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2001-08-13
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Bourassa, Henri,
« Les Franco-Américains », Le Devoir, 1915. (Série
de trois articles sur la situation des Franco-Américains)
[Note de l’éditeur :
En septembre 1915, Henri Bourassa se rendit au 8ième
congrès de l’Union Saint-Jean-Baptiste d’Amérique
qui s’est tenu à Worcester. Le grand tribun était l’un
des invités d’honneur. À son retour, il publia une série
de trois articles dans Le Devoir.]
Premier
article
Les
pessimistes et les sceptiques ont souvent prédit l'absorption
graduelle et rapide des Franco-Américains dans le grand-tout
yankee. À Worcester, l'autre jour, en présence du plus
magnifique auditoire français qu'il m'ait encore été
donné de rencontrer aux États-Unis, le plus vibrant, le
plus sympathique, le plus intelligent, le plus représentatif,
je rappelais un souvenir déjà vieux de près
de trente ans, ma première impression des hommes et des choses
de la grande république.
On
m'avait envoyé au collège de Holy Cross, poursuivre mes
études d'anglais. Ferdinand Gagnon venait de mourir, jeune encore,
usé à la tâche ardue de relever le niveau moral,
intellectuel, économique et social des Canadiens-français
émigrés aux États-Unis. Il avait lancé successivement
quatre journaux français : la Voix du Peuple, l'Étendard
national, le Foyer Canadien et le Travailleur. Il stimulait
partout l'établissement de sociétés nationales.
Il ne manquait aucune occasion d'induire ses compatriotes à se
faire naturaliser citoyens américains, afin de travailler avec
plus d'efficacité à la préservation de leur patrimoine
religieux et ethnique. Tous rendaient hommage à son patriotisme
désintéressé, à son merveilleux talent d'organisation,
à son inlassable énergie.
« Mais,
ajoutaient invariablement la plupart de ses admirateurs et de ses
amis, son oeuvre va périr avec lui. La conservation de la
langue et de la mentalité françaises aux États-Unis
est une utopie. De cet immense creuset où bouillonnent et
se fondent tous les éléments hétéroclites
venus d'Europe, il ne peut sortir qu'un composé ethnique
dont la base principale et la forme extérieure seront tout
anglaises. Voyez avec quelle rapidité les Celtes, les Germains,
les Slaves et les Latins eux-mêmes, y compris les Français
de France, s'assimilent et deviennent en peu d'années
plus américains que les descendants des Pilgrim Fathers
et des quakers de William Penn. Tous ces éléments
divers apportent des modifications profondes aux moeurs, au tempérament,
aux facultés du peuple américain, et même à
son apparence physique. Mais la langue et la formation intellectuelle
restent anglaises, comme les lois et la constitution. Comment les
seuls Canadiens-français, noyés dans cette mer de
métal en fusion, pourraient-ils rester réfractaires! »
« Et
puis, ajoutaient les gens pratiques, il n'est pas
désirable que les Canadiens-français s'isolent dans
la grande nation américaine. S'ils veulent participer à
tous les avantages matériels du pays, il leur faut se mettre
au diapason de tout le monde, parler la langue, de tout le monde,
vivre la vie de tout le monde. »
Jusqu'à
la fin, Ferdinand Gagnon avait lutté contre les sceptiques et
contre des pratiques. Trois ans avant sa mort, dans le meilleur
peut-être des discours que ses amis ont pieusement conservés,
il adjurait ses compatriotes de résister à l'assimilation.
« Devenez
citoyens américains, leur disait-il, c'est votre devoir.
Protégez vos intérêts en devenant électeurs;
soyez loyaux aux constitutions; jouissez en paix des libertés
qu'elles accordent. Mais n'allez pas vous courber devant les préjugés;
n'allez pas vous confondre dans un mélange hybride de croyance,
d'erreurs et de liaisons hétérogènes. Restez
Français par la langue, Canadiens-français par la
foi, et que vos enfants suivent votre exemple (1) . »
« Canadiens-français
par la foi » c'est-à-dire catholiques. Ce patriote éclairé
ce vrai croyant, avait compris — toute son oeuvre le prouve — que non
seulement la langue, commune à tous les fils de France, mais
les traditions particulières des Canadiens-français sont
le plus sûr garant humain de la conservation de leur foi religieuse.
