Qu'adviendra-t-il
des deux millions ou deux millions et demi de Franco-Américains
qui vivent aux États-Unis, principalement en Nouvelle-Angleterre
?
Au
lendemain du voyage de la Survivance française, il n'est pas
mauvais de se poser la question.
Une
soixantaine de Canadiens français arrivent tout juste d'un magnifique
voyage chez nos compatriotes américains. On les a reçus
à bras ouverts, depuis Manchester jusqu'à Boston,
en passant par les principaux centres français de trois États.
Maintenant que les réceptions sont terminées, que les
voyageurs ont oublié l'émotion bien légitime de
l'heure, le temps est venu de faire le point, d'envisager froidement
le problème de la survivance de ceux qui nous ont quittés
il y a une ou deux générations.
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Première
constatation : ces compatriotes sont devenus des Américains,
d'authentiques « États-Uniens ». Ils présentent
aujourd'hui les principales caractéristiques de leurs millions
de concitoyens : fierté d'appartenir aux États-Unis, amour
et respect de leur drapeau et de leur hymne national.
Cela
ne doit pas nous surprendre. Ils ont opté librement pour la citoyenneté
américaine et prouvent qu'ils ont le coeur à la bonne
place en se conformant aux nécessités de cette allégeance.
Ils ont le bonheur d'appartenir à une nation qui possède
et exerce toutes les prérogatives d'un pays parfaitement autonome.
Les Canadiens ne peuvent malheureusement en dire autant.
C'est
dans ce cadre américain, dont ils sont jaloux, qu'ils veulent
faire fleurir la culture catholique et française. C'est une tâche
pénible, qui demande de grands sacrifices, et à laquelle
ils se sont attelés avec un courage et un succès que l'on
a célébrés à juste titre.
Les
Franco-Américains sont aujourd'hui propriétaires d'institutions
qui font leur orgueil et l'envie de tous ceux qui les voient. Leurs
églises, que nous avons visitées, leurs écoles,
leurs hôpitaux, leurs hospices, représentent un capital
de plusieurs dizaines de millions de dollars mis au service de leur
survivance.
Ils
ont aussi, bien à eux, des sociétés mutuelles très
riches, qui logent dans de somptueux édifices, comme nous en
avons peu chez nous. L'Association Canado-Américaine et l'Union
Saint-Jean-Baptiste d'Amérique sont riches à millions.
Elles rendent de précieux services et sont l'oeuvre des nôtres.
Les
Franco-Américains n'ont pas seulement de belles institutions
: ils ont aussi de bons chefs. Il serait oiseux de citer des noms malgré
le plaisir que nous en éprouverions, car l'énumération
serait longue et forcément incomplète. Disons simplement
que le clergé franco-américain a mené et continue
de mener le bon combat; que les chefs laïques sont nombreux, que
nous en avons salué dans toutes les villes que nous avons visitées.
Ils occupent dans certains coins des postes de commande et savent mettre
leur influence, parfois très considérable, au service
de la cause française.
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Faut-il
conclure que la survivance française aux États-Unis est
chose acquise ?
Malheureusement
non. Au delà des institutions si nombreuses et florissantes soient-elles,
au delà même des chefs, devant lesquels nous nous inclinons
avec admiration, il y a un facteur essentiel entre tous : le désir
de survivance.
Les
Franco-Américains veulent-ils survivre ?
Chez
les anciens, ceux de la génération descendante,
ce désir est vif, dynamique. Ce sont eux qui ont doté
la Franco-Américanie de ses églises, de ses écoles
françaises. Ils sont les hérauts (et les héros
aussi) de la survivance française aux États-Unis au cours
du dernier siècle.
Mais
les autres ? Ceux de la génération de trente ans, ceux
qui fréquentent actuellement l'école ? On a l'impression
d'un relâchement. On sent, à la suite d'une conversation,
d'une confidence presque, que les jeunes perdent le feu sacré
et qu'il faudra donner un coup de barre dans la bonne direction pour
sauver le passé.
Les
symptômes sont nombreux. C'est le maire d'une ville qui nous déclare,
avec tristesse, que dans les terrains de jeux les enfants « ne
parlent qu'anglais ». C'est le directeur d'une grande institution
d'enseignement qui avoue avoir « perdu le contrôle des élèves ».
En classe, c'est encore le français qui a seul droit de cité,
mais dès la récréation, on ne parle plus qu'anglais.
II y a cette église, où tout se faisait en français
il y a une douzaine d'années, mais on ne parle français
qu'à la grand-messe aujourd'hui.
Des
chefs éminents, de vieux lutteurs, nous ont dit qu'il y a lieu
de s'alarmer, car une partie de la jeunesse est en train de se perdre
pour la langue française.
Les
difficultés sont si nombreuses ! Il y a d'abord le milieu, l'ambiance,
qui vont à rebours de tout ce qu'on voudrait sauver. Il y a aussi
une section du haut clergé, en majorité irlandais, qui
tente graduellement d'isoler le groupe français, de l'asphyxier,
sans éclats, avec la patience de celui qui sait que le temps
travaille pour lui.
Y
a-t-il lieu de désespérer ? Non, les Franco-Américains
ont surmonté des difficultés plus grandes que celles-là,
ils ont survécu contre toute espérance. Il y a plutôt
lieu de réorganiser leurs forces, de réorienter leur travail.
Ils ont d'ailleurs été les premiers à le comprendre,
puisqu'ils viennent de créer chez eux un Comité d'orientation
qui saura bien trouver les moyens de reconquérir cette partie
de la jeunesse qui lui échappe actuellement.
Peut-on
sans les blesser leur faire des suggestions ? Oui, car elles viennent
de leurs frères, de ceux-là qui ont assisté à
leur merveilleuse ascension du dernier siècle et qui ne voudraient
pas que tout ce travail fût perdu.
Les
Franco-Américains ont besoin d'une presse puissante, agressive,
vivante. Nous avons salué ici et là en Nouvelle-Angleterre
des journalistes franco-américains qui font de la bonne besogne.
Il faudrait que tous ces journaux se développent encore, jusqu'au
point de s'imposer à tout le monde et de porter à tous
les nôtres, où qu'ils soient aux États-Unis, la
bonne nouvelle. Ce n'est d'ailleurs pas à des Américains
que nous oserons rappeler la puissance de la presse dans notre vingtième
siècle !
Il
faudrait de plus que les chefs franco-américains fissent porter
leur action sur le cercle familial, où s'acquièrent les
véritables convictions, celles qui restent. On nous a dit là-bas
que le problème familial est grave, que c'est un des bobos de
la civilisation américaine.
Le
Comité d'orientation saura trouver la formule pour atteindre
ce milieu, pour lui faire augmenter, ou lui redonner dans certains cas,
sa puissance de survivance.
Le
cri d'alarme a été sonné pendant notre voyage en
Nouvelle-Angleterre. Il est venu de chefs franco-américains.
Nous avons confiance qu'ils sauront contourner cette nouvelle difficulté,
mettre fin à la désertion des jeunes, car il faut éviter
à tout prix que le travail de deux ou trois générations
n'aboutisse à rien. Les institutions magnifiques que nous avons
vues sont françaises : il faut qu'elles le restent.
Source : Pierre
LAPORTE, « Les Franco-Américains peuvent-ils survivre ? »,
dans Le Devoir, 20 juillet 1949, p. 4. Quelques erreurs typographiques
ont été corrigées.
©
2001 Claude Bélanger, Marianopolis College