ouvrages de Lachance parus au fil des décennies, un constat s’impose : le nationalisme est loin de constituer son seul champ d’intérêt. Ses travaux de philosophie sont surtout orientés vers l’étude de la pensée thomiste ainsi que d’autres sujets plus spécifiques, notamment la logique, le langage et le droit (1). Néanmoins, le nationalisme l’intéresse assez pour qu’il publie en 1936 un ouvrage sur le sujet pour lequel Groulx et Harvey, on le verra, ont eu des commentaires élogieux : Nationalisme et religion. C’est à l’analyse de cet ouvrage que sera consacré ce chapitre.

Chez Lachance, et à l’instar de Groulx, l’impact de l’Affaire de L’Action française est patent, et il y fait référence à quelques reprises. Soucieux de garder ses compatriotes canadiens-français à l’abri d’une condamnation épiscopale, il tente de découvrir une formule qui consacrerait la légitimité du nationalisme aux yeux de l’Église. Plus concrètement, son objectif est de vérifier, à la lumière des principes du thomisme, si le nationalisme «comporte quelque incompatibilité» avec la religion catholique (2). Sa conclusion est que le nationalisme n’est pas incompatible avec la religion catholique et que même cette dernière lui est indispensable pour conserver sa légitimité.

Sa réflexion, Lachance désire tout particulièrement l’offrir à la jeunesse. La jeunesse, on l’aura peut-être remarqué, est au coeur des préoccupations des trois intellectuels. Lachance constate que les jeunes sont particulièrement désemparés au cours de ces années difficiles où diverses idéologies se bousculent et courtisent les insatisfaits. Il semble aussi inquiété par l’efficacité de la critique antinationaliste portant sur l’incompatibilité entre le nationalisme et la religion catholique : «On a même, dit-il, agité devant l’intelligence désarmée des jeunes le spectre de l’anathème : ce qui n’a pas été de nature à les rassurer. Nous croyons donc qu’il y a, à l’heure actuelle, pour tous ceux qui sont commis à la direction des âmes, un devoir impérieux, imminent, d’étudier ce problème à l’aide des principes de la raison et de la foi (3).» Nationalisme et religion ne porte pas spécifiquement sur le nationalisme canadien-français. Les principes contenus dans cet essai, annonce Lachance, ont une «valeur universelle». Mais il ne cache pas son intérêt pour le cas canadien-français. De façon générale, les nationalistes d’ici n’auraient rien de grave à se reprocher, mais ne seraient pas non plus sans faute. Il laisse ainsi entendre qu’on ne peut donner a priori l’absolution au nationalisme canadien-français : «Pour ce qui est du nationalisme canadien-français, dit-il, il n’a pas encore remué mer et monde; il n’est qu’à l’état embryonnaire, [mais] nous concéderions volontiers que, bien qu’encore dans ses langes, il n’est pas immunisé contre tout défaut (4).» Un de ces défauts serait de pratiquer un nationalisme essentiellement sentimental:

On ne saurait trouver chez-nous, dit-il, une opinion condamnable et une conduite erronée en matière de nationalisme. Nos doctrines, lorsqu’elles ont existé, ont toujours été de la plus stricte orthodoxie. Tout ce qu’on pourrait nous reprocher, c’est de n’en avoir pas assez, c’est de ne pas nous soucier d’étayer notre action de principes, de ne pas suffisamment pratiquer l’éclairage de nos sentiments, de nos réclamations et de notre conduite (5).

 

Lachance semble donc ouvrir la porte à une certaine critique. Mais d’un autre côté, il n’entend pas accepter les critiques de ceux qui confondent le nom et la chose. Ce n’est pas parce qu’on appelle nationalisme les doctrines qui sévissent en Europe et qui ont été condamnées par le Pape, dit-il, qu’on doit condamner pour autant le nationalisme canadien-français : «Grouper ensemble et assimiler en tout point des réalités presque équivoques et parfois totalement disparates, sous prétexte qu’on les a arbitrairement coiffées du même nom, les envelopper des mêmes suspicions, du même discrédit, des mêmes condamnations, est faire preuve, dit-il, de mauvaise foi ou de stupidité consommée (6).» Constatant que le nationalisme canadien-français n’est pas nécessairement sans reproche, voici donc ce qu’il propose à ses compatriotes : «Observons notre situation à nous et raisonnons sur les données de fait en nous éclairant d’eux; confrontons notre conduite à la règle, et s’il y a accord, marchons en toute assurance, s’il y a désaccord, corrigeons-nous (7).»

Nationalisme et religion est un essai qui mériterait une analyse beaucoup plus détaillée que ce que nous pouvons nous permettre de faire ici. Pour des raisons pratiques évidentes, nous nous limitons donc à exposer la synthèse des principales idées-forces contenues dans ce livre. Nous aborderons cinq thèmes essentiels : premièrement, l’idée selon laquelle l’esprit domine la matière et que le nationalisme est à la base un sentiment, mais qui doit être capté par la raison; deuxièmement, que le racisme est une doctrine condamnable parce qu’il donne trop d’importance à la matière face à l’esprit; troisièmement, que la diversité des nations est nécessaire, mais qu’elles ne doivent pas se replier sur elles-mêmes; quatrièmement, que même s’ils sont liés, le politique et le national doivent êtres distingués pour éviter les dangereuses confusions et enfin, cinquièmement, que la foi catholique n’est pas incompatible avec le national, lui étant au contraire nécessaire. Après cette synthèse de la pensée de Lachance, nous constaterons qu’elle peut constituer un terrain d’entente, un point de convergence entre la pensée de Groulx et celle d’Harvey, malgré tout ce qui peut les opposer par ailleurs.

1. LES IDÉES-FORCES DE NATIONALISME ET RELIGION

a) Le nationalisme comme sentiment candidat à la rationalisation

S’il y a un fait de base à considérer dans l’étude de la pensée de Lachance, c’est la prédominance de l’esprit sur le corps, sur la matière. Toutefois, évaluant la force de l’un et de l’autre, il constate et concède en même temps que celle de la matière est telle que l’esprit ne peut espérer la réprimer entièrement. L’esprit doit donc en faire son parti et tenter de la canaliser en la soumettant à sa volonté. Cette affirmation de «la suprématie de l’intelligence et de la foi» est fondamentale, car elle commande toute la position de Lachance au sujet du nationalisme. C’est qu’à l’origine du nationalisme se trouve un sentiment, le «sentiment  national». Aussi, dans l’esprit du philosophe, ce sentiment est un sentiment naturel (8). Étant naturel, ajoute-t-il aussitôt, sa légitimité est incontestable : «On n’anathématise pas la nature, dit-il, mais on la sauve (9).»