Il avait aussi compris que deux siècles et demi d'enracinement
dans le sol d'Amérique avaient donné aux Canadiens-français
une force de résistance à l'absorption, qui fait entièrement
défaut aux nouveaux-venus d'Europe, aux Français comme
aux autres. Cette connaissance profonde des faits et des lois qui dominent
les races et le monde a donné raison à Ferdinand Gagnon
contre tous les désespérés de la survivance française,
contre tous les protagonistes de l'assimilation, du désarmement,
de la fausse conciliation.
J'étais
revenu au Canada, partagé entre mon admiration pour la pensée
et l'oeuvre de Gagnon et les doutes suggérés par les pronostics
de ses contradicteurs.
À
quelques années de là, je visitais deux ou trois villes
de la Nouvelle-Angleterre. J'avais déjà goûté
à la coupe amère de la politique canadienne. Je connaissais
la pensée et les calculs de nos apostats, de nos conciliateurs,
de nos hommes pratiques. « À quoi bon
lutter? disaient-ils, pour excuser leurs reculades. La langue française
n'a aucune chance de survie en Amérique. Elle expire aux États-Unis;
elle va bientôt disparaître du Canada anglais. Quand la
province de Québec ne sera plus qu'un faible îlot, battu
de toutes parts par le flot anglo-saxon, elle ne tardera pas à
être submergée. » Ces paroles navrantes, je les avais
entendues tomber des lèvres d'hommes haut placés, de ceux
même à qui le peuple canadien-français avait aveuglement
confié la défense de ses droits et la garde de ses destinées.
À
mon grand étonnement, je retrouvais les groupes franco-américains
plus nombreux, plus forts et plus vivants que jamais. Mais dans les
classes dirigeantes, les sceptiques dominaient encore. « Ce qui
nous tient, disaient-ils, c'est le flot constant de l'émigration
de la province de Québec. Ce sont les nouveaux arrivés
qui parlent français et conservent les traditions de la race.
La deuxième génération est vite absorbée.
Que l'immigration cesse, et l'assimilation aura la condamnation à
mort. » Ils y mettaient d'autant plus de rondeur satisfaite qu'ils
avaient joliment amassé d'écus, depuis dix ans. Ils attribuaient
leurs succès matériels à leur apostasie et ne doutaient
nullement que leur exemple dût porter ses fruits : les Esaü
devraient être nombreux parmi les centaines de mille pauvres diables
venus du Canada aux États-Unis sans autre objet immédiat
que celui d'accroître leur bien-être matériel.
À
peu de temps de là, le mouvement migrateur du Canada français
aux États-Unis se ralentit, puis cessa complètement. C'était
l'éventualité redoutée par les trembleurs, espérée
par les renégats.
*
* * * *
Quinze
ans se sont passés et j'ai retrouvé, l'an dernier et cette
année, les mêmes centres et d'autres encore, plus français,
plus catholiques que jamais; et, ce qui ne gâte rien, leurs conditions
sociales et économiques se sont prodigieusement améliorées.
Ils ont donné le démenti aux sceptiques en conservant
leur langue et leur mentalité françaises; ils ont prouvé
que les gens pratiques avaient doublement tort et qu'il est possible
d'améliorer son sort matériel tout en restant fidèle
à sa foi, à sa race, à sa tradition morale et intellectuelle.
