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2001-08-13

Laporte, Pierre, « Les Franco-Américains peuvent-ils survivre ? », Le Devoir, 1949

Qu'adviendra-t-il des deux millions ou deux millions et demi de Franco-Américains qui vivent aux États-Unis, principalement en Nouvelle-Angleterre ?

Au lendemain du voyage de la Survivance française, il n'est pas mauvais de se poser la question.

Une soixantaine de Canadiens français arrivent tout juste d'un magnifique voyage chez nos compatriotes américains. On les a reçus à bras ouverts, depuis Manchester jusqu'à Boston, en passant par les principaux centres français de trois États. Maintenant que les réceptions sont terminées, que les voyageurs ont oublié l'émotion bien légitime de l'heure, le temps est venu de faire le point, d'envisager froidement le problème de la survivance de ceux qui nous ont quittés il y a une ou deux générations.

* * * * *

Première constatation : ces compatriotes sont devenus des Américains, d'authentiques « États-Uniens ». Ils présentent aujourd'hui les principales caractéristiques de leurs millions de concitoyens : fierté d'appartenir aux États-Unis, amour et respect de leur drapeau et de leur hymne national.

Cela ne doit pas nous surprendre. Ils ont opté librement pour la citoyenneté américaine et prouvent qu'ils ont le coeur à la bonne place en se conformant aux nécessités de cette allégeance. Ils ont le bonheur d'appartenir à une nation qui possède et exerce toutes les prérogatives d'un pays parfaitement autonome. Les Canadiens ne peuvent malheureusement en dire autant.

C'est dans ce cadre américain, dont ils sont jaloux, qu'ils veulent faire fleurir la culture catholique et française. C'est une tâche pénible, qui demande de grands sacrifices, et à laquelle ils se sont attelés avec un courage et un succès que l'on a célébrés à juste titre.

Les Franco-Américains sont aujourd'hui propriétaires d'institutions qui font leur orgueil et l'envie de tous ceux qui les voient. Leurs églises, que nous avons visitées, leurs écoles, leurs hôpitaux, leurs hospices, représentent un capital de plusieurs dizaines de millions de dollars mis au service de leur survivance.

Ils ont aussi, bien à eux, des sociétés mutuelles très riches, qui logent dans de somptueux édifices, comme nous en avons peu chez nous. L'Association Canado-Américaine et l'Union Saint-Jean-Baptiste d'Amérique sont riches à millions. Elles rendent de précieux services et sont l'oeuvre des nôtres.

Les Franco-Américains n'ont pas seulement de belles institutions : ils ont aussi de bons chefs. Il serait oiseux de citer des noms malgré le plaisir que nous en éprouverions, car l'énumération serait longue et forcément incomplète. Disons simplement que le clergé franco-américain a mené et continue de mener le bon combat; que les chefs laïques sont nombreux, que nous en avons salué dans toutes les villes que nous avons visitées. Ils occupent dans certains coins des postes de commande et savent mettre leur influence, parfois très considérable, au service de la cause française.

* * * * *

Faut-il conclure que la survivance française aux États-Unis est chose acquise ?

Malheureusement non. Au delà des institutions si nombreuses et florissantes soient-elles, au delà même des chefs, devant lesquels nous nous inclinons avec admiration, il y a un facteur essentiel entre tous : le désir de survivance.

Les Franco-Américains veulent-ils survivre ?

Chez les anciens, ceux de la génération descendante, ce désir est vif, dynamique. Ce sont eux qui ont doté la Franco-Américanie de ses églises, de ses écoles françaises. Ils sont les hérauts (et les héros aussi) de la survivance française aux États-Unis au cours du dernier siècle.

Mais les autres ? Ceux de la génération de trente ans, ceux qui fréquentent actuellement l'école ? On a l'impression d'un relâchement. On sent, à la suite d'une conversation, d'une confidence presque, que les jeunes perdent le feu sacré et qu'il faudra donner un coup de barre dans la bonne direction pour sauver le passé.

Les symptômes sont nombreux. C'est le maire d'une ville qui nous déclare, avec tristesse, que dans les terrains de jeux les enfants « ne parlent qu'anglais ». C'est le directeur d'une grande institution d'enseignement qui avoue avoir « perdu le contrôle des élèves ». En classe, c'est encore le français qui a seul droit de cité, mais dès la récréation, on ne parle plus qu'anglais. II y a cette église, où tout se faisait en français il y a une douzaine d'années, mais on ne parle français qu'à la grand-messe aujourd'hui.

Des chefs éminents, de vieux lutteurs, nous ont dit qu'il y a lieu de s'alarmer, car une partie de la jeunesse est en train de se perdre pour la langue française.

Les difficultés sont si nombreuses ! Il y a d'abord le milieu, l'ambiance, qui vont à rebours de tout ce qu'on voudrait sauver. Il y a aussi une section du haut clergé, en majorité irlandais, qui tente graduellement d'isoler le groupe français, de l'asphyxier, sans éclats, avec la patience de celui qui sait que le temps travaille pour lui.

Y a-t-il lieu de désespérer ? Non, les Franco-Américains ont surmonté des difficultés plus grandes que celles-là, ils ont survécu contre toute espérance. Il y a plutôt lieu de réorganiser leurs forces, de réorienter leur travail. Ils ont d'ailleurs été les premiers à le comprendre, puisqu'ils viennent de créer chez eux un Comité d'orientation qui saura bien trouver les moyens de reconquérir cette partie de la jeunesse qui lui échappe actuellement.

Peut-on sans les blesser leur faire des suggestions ? Oui, car elles viennent de leurs frères, de ceux-là qui ont assisté à leur merveilleuse ascension du dernier siècle et qui ne voudraient pas que tout ce travail fût perdu.

Les Franco-Américains ont besoin d'une presse puissante, agressive, vivante. Nous avons salué ici et là en Nouvelle-Angleterre des journalistes franco-américains qui font de la bonne besogne. Il faudrait que tous ces journaux se développent encore, jusqu'au point de s'imposer à tout le monde et de porter à tous les nôtres, où qu'ils soient aux États-Unis, la bonne nouvelle. Ce n'est d'ailleurs pas à des Américains que nous oserons rappeler la puissance de la presse dans notre vingtième siècle !

Il faudrait de plus que les chefs franco-américains fissent porter leur action sur le cercle familial, où s'acquièrent les véritables convictions, celles qui restent. On nous a dit là-bas que le problème familial est grave, que c'est un des bobos de la civilisation américaine.

Le Comité d'orientation saura trouver la formule pour atteindre ce milieu, pour lui faire augmenter, ou lui redonner dans certains cas, sa puissance de survivance.

Le cri d'alarme a été sonné pendant notre voyage en Nouvelle-Angleterre. Il est venu de chefs franco-américains. Nous avons confiance qu'ils sauront contourner cette nouvelle difficulté, mettre fin à la désertion des jeunes, car il faut éviter à tout prix que le travail de deux ou trois générations n'aboutisse à rien. Les institutions magnifiques que nous avons vues sont françaises : il faut qu'elles le restent.

Source : Pierre LAPORTE, « Les Franco-Américains peuvent-ils survivre ? », dans Le Devoir, 20 juillet 1949, p. 4. Quelques erreurs typographiques ont été corrigées.

© 2001 Claude Bélanger, Marianopolis College