Lachance remarque que ce qui lie concrètement les individus entre eux et donne naissance à la nation, c’est surtout un «agrément de vivre ensemble», lui-même fondé sur des affinités de tempérament (10). Ce qui forme la nation, dit-il, ce qui en est l’essence, ce sont surtout les attaches sentimentales (11). Mais en définitive, sur quoi ces attaches sentimentales se fondent-elles? Quelles en sont les causes réalisatrices? Aux yeux de Lachance, le sentiment national est d’abord un instinct qui «s’enracine dans la chair et le sang (12)». L’apparition du sentiment national est en partie l’effet d’une hérédité commune, les caractères communs devenant à son avis comme le «support physiologique du sentiment national (13).» Mais il ne peut y avoir que cela : l’affirmer serait évidemment donner trop d’importance à la matière. D’ailleurs, si Lachance avait trop insisté sur l’influence de l’hérédité dans la formation du sentiment national, il n’aurait pu affirmer comme il le fait qu’il «n’est pas rare [...] que des individus de race étrangère [soient] parfaitement assimilés par la nation qui les accueille et deviennent de fervents nationaux (14).» Il y a donc d’autres facteurs, plus significatifs, à considérer. Lachance en identifie trois : le facteur social, le facteur religieux et la langue. Disons quelques mots des trois.

Par facteur social, Lachance entend les traditions, les moeurs collectives et les institutions (familiales, politiques, économiques, etc.). «Par la contrainte qu’elles exercent sur les nationaux, dit-il, elles engendrent des types communs de conduite qui laissent des traces dans leurs forces motrices et qui finissent par les modifier (15).» Par facteur religieux, il veut signifier que la religion, «par ses dogmes, sa morale, ses institutions, ses rites, [...] impose une forme à la pensée, au sentiment et à l’activité des nationaux (16).» Enfin, il considère la langue comme le facteur principal, puisqu’elle englobe tous les autres, «leur servant constamment de véhicule (17)». Il y aurait long à dire sur ce sujet que Lachance étudiera en profondeur quelques années plus tard (18), mais nous devons nous contenter ici de l’essentiel, à savoir qu’il  considère la langue comme «une fabricatrice à nulle autre pareille de mentalité commune. [...] Elle uniformise, ajoute-t-il, l’âme nationale (19)». Il y a donc pour Lachance des facteurs autres que strictement physiologiques et héréditaires dans la formation du sentiment national.

Le sentiment national, dans son esprit, constitue concrètement une prise de conscience de cette individualité propre au groupe et d’une solidarité profonde entre les membres de ce groupe. De cette prise de conscience jaillit un instinct de conservation, qui s’exprime généralement en vouloir-vire collectif (20); et surtout en piété (reconnaissance, attachement respectueux) pour les causes de cette existence : Dieu, comme cause première, et les ancêtres comme causes secondes. De l’avis de Lachance, rien de bien dangereux dans tout cela. Mais il est vrai, constate-t-il, que le sentiment national, de par son origine partiellement physique, est un sentiment puissant : «il n’y a donc pas à s’étonner, dit-il, de ce que les premières manifestation [du sentiment national] prennent la tournure d’un assaut de tempérament. Le sang bouillonne sans cesse en nous et il influe constamment sur nos états psychiques (21).» Le nationalisme actuel, dit-il (sans toutefois préciser s’il s’agit du nationalisme en Europe ou du nationalisme canadien-français), est justement caractérisé par l’élément passionnel (22). Pourtant, cela ne le condamne pas automatiquement aux yeux de Lachance. Selon lui, en effet, les passions sont des «forces neutres», c’est-à-dire surtout qu’elles ne sont pas nécessairement mauvaises. Neutres, elles peuvent être utilisées à bon ou à mauvais escient, et c’est là qu’intervient la nécessité de la suprématie de l’esprit sur le corps : «Il y a non seulement obligation et possibilité de maîtriser les passions, mais il y a grand avantage, dit-il, car une fois domestiquées, elles deviennent des énergies de haute valeur (23).»

C’est d’ailleurs sur cette base que Lachance établit la différence entre nationalisme et patriotisme. À son avis, «le patriotisme est la forme épurée et ennoblie du nationalisme. [...] [Le premier, dit-il, est caractérisé] par l’emprise de l’élément humain, de l’élément rationnel. [Le second] par la prédominance de l’élément sentimental et passionnel (24)». Si donc le nationalisme est d’abord un sentiment puissant, mais «indifférent à être justifié ou orienté par telle ou telle philosophie (25)», quelle «philosophie» doit-elle en assurer le contrôle? Bien sûr, Lachance répond la religion catholique. Mais avant d’en préciser les modalités, il explore une autre possibilité, par ailleurs aussitôt condamnée : le racisme.

b) Le racisme, une doctrine condamnable

L’exemple du nationalisme tel que le pratiquait l’Allemagne hitlérienne a provoqué bien des équivoques au sujet du nationalisme canadien-français, et ce jusqu’à nos jours. Pourtant, avant même le début de la guerre et avant les premières constatations des crimes horribles commis par les régimes hitlérien et mussolinien, Lachance condamne cette forme de nationalisme.

Bien sûr, nous avons déjà constaté l’importance du complexe physiologique dans sa conception de la nation. Mais il prend soin de préciser que si la matière influence notre esprit et notre comportement, elle ne règle pas tout. Ni sur le plan individuel, ni sur le plan collectif. Ainsi la valeur des individus et des nations n’a pas pour origine la physiologie, poursuit-il, mais l’effort à tendre vers la conquête des valeurs humaines et spirituelles. Le racisme, en préconisant le retour à la pureté matérielle des origines, et surtout en espérant retrouver par ce moyen la pureté spirituelle, préconise donc une philosophie trop matérialiste pour convenir à des esprits libres. Voici sa conclusion :

Le racisme descend infiniment [...] bas. En présence du dualisme inhérent à l’être humain, il opte pour la matière. [...] étendant le déterminisme qui régit l’ordre physiologique au plan de l’activité intellectuelle, morale et artistique, il aboutit à l’hégémonie de la chair et du sang. Il rend le complexe physiologique, la race, quoi!, justiciable des tares et des qualités de l’esprit. [...] Ceux qui se plaisent par un triste travers à tirer avantage des confusions pour mieux fustiger leurs compatriotes et brandir l’anathème sont libre d’appeler ça du nationalisme, nous n’y voyons que du matérialisme cru [...] Cet orgueil de race incommensurable, cette suffisance froide, attentatoire à l’égalité chrétienne, à la justice et la charité, nous répugnent [...] (26).