Naturellement,
c'est cette progression matérielle qui frappa l'esprit au premier
abord. Il y a trente ans, il y a quinze ans encore, on désignait
sous le nom de petit Canada le quartier des villes industrielles
où s'entassaient, dans de vastes baraques de bois, les multiples
familles de Canadiens-français. La plupart des hommes et trop
de leurs enfants, garçons et filles, alimentaient les filatures
de coton et les autres usines où ils remplissaient les fonctions
les plus infimes et les plus pénibles. Par ci, par là,
la plaque traditionnelle du médecin au nom français
marquait la seule supériorité sociale, en dehors du clergé
encore trop peu nombreux; et la clientèle de ces médecins,
souvent improvisés à la faveur de lois très élastiques,
ne s'étendait guère hors des frontières de la colonie
canadienne.
Aujourd'hui,
les petits Canadas sont choses du passé. Les Franco-Américains
ont abandonné leur sales tenements et leurs vilains quartiers
aux nouveaux-venus : Portugais, Slaves ou Hongrois. Ils sont montés
à l'assaut paisible mais constant des quartiers bourgeois et
aristocratiques. Les noms de chez nous s'étalent partout
sur les enseignes de commerce, depuis la boutique du barbier jusqu'aux
portes à glaces biseautées des grands magasins à
rayons. Le nom et les titres de l'avocat franco-américain s'inscrivent
fièrement au beau milieu de la longue énumération
des occupants des bureaux les plus fashionables et les mieux aménagés.
La plaque de cuivre du médecin franco-américain brille
au pignon des cottages les plus coquets, des maisons bourgeoises les
plus solides des rues aristocratiques. Elle marque non seulement la
profession de l'habitant mais son titre de propriété.
Et cette aisance solide, le médecin franco-américain l'a
souvent acquise, en grande partie, de sa clientèle anglophone
et protestante, à laquelle il n'a sacrifié ni sa croyance
religieuse, ni sa langue, ni ses traditions françaises. Il doit
même généralement sa popularité à
ses qualités natives de politesse, de cordialité et de
psychologie plus affinée.
Ce
seul fait prouve la valeur économique des traditions françaises;
et aussi que les Américains sont plus civilisés et plus
larges que nos Anglo-Canadiens. Nous reviendrons sur cet aspect de la
situation des nôtres aux États-Unis.
*
* * * *
Cette
aisance matérielle éclate davantage dès qu'on rencontre
les Franco-Américains en groupes nombreux : à l'église,
dans les réunions publiques, les fêtes champêtres,
etc. Mais ce qui frappe en même temps l'observateur qui cherche
l'âme sous les apparences matérielles, c'est que les Franco-Américains
sont infiniment plus français d'esprit, tout en étant
plus américains, qu'il y a un quart de siècle. L'assurance
du ton, le sans-gène de la tenue, l'étalage des toilettes
et des automobiles, sont déjà corrigés par un goût
plus affiné, par une cordialité de bon aloi et une dignité
d'allure qui promettent de faire du Franco-Américain un type
à part, composé de quelques-uns des meilleurs éléments
de la civilisation des deux continents. Pour qui a connu le vrai Canayen
des States, tel qu'il s'épanouissait dans toute sa
suffisance, il y a vingt-cinq ou trente ans, alors qu'il avait imbibé
les pires travers du Yankee de fraîche date tout en gardant les
naïfs défauts du Canadien colonial, le contraste
est tout simplement merveilleux. Et cette transformation éclate
davantage dès que l'on éveille l'âme collective,
que l'on fait vibrer la meilleure fibre franco-américaine, faite
de l'amour inviolable du passé, des nobles fiertés du
présent, des légitimes ambitions de l'avenir.
Que
l'on me pardonne cette note de l'orateur déjà vieilli
dans le métier : j'ai rarement rencontré, au Canada, et
même en France, des auditoires plus répondants, plus
aptes à saisir les nuances de la pensée, à laisser
paraître avec plus de discernement et de spontanéité
leur appréciation des idées et des sentiments les plus
divers, que ces foules de Woonsocket, de Lewiston et de Worcester.