 

Le nationalisme raciste est donc inacceptable pour Lachance. D’ailleurs, c’est cela, dit-il, que l’Église a condamné, et non pas le nationalisme comme tel (27): «Si la situation actuelle de l’Italie et de l’Allemagne [a forcé les autorités religieuses] à porter de rudes coups aux prétentions immodérées de l’orgueil de race, elles ont été constamment soucieuses de manifester leurs sympathies pour l’attachement de l’homme à son pays, à sa mentalité, à ses coutumes, à son histoire (28).» De plus, si on analyse le nationalisme en termes de devoirs de piété, Lachance affirme que :

nous n’avons de devoirs, nous ne sommes liés d’obligations culturelles qu’envers ce qui est supérieur à nous. [Et] si le mot nationalité ne dénonce que combinaison d’éléments chimiques et mécaniques, pourquoi tant de beaux gestes? Enfin, s’il n’y a pas d’idéal en fonction duquel s’établit le prix des choses, comment pouvons-nous conclure à notre valeur et à celle de culture (29)?

 

Voilà donc une question importante de réglée. Maintenant, d’autres problèmes se posent aux nationalistes, notamment celui de l’équilibre à trouver entre nationalisme et universalisme.

c) La «conversion à l’humain»

Un des principaux problèmes que pose la relation entre le nationalisme et le catholicisme se situe dans l’opposition implicite entre particularisme et universalisme. De prime abord, comment en effet ne pas apercevoir l’incompatibilité entre l’insistance du nationalisme sur la singularité de la nation d’une part et, d’autre part, la valeur accordée par le catholicisme à l’universalité de la communauté des croyants? Le nationalisme ne vient-il pas mettre des frontières entre les êtres humains, qui sont pourtant tous frères et soeurs, enfants de Dieu? Cela pose un problème sérieux, auquel Lachance s’attaque d’ailleurs en premier lieu. Il ne s’agit pas d’un faux problème, puisque la critique antinationaliste frappe peut-être assez juste : en effet, les nationalistes canadiens-français semblent parfois vouloir s’isoler du monde qui les entoure pour prémunir la nation contre les menaces de son entourage. Mais ce problème, qui peut être compris dans une perspective catholique, Lachance l’aborde d’abord dans une perspective «humaniste».

D’emblée, à ses yeux, il n’existe aucune antinomie entre nationalisme et internationalisme. Ces deux théories, à son avis, sont des «théories partielles» qui doivent se compléter mutuellement : «Un nationalisme qui ne débouche pas sur un internationalisme judicieux, dit-il, dégénère en chauvinisme ridicule, comme du reste l’internationalisme qui ne repose pas sur le nationalisme perd son nom pour devenir humanitarisme, utopie, chimère de la pire espèce (30).» Voilà une formule intéressante, mais voyons le raisonnement à sa source.

Selon Lachance, les nations ont un rôle particulier à jouer dans la facilitation de la réalisation des fins de l’homme, qui sont entre autres l’atteinte du bien humain, l’atteinte d’un niveau supérieur de civilisation. La nation a, dans cet esprit, une mission civilisatrice. Maintenant, puisque chaque nation n’est pas en possession de tout le bien humain et qu’elle ne peut espérer y parvenir seule, la collaboration et l’emprunt lui sont donc nécessaires. Dans le cas canadien-français, par exemple, Lachance affirme que les Canadiens français sont déjà nettement ouverts sur le monde, sur la France catholique surtout, à cause des affinités évidentes entre les deux cultures (31). Ouverts à l’Italie ensuite, «l’Italie la “claire”, la latine, la pittoresque». Mais à côté de ces faits acquis, Lachance constate aussi que certains emprunts pourraient être faits «chez nos voisins» : «Nous pourrions, par exemple [...] recevoir d’eux quelques bonnes leçons de pédagogie. La force des choses nous contraint aussi à bénéficier de leur bien-être matériel et à leur demander le secret des succès économiques (32).» Plutôt que de rejeter en bloc l’influence américaine ou anglo-canadienne, la meilleure attitude serait d’y prendre ce qui manque à la nôtre. Pour Lachance, les choses sont claires : de la variété naît la richesse. La différenciation de l’humanité en nations est donc nécessaire pour des raisons de civilisation. Mais l’idée n’est pas de les maintenir bêtement dans la pureté de leurs particularités. C’est ainsi qu’il donne un avertissement aux nationalistes : «Rêver d’indépendance (33) et d’isolement, si “superbes” soient-ils, seraient non seulement égoïsme et orgueil, mais folie et déchéance certaine (34).» Cette volonté de s’ouvrir au monde, à l’humanité, pour les bénéfices qu’en retirent les cultures et le progrès de la civilisation en général, Lachance l’appelle la nécessaire «conversion à l’humain (35)». Cette conversion à l’humain garantit donc qu’au delà de la conservation des particularismes ethniques, les valeurs humaines universelles ne seront jamais reléguées à l’arrière-plan. Dans le cas des Canadiens français, Lachance juge que cela leur est facile, étant donné qu’ils sont déjà ouverts à l’extérieur et accueillants. Aussi, à son avis «toutes les avanies qu’il a subies n’ont pas laissé de traces : [le Canadien français] n’a gardé aucun préjugé et aucune haine de race. Ses défauts sont plutôt en sens inverse. Ses lacunes sont celles inhérentes à la jeunesse et à la mentalité du vaincu. Il est trop souvent enclin à l’ingratitude et à la susceptibilité. Mésestimant aussi trop facilement ses dons naturels, il est exposé à devenir pessimiste (36)». Enfin, notons que cette conversion à l’humain est aussi, aux yeux de Lachance, un préalable nécessaire à une autre conversion, encore plus importante, la «conversion au divin». Mais nous allons trop rapidement, car il nous reste une autre question à regarder avant de passer aux liens entre nationalisme et catholicisme : le lien entre le politique et le national.

d) Le politique et le national

L’existence des nations et leur diversité est nécessaire en vue de l’atteinte d’un niveau supérieur de civilisation. Qu’en est-il de l’existence des États? Sa conclusion à ce sujet est très similaire, et c’est ainsi qu’il souligne que «la pluralité des États est également impérieuse (37)». Plus concrètement, Lachance considère que la pluralité des circonscriptions politiques est nécessaire pour préserver l’ordre et éviter l’anarchie. La volonté d’abattre les frontières, dans cette perspective, prend la couleur d’une idée dangereuse : «c’est une colossale utopie, dit-il, que de rêver enserrer dans un seul réseau politique l’univers tout entier. Le résultat serait forcément l’anarchie. Les circonscriptions politiques sont donc indispensables au règne de l’ordre, à l’épanouissement du bien, au progrès de l’humanité, et par voie indirecte, à l’expansion du christianisme (38).»

Lachance remarque que l’État et la nation ont souvent tendance à se confondre. De fait, dit-il, les deux se ressemblent beaucoup. Ce qui les distingue, on l’a déjà aperçu, c’est la nature du lien entre les individus qui les composent : ce qui lie les individus en nations, ce sont les attaches sentimentales; ce qui les lie en un État, ce sont des attaches «juridiques». En d’autre termes, l’unité de la nation se fonde sur l’agrément de vivre ensemble, celle de l’État sur la nécessité de conformer l’action des individus aux lois nécessaires au bien commun, de maintenir l’ordre et la justice en somme. Il n’y a donc pas lieu de les identifier outre mesure. À cet effet, Lachance fait d’ailleurs remarquer qu’un régime politique peut être modifié ou remplacé par un autre sans que la nation soit changée pour autant. Il ajoute qu’en plus deux nations peuvent s’associer politiquement «sans pour cela renoncer à leur individualité ethnique (39)», le Canada constituant à cet effet un exemple, bien qu’imparfait il est vrai (40).

Par rapport au nationalisme, cette question est d’une certaine importance parce que la confusion entre le politique et le national semble être courante chez les nationalistes (41). Lachance tente donc de redonner à chacun son rôle propre. On pourrait s’en étonner, mais il semble accorder une valeur plus importante à l’État. C’est que l’ordre politique, dit-il, vise avant tout à poursuivre le bien humain, qui est universel. Le «national», de son côté, vient surtout commander la modalité particulière de cette recherche du bien humain universel. Ainsi, comme le dit Lachance, «l’humain conditionne le politique par en-haut, et le national par en-bas (42).» Ce qui est surtout capital, c’est de ne pas confondre l’un et l’autre : «Une politique qui, au lieu de poursuivre le bien humain, se donnerait comme fin l’exaltation des caractères nationaux et qui, au lieu de se régler sur les principes du droit, se modèlerait sur les aspirations particulières du groupe à gouverner, serait vraiment impropre à servir de liaison à plusieurs entités nationales. Elle ferait la confusion du politique et du national (43).» Quand il analyse cette question en termes de devoirs des membres du groupe envers l’ordre politique et l’ordre national, il remarque que de manière générale, le problème ne se pose pas puisque les nations et les États ont tendance à se superposer. Mais dans le cas de l’État canadien, qui recouvre deux nations (44), les choses sont moins évidentes. Pour solutionner le problème, Lachance conclut que les devoirs envers les deux ordres doivent être distingués en devoirs de justice et de patriotisme. Par devoir de justice, Lachance entend une vertu de volonté «destinée à provoquer et à maintenir l’ordre politique en vue d’assurer la réalisation du bien commun (45)». Par patriotisme, il entend plutôt les devoirs de reconnaissance envers les causes de notre existence. Puisque l’État constitue un «promoteur du bien humain», et que là réside l’objectif essentiel de la communauté, les devoirs de justice jouissent donc a priori dans l’esprit de Lachance d’une «primauté de nature et de fonction sur le patriotisme (46)». Conséquemment, les nations qui, pour des raisons diverses, ne pourraient espérer seules aspirer à la réalisation du bien humain, seraient dans l’obligation de se rallier à un seul ordre politique et devraient renoncer à certaines prérogatives pour  promouvoir ce bien humain. Dans le contexte canadien, cela signifie-t-il que les Canadiens français doivent renoncer à quoi que ce soit sur la plan national? Pas tout à fait car au fond, selon Lachance, on ne peut pas dire que la nation canadienne-française doive sa survie (son bien) à l’ordre politique canadien, au contraire (47). Et d’ailleurs, il faut bien remarquer que l’ordre politique n’est pas constitué que de l’État fédéral, mais aussi des États provinciaux. Dans ce cas, les devoirs de patriotisme des Canadiens français peuvent fort bien aller vers leur nation, et reléguer les devoirs de justice vers les États provinciaux et l’État canadien, dans la mesure où ces derniers ne sont pas source d’injustice et sont toujours susceptibles de pourvoir la nation du bien humain. C’est de cette façon que Lachance analyse les rapports entre le politique et le national et qu’il règle la question des devoirs de patriotisme pour les Canadiens français. Le patriotisme s’attache donc à la nation, la justice aux États provinciaux et fédéral. Ces deux devoirs se distinguent, mais ils ne s’opposent pas.

La question du sentiment national, du racisme, de l’opposition entre nationalisme et universalisme et entre le politique et le national étant réglées, il nous reste à voir comment Lachance «réconcilie» nationalisme et catholicisme.

e) Nationalisme et catholicisme

Nous avons vu plus tôt l’idée d’une nécessaire «conversion à l’humain». Pour Lachance, et pour les raisons que nous avons vues, cette conversion est importante en soi, mais elle l’est aussi parce qu’elle constitue un préalable à une conversion encore plus importante : la conversion au divin (48).