À
Worcester, il est vrai, se trouvaient réunis les représentants
de plus de deux cents villes et villages franco-américains, venus
d'une trentaine d'États différents, du nord, de l'est
et de l'ouest. Mais ailleurs, je n'ai rencontré que des auditoires
absolument locaux et largement composés d'ouvriers en simple
tenue de travail. De décade en décade, cette transformation
tout avantageuse m'a frappé profondément.
Deuxième
article
La
conservation des Franco-Américains, la graduelle évolution
qui fixe leur type à côté du nôtre dans l'ordre
des groupes ethniques de langue et de mentalité françaises,
tiennent à quelques causes principales.
C'est,
en premier lieu, celle que j'ai signalée samedi et qui est commune
aux deux peuples : l'acclimatation des Canadiens-français à
l'ambiance américaine et leur facilité d'adaptation au
milieu qu'ils habitent. C'est ensuite le régime paroissial, qui
a sauvé le Canada français et qui a fait davantage pour
les Franco-Américains, puisque c'est la paroisse qui est la pierre
angulaire de toutes leurs institutions nationales et religieuses : églises,
écoles, orphelinats, cercles d'études et de récréation.
Partout,
aux États-Unis, l'on peut mesurer le degré de conservation
et d'avancement des Franco-Américains à l'aune du zèle
et de l'intelligence des prêtres qui ont fondé et dirigé
les paroisses, des communautés religieuses qui ont formé
l'enfance. Dans la mesure où les curés ont été
apostoliques et français, où les instituteurs ont gardé
ou inculqué à leurs élèves le culte de la
langue et des traditions, les Franco-Américains sont restés
catholiques et français, tout en devenant américains.
Les déchéances ont été plus nombreuses,
l'assimilation a exercé plus de ravages, là où
les curés ont trop exclusivement borné leur ardeur à
l'établissement d'oeuvres de charité ou, pis encore, à
thésauriser pour eux-mêmes ou pour leurs paroisses; là
aussi où les instituteurs ont trop cédé aux exigences
des parents désireux de faire donner une formation trop anglaise
à leurs enfants.
Ce
préjugé est encore assez généralement répandu
chez les Franco-Américains. Saurait-on s'en étonner quand
l'on sait quelle emprise il a sur tant d'esprits dans notre province
toute française ? Les curés et les communautés
enseignantes qui réagissent contre ce système arriéré
ont d'autant plus de mérite que, d'une façon générale,
aux États-Unis comme au Canada anglais, les autorités
pédagogiques de l'État sont encore tout imbues de l'idée
simpliste et utilitaire qu'il faut prédominer partout dans l'enseignement.
Les méthodes bilingues modernes, en usage au pays de Galles,
en Suisse, en Belgique, en Hollande, en Allemagne — les pays les plus
avancés dans l'étude des langues — ne sont pas encore
adoptées aux États-Unis. Elles y font leur chemin, pourtant.
Et l'on peut prédire à coup sûr que l'enseignement
du français sera en honneur dans toute la Nouvelle-Angleterre,
longtemps avant que la stupide obstination de nos anglicisateurs désarme
devant le vrai progrès. L'an dernier, un prêtre polonais
a fait, en pleine séance de la Commission parlementaire d'éducation
de la Législature du Massachusetts, un plaidoyer en règle
pour l'école confessionnelle et l'enseignement des langues maternelles.
Il a eu, paraît-il, un prodigieux succès.
*
* * * *
Le
besoin le plus pressant et le plus général des Franco-Américains,
c'est l'établissement d'écoles secondaires pour les garçons.
Grâce au dévouement inlassable de nos communautés
de femmes, les jeunes filles sont mieux pourvues. Les Révérends
Pères Assomptionnistes ont établi, à Worcester,
un collège classique où il semble bien que l'on conservera
la langue et les traditions françaises, adaptées aux conditions
d'Amérique; c'est dire que l'on n'y méprise pas, comme
ont fait trop souvent, les communautés françaises en pays
de langue anglaise, les expériences canadiennes.