Lachance rappelle d’abord un fait qui est évidemment pour lui fondamental, soit qu’à l’origine et à la fin de toute chose il y a Dieu. Conséquemment, il va de soi que les nations sont ses créations : «Les peuples se différencient entre eux comme les parties de l’univers qu’ils habitent. C’est une nécessité, ajoute-t-il, une donnée de fait. Elle est donc prévue par le Maître de la vie; elle a ses raisons d’être, puisqu’Il a ses vues et ses desseins (49).» Cette nécessité de fait étant affirmée, il y aurait aussi une «nécessité morale» à l’existence des nations. Lachance la découvre lorsqu’il évalue les modalités de l’épanchement de la grâce dans les âmes. Dieu, qui est soucieux de se modeler aux âmes afin d’y faciliter son infiltration, y parviendrait plus facilement, selon Lachance, dans les peuples les «mieux équilibrés et les plus sains (50)». Si on se rappelle le principe voulant que de la variété naisse la richesse et donc que la variété soit nécessaire à l’atteinte plus parfaite du bien humain, on constate que la disparition d’une nation provoquerait un appauvrissement général et une diminution des possibilités d’épanchement de la grâce. Mais Lachance n’insiste pas trop sur cet argument, puisqu’il constate par ailleurs que Dieu n’a besoin d’aucune condition particulière pour accomplir son oeuvre de rédemption. Au plus, pourrait-on conclure que les nations sont utiles à Dieu, mais non nécessaires.

Plus généralement, Lachance énonce aussi au fil des pages quelques principes généraux concernant les rapports entre la foi et l’appartenance nationale, notamment le fait que «Dieu n’a établi aucun rapport nécessaire entre sa loi de grâce et un tempérament ethnique quelconque (51)», et que «l’appartenance à une nationalité n’est ni un moyen de salut, ni un moyen de répulsion (52)», principes qui prennent l’allure de mises en garde pour certains nationalistes qui seraient tentés de lier trop étroitement les deux. Mais d’un autre côté, Lachance peut aussi conclure de ses raisonnements que «l’adhésion à la foi et la naissance à la Vie n’entraînent pas [...] la renonciation [aux] caractères nationaux (53)» et, surtout, qu’il «est en dehors des visées de la grâce d’exterminer les nationalités (54).» La foi catholique n’entre donc pas en contradiction avec le sentiment national et n’est pas incompatible avec lui. Mais quels sont les rapports qui doivent s’établir entre le catholicisme et le nationalisme? C’est ce que nous verrons maintenant.

Nous touchons là au problème fondamental que tente de résoudre Lachance : comment le sentiment national, ce sentiment puissant «issu de la chair et du sang», doit-il être rationalisé? Cette question est essentielle car «si on soustrait le sentiment national au contrôle actif de la raison pour le lancer dans une arène libre, dit Lachance, il confisque à son profit tous les autres sentiments et dégénère en fanatisme collectif (55).» Alors comment y arriver? Tout simplement, répond-il, en le remettant à sa place, c’est-à-dire en le gardant au niveau que la raison lui assigne, soit la subordination à la foi catholique.

Rappelons-nous que pour le croyant, la cause première de son existence, de celle de sa famille, de sa nation et ainsi de suite, c’est Dieu. Partant de là, Lachance rappelle que s’il doit y avoir vénération et reconnaissance envers les causes de notre existence (et c’est le cas), la raison commande aux hommes de la tourner d’abord vers la cause première, ce qui apparaît logique. Dans cet ordre, la nation, créée par Dieu, ne se trouve à constituer pour l’homme qu’une cause seconde de son existence. La raison dicte donc que la reconnaissance envers ces deux ordres, leur vénération, ne peut être confondue, ni surtout, ce qui est le plus fondamental, inversée. Lachance rappelle d’ailleurs à ses lecteurs que c’est pour avoir opéré cette inversion des valeurs que la doctrine de Maurras a été condamnée par le Pape : «Charles Maurras, n’étant pas chrétien, a été victime de ce péril. Il a osé subordonner le catholicisme à la civilisation méditerranéenne, le réduisant au niveau inférieur d’instrument de culture (56).»

De l’avis de Lachance, le clergé n’a pas pour rôle direct de cultiver le patriotisme. Mais rien ne l’empêche de le faire, pourvu bien sûr que soient respectés les quelques principes évoqués plus haut. Même, il serait du devoir du clergé de ne pas laisser le sentiment national à lui-même. La conclusion suivante ne s’applique pas qu’au clergé, mais elle résume bien la proposition générale de Lachance : «C’est donc à l’heure actuelle un devoir pressant de consolider ce sentiment en lui inoculant un ingrédient rationnel, un surcroît d’énergie dirigée, afin de le transformer en habitude vertueuse. Et grâce à ce traitement long et difficile, il s’épanouira en culte subordonné, en religion faite d’attendrissement, de piété et de vénération à l’endroit des causes secondes qui ont tenu auprès de nous la place de Dieu (57).»

Voilà donc qui résume l’essentiel des idées discutées dans l’essai de Lachance. Évidemment, l’espace nous manquerait pour en faire une étude plus approfondie, et maints détails et nuances ont dû être sacrifiés pour garder l’oeil sur l’essentiel. Nous avons donc vu que l’esprit domine la matière et que le nationalisme est à la base un sentiment, mais qui doit être capté par la raison; que le racisme est une doctrine condamnable parce qu’elle donne trop d’importance à la matière face à l’esprit; que la diversité des nations est nécessaire, mais qu’elles ne doivent pas se replier sur elles-mêmes; que même s’ils sont liés, le politique et le national doivent êtres distingués et les devoirs des individus doivent à leur tour être distingués entre devoirs de patriotisme et de justice; enfin, que la foi catholique n’est pas incompatible avec le national, qu’elle lui est même nécessaire. Ces conclusions, Lachance les découvre à l’aide de la foi et de la raison, et c’est ce qui le rend si intéressant dans le cadre de ce mémoire.

2. GROULX ET LACHANCE : DEUX TYPES DE NATIONALISMES?

           

Après avoir vu en détail l’effort de rationalisation et de légitimation du nationalisme par Groulx et l’insistance de Lachance sur la nécessité de le «rationaliser» pour en assurer la légitimité, on peut se demander si l’opinion de Leslie Armour concernant la différence qu’il y aurait entre leur nationalisme ne serait pas basée sur une appréciation quelque peu superficielle (voir page 5). À notre avis, cette mauvaise perception peut d’abord être induite par la nature des sources. En effet, si on se fie aux textes des conférences de Groulx pour juger de cette question de la raison et du sentiment, il est facile de se laisser impressionner par le caractère lyrique de certains passages, d’y voir surtout les appels au sentiment et l’utilisation d’images fortes, et d’oublier tout le travail de réflexion et de rationalisation qui s’y trouve aussi. On doit ensuite reconnaître que Groulx est avant tout un homme d’action, action intellectuelle certes, mais action néanmoins. Si ses recueils de textes comme Orientations (1935) et Directives (1937) ont été perçus par plusieurs comme de véritables manuels du nationalisme, il reste que c’est peut-être surtout par l’effet de répétition qu’ils prennent cet aspect. C’est d’ailleurs Groulx lui-même qui l’affirme:

Qu’offrait donc au public Orientations? Rien à coup sur d’un programme codifié de l’enseignement du patriotisme. [...] Serait-ce leur [les textes] tassement en quelques310 pages qui leur aurait conféré plus de prenant, plus de vigueur? Tous ceux qui se sont livrés à quelque propagande ont appris qu’il n’y a rien de tel que de sonner inlassablement la même cloche, ou de monnayer longtemps la même idée, ou de frapper comme un sourd sur la tête du même clou (58).

 

Même si en définitive la réflexion de Groulx apparaît très développée et que plusieurs de ses textes offrent des démonstrations rigoureuses, les sources dont nous disposons ont néanmoins été produites «au jour le jour» et visaient un effet qui n’est pas toujours celui voulu par Lachance dans son essai philosophique qu’il a mis au moins un an à préparer. Groulx fait des conférences patriotiques, Lachance produit un ouvrage philosophique. Si on se contente d’une analyse en surface de ces deux types de sources, il doit être normal de se retrouver avec une perception différente de leur nationalisme. Pour en arriver à des conclusions mieux fondées, il serait intéressant de comparer des sources comparables. Par exemple, pourquoi ne pas regarder du côté des conférences patriotiques prononcées par Lachance? Les quelques textes de ce type que nous avons retrouvés nous donnent à penser que malgré le caractère rationnel de sa réflexion sur le nationalisme, Lachance pouvait aussi prononcer des discours plus lyriques. Voici, par exemple, un extrait d’une conférence prononcée entre 1939 et 1945 :

Si la patrie est cette personne digne, vénérable, éminente, qui nous a préparé des conditions particulièrement honorables et faciles d’existence, qui nous a écrit une histoire où la vertu, la noblesse et l’héroïsme tiennent le premier rang, qui nous a conservé intacts les nobles idéals de la France chrétienne, qui véhicule dans les artères de sa tradition des trésors d’une haute valeur spirituelle, qui répand chaque jour sur nos têtes l’abondance de ses dons, si la patrie c’est cela, est-il possible qu’elle n’ait  pas le droit de réclamer de la reconnaissance (59)?

 

Ce passage ressemble à bien des passages écrits par Groulx. Plus loin, il déclare : «Un idéal ne vaut la peine d’être vécu que lorsqu’il vaut qu’on meurt pour lui. Et si en ce moment même, les Britanniques consente [sic] à mourir pour sauvegarder le leur, combien plus ne devrions-nous pas être prêts à verser jusqu’à la dernière goutte de notre sang pour le triomphe du nôtre (60)!» Est-ce là une position réellement modérée, strictement rationnelle? Nous ne pensons pas, et pourtant c’est le même homme qui parle (61). Notre conclusion, c’est que la différence tient  probablement davantage au contexte de production des textes dont nous disposons.

Cela dit, et en dehors de la question du sentiment et de la raison, y aurait-il possibilité de découvrir certaines oppositions de doctrine? Apparemment, très peu. Bien sûr, certaines opinions émises par Lachance dans Nationalisme et religion pourrait être vues comme des avertissements aux nationalistes canadiens-français, dont quelques-uns pourraient être adressés à Groulx, notamment sur la question des rapports du politique et du national (62). Pourtant, il nous apparaît évident que si Groulx avait senti que le livre de Lachance constituait une critique de son action, il se serait tu, ou n’en aurait probablement pas parlé comme d’un «livre lumineux». De plus, la correspondance entre les deux hommes ultérieure à la parution de ce livre ne donne aucune indication d’une quelconque mésentente, bien au contraire. Une lettre de Lachance à Groulx, que nous avons déjà citée et où Lachance précise pour Groulx certaines questions contenues dans son livre concernant les devoir de justice et de patriotisme, nous montre ainsi Lachance déclarer à Groulx qu’il le considère comme son maître sur la question nationale. Enfin, si davantage de sources concernant Lachance nous étaient accessibles et nous permettaient une étude plus en profondeur de son nationalisme, nous découvririons probablement certaines différences de forme chez l’un et l’autre mais, à la lumière de ce que nous avons vu, rien qui justifierait d’y espérer trouver une opposition fondamentale.

 

3. HARVEY FACE À LACHANCE : UNE OPINION POSITIVE RÉVÉLATRICE

Nous avons gardé l’analyse de la critique positive d’Harvey de Nationalisme et religion pour la fin. Sur le plan des idées, rien qui ne semble particulièrement neuf dans cet article de cinq pages. Ce qui en fait l’intérêt, c’est plutôt le fait qu’Harvey y appuie sans réserve le nationalisme tel que le conçoit Lachance : «Un des livres les plus intelligents que l’on ait écrit sur la question», déclare Harvey (63). Un autre fait intéressant à remarquer au sujet de ce texte est qu’on y retrouve trois des quatre principaux thèmes à la base de son attitude antinationaliste. Il n’y manque, à vrai dire, que la question du passéisme et de l’antiprogressisme, mais on doit noter que Lachance n’insiste pas particulièrement sur l’importance du passé et des traditions dans son ouvrage (64). On retrouve donc l’idée de la prédominance des valeurs humaines et universelles sur les intérêts nationaux, la dénonciation du racisme et l’importance de la raison. À cela, ajoutons la nécessité de distinguer le politique du national. On pourra peut-être s’en étonner, mais Harvey ne semble pas se soucier du fait que si l’argumentation de Lachance est fondée sur la raison, elle l’est aussi sur la foi. Dans sa critique, d’ailleurs, Harvey ne souligne nulle part l’importance que prend la foi dans ce livre, dont la thèse essentielle est pourtant qu’il ne peut y avoir de nationalisme légitime en dehors de la foi et de la subordination de l’un par rapport à l’autre. Pourtant, nous l’avons vu déclarer à Groulx qu’il n’est pas croyant. Ce fait ne semble donc pas le déranger, et on peut y voir le signe d’une certaine ouverture d’esprit (65). Voyons maintenant ce qu’il a retenu de la pensée de Lachance.