Aux
États-Unis, comme dans l'Ouest canadien, la plupart des religieux,
des prêtres et des évêques français, ont commis
l'erreur profonde de penser que la meilleure manière de servir
les intérêts de la religion et de la race, c'était
d'accepter comme une faveur des bribes de privilèges que nous,
les pionniers de l'Amérique du Nord, avions appris à réclamer
comme un patrimoine de naissance; et aussi d'accepter comme inévitable
l'anglicisation de tous les peuples du continent. Il n'est que juste
d'ajouter que le plus grand nombre est revenu graduellement à
une notion plus exacte de la situation.
Les
fondateurs du collège de l'Assomption ne sont pas tombés
dans cette erreur. Souhaitons que cet esprit se conserve et engendre
de nouvelles fondations, d'inspirations catholique et française,
surtout pour l'enseignement commercial et technique que la plupart des
jeunes Franco-Américains sont forcés d'aller recevoir
dans les écoles de l'État, sans âme, sans moralité
ferme, et tout anglaises de ton et d'allures.
*
* * * *
La
deuxième cause principale de l'étonnante conservation
des Franco-Américains, c'est le développement de leurs
organismes économiques. Longtemps, ils ont cru, comme nous et
comme trop de Français, que le patriotisme et les « affaires »
n'ont rien de commun. Le spectacle de l'action collective des races
rivales, et particulièrement des Irlandais, leur a ouvert les
yeux sur la nécessité de grouper leurs forces économiques
et de faire bénéficier leurs propres institutions de l'appoint
de leurs épargnes et de leur richesse grandissante.
L'Union
Saint-Jean-Baptiste est la plus connue et la plus puissante de ces fondations.
Son président général, M. Henri Ledoux, est l'un
des types les plus complets de la nouvelle génération
franco-américaine. Né aux États-Unis, d'un père
et d'une mère également nés en terre américaine,
il est l'exemple vivant de la force de résistance à l'assimilation.
Profondément catholique, nettement français de coeur,
d'esprit et de langue, il est en même temps citoyen américain
dans toute la force du mot. Il a le culte des traditions, un sens très
net des réalités vivantes et une calme et robuste confiance
dans les espérances de l'avenir. Appelé à une heure
critique à rétablir la paix et l'unité dans la
société dont il est le chef, son influence et sa force
se sont rapidement affirmées. Il est puissamment secondé
dans son travail par le génial secrétaire-général
de l'association, M. Vézina, de Woonsocket.
Les
chefs de cette intéressante société ne bornent
pas leur action aux oeuvres d'assurance et de secours mutuels : ils
supportent et activent tous les mouvements propres à alimenter
la vie nationale des Franco-Américains.
D'autres
oeuvres également intéressantes sont les sociétés
du genre du Club Ferdinand Gagnon, de Nashua, et du Conseil
de Ville Modèle, de Holyoke. Ces associations ont pour objet
principal de hâter la naturalisation des Canadiens-français
et de les préparer à jouer le rôle de citoyens américains.
Ces groupements ont l'énorme avantage de n'être pas à
base de parti. Ils contribuent ainsi à réprimer le fatal
esprit de parti, dont les Franco-Américains étaient presque
aussi infestés que nous.
Troisième
article
Sans
doute, à ce beau tableau, il y a des ombres. Les Franco-Américains
sont encore atteints, comme nous, de l'esprit de chicane et de jalousie.
Ils gâtent parfois leur cause par des divisions intestines ou
des intempérances de langage. Il y a encore parmi eux trop de
partisans de la fausse conciliation, trop de victimes du respect humain
et de l'ambiance anglicisatrice. On parle encore l'anglais au foyer,
dans les relations sociales et professionnelles. Mais ces défauts
sont en baisse. Les apostasies nationales se font de plus en plus rares.
Les traductions de noms, de Roy en King, de Boileau en Drinkwater, ont
disparu. On cesse partout d'avoir honte de son sang et de sa langue.