Quand Harvey discute de la question de l’opposition entre l’individu et la nation, entre le «national» et l’humain», on remarque que sa position au sujet du nationalisme est assez nuancée :

Certes, dit-il, tout homme de coeur doit défendre son individualité dans la mesure où la société n’en souffre pas, comme il doit défendre sa famille dans tous ses droits légitimes; et la nation n’étant que la famille agrandie, il doit même la défendre contre tout empiétement qui pourrait l’humilier, lui ravir des habitudes chères, des traditions, du bien-être, une langue, une foi. Il doit défendre cela jalousement, mais en respectant toujours l’ordre humain et universel dans les bornes de la Loi suprême qui est au-dessus de tout et pour laquelle les nations ne sont que de splendides accidents (66) .

 

Ce passage semble démontrer qu’Harvey n’est pas opposé au nationalisme, tant et aussi que ce dernier n’entre pas en opposition avec les valeurs humaines. Ainsi, il remarque positivement le fait que Lachance «approuve le nationalisme dans la mesure où il ne vient pas en conflit avec les lois essentielles qui forment ce que j’appellerais le droit humain qui est un droit éternel et universel (67).» Ce qu’il ne mentionne pas, c’est qu’en fait, dans l’esprit de Lachance, c’est bien plus la subordination à la foi catholique qui lui fait réellement approuver le nationalisme. Sans déformer la pensée de Lachance, Harvey n’y prend néanmoins que ce qui lui convient. L’important, cependant, est de constater qu’il approuve ici le nationalisme de Lachance sur la base d’un principe qui se trouve au fondement de son attitude antinationaliste.

La condamnation du racisme par Lachance constitue un autre facteur d’approbation. Puisqu’Harvey partage, comme nous l’avons vu dans le chapitre premier et comme cela est d’ailleurs perceptible dans ce texte, une conception similaire de la nation, c’est-à-dire une conception ethnique mêlée d’une part de prédisposition psychologique liée à l’hérédité (68), on ne s’étonnera pas du fait qu’il ne critique pas cette opinion, mais qu’à l’instar du prêtre il condamne néanmoins le racisme, qui est une exagération de la valeur des traits physiologiques et de leur impact sur la valeur de la nation elle-même. Pour Harvey, le racisme, c’est «la suprême abomination. [...] Les racistes peuvent fort bien s’assimiler à des troupeaux de grands animaux pur sang, dit-il, plus disciplinés sans doute que les meutes de loups, mais non moins sanguinaires et voraces [...] Le racisme, c’est une philosophie diabolique et c’est cette philosophie qu’admirent quelques-unes de nos bonnes âmes (69).» Nul besoin de s’étendre plus longuement là-dessus : Harvey approuve totalement l’antiracisme de Lachance. 

Harvey juge aussi positivement la distinction qu’impose le philosophe entre le politique et le national parce qu’à son avis, la confusion de ces deux ordres sert de justification aux actions des pires régimes politiques : «Pour comble d’horreur, dit-il, on a fusionné la notion d’État et la notion de patrie, de façon à mieux soumettre les peuples à des formules ou régimes politiques qui sacrifient l’humain, le rationnel, je dirais le bonheur des individus, à ce qu’il y a de plus précaire, de plus conventionnel et de plus arbitraire dans l’existence d’une agglomération humaine (70).» Ailleurs il écrit, à la suite de Lachance, «S’il faut considérer toutes les questions politiques uniquement dans leur rapport avec l’intérêt national, on justifie par le fait toutes les spoliations, tous les coups de force (71).» Il ne le mentionne pas dans ce texte, mais on pourrait croire que le séparatisme, qui est ni plus ni moins que l’application du principe voulant que État et nation doivent se superposer exactement, est une autre raison qui le fait applaudir à cette distinction de Lachance.

Enfin, il ne fait pas de doute qu’un des principaux facteurs, sinon le facteur principal, qui permet à Harvey de se montrer d’accord avec le nationalisme tel que le conçoit Lachance est l’aspect rationnel du discours de ce dernier et l’importance qu’il accorde à la raison en général. Nationalisme et religion, Harvey le voit comme «un des livres les plus intelligents» que l’on ait écrit sur le nationalisme. Son auteur? un religieux qui «a parfaitement vu, comme tous les véritables intellectuels et penseurs de notre époque, jusqu’à quel point le nationalisme moderne s’est fourvoyé», et dont le livre offre un «raisonnement [qui] forme une chaîne continue (72)». À notre avis, Harvey apprécie le fait que Lachance accorde une grande valeur à la raison. Les principes qui en découlent et qui doivent guider le nationalisme, Harvey les accepte totalement. On conviendra que son antinationalisme, dans cette perspective, apparaît encore une fois très nuancé.

* * *

Bien sûr, Harvey a rédigé cet article en 1937. On ne peut donc pas savoir avec certitude quel serait son jugement deux ans plus tard, alors que son attitude antinationaliste semble s’intensifier et que son nationalisme canadien se fait de plus en plus évident. Mais si on accepte nos conclusions précédentes à savoir que ce qui oppose Harvey à Groulx, c’est d’abord et avant tout la question de la raison/déraison et du sentiment, et si l’on constate par ailleurs qu’Harvey et Groulx tous deux approuvent Lachance, le nationalisme «rationnel» de Lachance ne constituerait-il pas un terrain d’entente possible entre les deux hommes, du moins pour cette période? Nous croyons que oui. Nous ajouterions même que si Harvey avait pris conscience à ce moment du fait que Lachance pouvait prononcer des discours patriotiques qui font appel au sentiment tout en prônant comme philosophe un nationalisme très rationnel, il aurait probablement dû réviser son jugement, soit sur Lachance, soit sur Groulx. Mais la question du séparatisme, dans tout cela? N’avons nous pas affirmé plus tôt qu’il s’agissait d’une question importante dans l’attitude d’Harvey face à Groulx? Cela reste vrai. Lachance, pour sa part, ne se prononce pas sur la question, mais rien ne laisse croire qu’il l’approuverait nécessairement, et Harvey a dû le remarquer.

(1) Voici ses principaux ouvrages : Saint Thomas dans l’histoire de la logique (1932), Où vont nos vies? (1934), Nationalisme et religion (1936), L’humanisme politique de saint Thomas (1939), Philosophie du langage (1943), Le concept de droit selon Aristote et saint Thomas (1948), L’être et ses propriétés (1950), La lumière de l’âme (1955) et Le droit et les droits de l’homme (1959).

(2) Ibid, p. 13.

(3) Ibid, p. 20.

(4) Ibid, p. 72.

(5) Ibid, p. 16. Nous soulignons.

(6) Ibid, p. 73.

(7) Ibid, pp. 72-73. Nous soulignons.

(8) Ibid., p. 69.

(9) Ibid.

(10) Ibid., p. 87.

(11) Alors que ce qui lie l’État, c’est le droit, des attaches juridiques.

(12) Ibid., p. 57.

(13) Ibid., p. 91.

(14) Ibid., p. 85.

(15) Ibid., p. 99.

(16) Ibid., p. 100.

(17) Ibid.

(18) Voir L. LACHANCE, Philosophie du langage, Montréal, Éditions du Lévrier, 1943.

(19) Ibid., p. 101.

(20) «[...]comme toute entité distincte est pourvue par la nature de l’instinct de conservation, il est normal que cette conscience de son individualité provoque chez la nation un vouloir-vivre commun». Ibid., p. 109.

(21) Ibid., p. 111.

(22) Ibid., p. 110.

(23) Ibid., p. 116.

(24) Ibid., pp. 56-57. Nous devons faire remarquer que malgré cette distinction établie, Lachance n’est pas constant dans son utilisation de l’un ou l’autre. Il utilise ainsi souvent le terme nationalisme alors qu’il devrait utiliser le terme patriotisme.

(25) Ibid., p. 61.

(26) Ibid., pp. 64-66.

(27) D’ailleurs, sans en faire un argument, il constate que le Saint-Siège n’a jamais mentionné le terme «nationalismus» dans ses écrits. Ibid., p. 69.

(28) Ibid, pp. 70-71.

(29) Ibid, p. 129.

(30) Ibid, p. 24.

(31) Ibid., p. 38. «Ses produits, dit-il, constituent un aliment apprêté pour nous, immédiatement assimilable, approprié à nos goûts et à nos besoins.»

(32) Ibid.

(33) Lachance utilise certainement ici le terme «indépendance» au sens d’autarcie.

(34) Ibid., p. 27.

(35) On se rappellera que Groulx et Harvey ont tous deux utilisé cette expression : l’ont-ils trouvée chez Lachance? Ou était-elle seulement dans l’air du temps?

(36) Ibid., p. 29.

(37) Ibid., p. 49.

(38) Ibid., p. 50.

(39) Ibid., p. 77.

(40) «Il va sans dire que notre unité politique, si elle était comprise, si elle n’était pas faussée par l’ostracisme pratique de l’anglo-protestant, serait parfaitement conciliable avec la liberté nationale», Ibid, p. 78.

(41) C’est ce que suggère l’intérêt que porte Lachance à cette question, à laquelle il accorde dix pages.

(42) Ibid., p. 83.

(43) Ibid., p. 79.

(44) Et même davantage, mais l’époque veut que les nations amérindiennes ne soient pas encore reconnues comme telles.

(45) Ibid., p. 186.

(46) Ibid., p. 187.

(47) Ibid., p. 191.

(48) «La conversion à l’humain est une condition préalable à celle au divin [car] en fermant son coeur au premier  on risque d’empêcher toute infiltration du second». Ibid., p. 28.

(49) Ibid., p. 89.

(50) Ibid., p. 76.

(51) Ibid., p. 154.

(52) Ibid., p. 138.

(53) Ibid., p. 45.

(54) Ibid., p. 145.

(55) Ibid., p. 175.

(56) Ibid., p. 63.

(57) Ibid., pp. 177-178.

(58) L. GROULX, Mes Mémoires, tome 3, pp. 229-230.

(59) L. LACHANCE, «J.M.J» [entre 1939 et 1945], p. 11.

(60) Ibid., p. 16.

(61) À quelques années de distance il est vrai, mais cela ne nous autorise à aucune conclusion.

(62) Par exemple, l’idée de Groulx «d’État français, avec une politique française, nationale», n’est-ce pas une volonté d’utiliser le politique en faveur d’une nation plus qu’une autre? Voir L. GROULX, «L’histoire, gardienne de nos traditions vivantes», dans Directives, 1937, p. 217.

(63) J.-C. HARVEY, «Nationalisme passionnel et nationalisme humain», dans Art et combat, 1938, pp. 212.

(64) Mais cela ne veut pas dire que Lachance n’y tient pas. Ainsi, dans le manuscrit d’une conférence intitulée «Les valeurs nationales», il consacre plusieurs pages à la présentation et à l’analyse des différentes traditions nationales canadiennes-françaises. Lachance recherche dans ce texte les valeurs qui forment l’essence de la nationalité canadienne-française. Il les distingue en deux groupes : les valeurs maîtresses (culture française et foi catholique) et les valeurs auxiliaires (les traditions et les lois). L. LACHANCE, «Les valeurs nationales», manuscrit dactylographié, AOPC, FLL, F1, C7, 158, 10, 23 pages.

(65) Enfin, n’y a-t-il pas dans cette appréciation du nationalisme formulé par un prêtre une nouvelle indication que l’antinationalisme d’Harvey n’est pas fondé sur l’anticléricalisme qu’on lui attribue?

(66) J.-C. HARVEY, «Nationalisme passionnel et nationalisme humain», dans Art et combat, 1938, p. 216.

(67) Ibid., p. 3.

(68) Ibid., p. 6 : «Que la naissance, l’hérédité, la langue, le climat, l’éducation et le milieu m’aient donné un caractère spécifique dans la grande famille humaine, ce caractère j’y tiens et je veux bien le conserver [...]». Nous soulignons.

(69) Ibid., p. 4.

(70) Ibid., p. 1. Rappelons que pour Harvey, les nations sont des «faits purement accidentels et géographiques». Voir p. 35.

(71) Ibid., p. 3.

(72) Ibid., p. 1.

 

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© 2007 Claude Bélanger, Marianopolis College