On comprend de plus en plus que la préservation de la langue,
loin d'être un inconvénient et une charge, est un précieux
avantage. Cette évolution est accélérée
par la considération grandissante dont les Franco-Américains
jouissent aux États-Unis. Ils s'aperçoivent que la conservation
de leur langue et de tout ce qui fait leur caractère propre,
loin de les isoler dans la nation américaine et de leur attirer
le mépris de leurs concitoyens, les relève dans leur estime,
et particulièrement dans celle des Américains de vieille
souche.
C'est
par là surtout que la situation des Franco-Américains
s'améliore davantage objectivement. On peut affirmer que, dès
aujourd'hui, les Franco-Américains sont infiniment mieux traités,
dans toute la Nouvelle-Angleterre, que les Canadiens-français
et les Acadiens dans n'importe laquelle des provinces anglaises du Canada.
Et cette situation, ils la tiennent indépendamment de leur puissance
numérique et de leur influence électorale, laquelle est
encore loin de correspondre à leur nombre.
*
* * * *
Qu'on
me cite une seule province anglaise du Canada où un Canadien-français
serait porté au faîte des honneurs politiques et réélu
quatre fois par une majorité aux trois-quarts anglo-protestante.
C'est le cas de M. Pothier, quatre fois nommé gouverneur du Rhode-Island,
élu de plus à la présidence de l'une des institutions
financières les plus puissantes de la Nouvelle-Angleterre, l'Union
Post, de Providence.
Un
cas peut-être encore plus typique, c'est bien celui de M. Pierre
Bonvouloir, trésorier général de l'Union Saint-Jean-Baptiste.
Catholique et français, pour vrai, de plus démocrate,
M. Bonvouloir est contrôleur général des finances
de la ville de Holyoke, aux trois-quarts protestante, de langue anglaise
et républicaine. M. Bonvouloir a été élu
à cette charge, par le suffrage populaire, chaque année,
depuis plus de vingt ans, et presque toujours sans opposition. Quelqu'un
demandait un jour à un Américain, protestant et républicain,
pourquoi il ne songerait pas à faire opposition à M. Bonvouloir.
« Opposition to Bonvouloir! Just as well start a rebellion in
Holyoke! »
Notez
que cet homme d'un rare mérite est à la tête de
tous les mouvements français, de toutes les oeuvres paroissiales,
de toutes les entreprises sociales ou économiques propres à
aider ses compatriotes et qu'il a une mentalité française
infiniment plus intacte que celle de la plupart de nos hommes publics.
Dans
tous les centres de la Nouvelle-Angleterre où les Franco-Américains
comptent un quart ou un tiers de la population — ce qui ne représente
généralement qu'un huitième ou un sixième
des votes populaires — ils détiennent quelques-uns des emplois
publics les plus importants, les uns dépendant du pouvoir administratif,
les autres du suffrage universel.
*
* * * *
Y
a-t-il une seule cité, une seule ville, une seule bourgade du
Canada anglais où les Canadiens-français jouissent de
privilèges analogues ?
Sans
doute, il y a des points douloureux, entre Irlandais et Franco-Américains
surtout. Toutefois, je ne crois pas qu'il existe, en un diocèse
quelconque de la république américaine, une situation
comparable à celle qui est faite au clergé et aux fidèles
de langue française du diocèse de London. Et je doute
fort qu'il fût permis à un seul prêtre irlandais
des États-Unis d'insulter impunément, dans un journal
protestant, à la mémoire d'un archevêque et à
l'autorité d'un cardinal, comme M. l'abbé Whelan a pu
le faire, sans subir la moindre réprimande.
A
l'ouverture du Congrès de l'Union Saint-Jean-Baptiste, le gouverneur
du Massachusetts, M. Walsh, Irlandais catholique, a rendu aux Franco-Américains,
à leurs traditions, à leur système scolaire, un
hommage vibrant et sans réserves. Il les a loués particulièrement
du zèle qu'ils mettent à conserver leur langue. Notez
bien que la majorité anglaise et protestante du Massachusetts
est proportionnellement beaucoup plus forte que celle du Maine, du Rhode-Island
ou du New-Hampshire.
Le
gouverneur-général du Canada, le lieutenant-gouverneur
ou le premier-ministre d'une seule des provinces anglaises du Canada,
oseraient-ils prononcer une semblable parole, en ce pays de liberté
où, paraît-il, la constitution canadienne et le drapeau
britannique garantissent aux deux races « une parfaite égalité
de droits » ?
La
semaine dernière, à une réunion de Franco-Américains
républicains, M. Cabot Lodge, sénateur, a prononcé
un discours en excellent français. Aucun journal américain,
de l'un ou l'autre parti, n'a songé à s'en étonner.
Presque le même jour, M. Rowell, leader du parti libéral
dans l'Ontario, a osé balbutier quelques mots de Parisian
French, made in Toronto, devant un auditoire de Canadiens-français.
L'un des principaux organes du parti conservateur a dénoncé
ce crime. Ces deux incidents donnent l'exacte mesure de l'esprit
qui domine des deux côtés de la frontière.
Selon
toute vraisemblance, la supériorité de la situation morale
des Franco-Américains sur celle des Canadiens-français
va s'accentuer de jour en jour, d'année en année. Ajoutez
à cela la comparaison des situations matérielles, la croissance
de la misère, des impôts et des charges accumulés
sur nos têtes par la participation irraisonnée du Canada
à la guerre européenne; et vous comprendrez sans peine
que les Franco-Américains songent de moins en moins à
regretter leur changement de patrie et d'allégeance.
Tandis
qu'ils croissent chaque jour en puissance morale et matérielle,
qu'ils se débarrassent peu-à-peu de la mentalité
coloniale, qu'ils acquièrent le sens et la pratique de la dignité
nationale, qu'ils affermissent et coordonnent leurs forces d'action
religieuse, et de solidarité française, nous nous enfonçons
plus avant dans le servilisme colonial, nous laissons sacrifier partout
les minorités françaises et catholiques, nous négligeons
nos devoirs nationaux pour assumer des obligations contraires à
nos traditions, à la pratique d'un siècle, à la
dignité même d'un peuple libre. Cette double évolution
marque de plus en plus profondément les traits qui différencient
le peuple franco-américain des Canadiens-français.
Il
fut un temps où nous allions porter aux exilés le réconfort
du patriotisme canadien-français. Il serait plus utile pour nous,
aujourd'hui, d'aller demander aux Franco-Américains des leçons
de dignité et d'énergie nationales.
P.
S. — Mes nombreux amis des États-Unis voudront bien ne pas croire
qu'en citant les noms de MM. Pothier, Ledoux et Bonvouloir, j'ai méconnu
le mérite d'un grand nombre de Franco-Américains marquants,
qui travaillent avec un égal dévouement à l'oeuvre
nationale. J'ai choisi ces trois hommes, parmi ceux que j'ai le mieux
connus, parce que, très différents de caractère,
d'aptitudes et de situation, leur travail et leurs succès illustrent
à merveille la marche ascendante de la race. Je n'ai pas nommé
de prêtres, parce que l'oeuvre admirable du clergé franco-américain
est beaucoup mieux connue chez nous que celle des laïques; et du
reste, le travail accompli aujourd'hui par les chefs laïques est,
dans une large mesure, la résultante du travail préparatoire
accompli par le clergé depuis un demi-siècle.
(1)
Ferdinand Gagnon, sa vie, ses œuvres, Worcester, 1886, page 172.
Source :
Ces trois articles furent originellement publiés dans Le Devoir
du mois de septembre 1915. Ils furent reproduits dans le Bulletin
de la Société historique Franco-Américaine,
Nouvelle série, Vol. 2, 1956, pp. 158-167. Le texte original
a été reformaté pour cette édition sur le
web.
©
2001 Pour l’édition sur le web, Claude Bélanger, Marianopolis
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