Last modified:
2001-08-13
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Laflamme, J.-L.-K.,
« Les émigrés ont-ils agrandi la patrie ? », La Canadienne, 1923.
Ce
mot d'Edmond de Nevers, auteur de L'Avenir du peuple Canadien-français
et de L'Ame Américaine a repris, à la lumière
d'événements récents, une poignante actualité.
Les nôtres quittent, par milliers, le sol natal pour se diriger
vers les Etats-Unis. A tel point que l'épiscopat a cru devoir,
dans une lettre pastorale lue dans toutes nos églises, signaler
les dangers de toutes sortes que comporte l'abandon de la terre.
Les
gouvernants eux-mêmes se sont émus de cet exode qui cadre
assez mal avec ce qu'ils font, à Ottawa, pour attirer chez nous
des éléments nouveaux, et à Québec, pour
rendre plus facile l'accès de nos régions colonisables.
Le gouvernement fédéral a même voulu supplémenter
son oeuvre en confiant à un comité de prêtres-colonisateurs
le soin de favoriser par tous les moyens raisonnables le retour au pays
de ceux des nôtres qui se sont établis dans la Nouvelle-Angleterre.
En
attendant les résultats de cette belle propagande, que nous voulons,
certes, très favorables, on nous permettra de rappeler ici les
conditions particulières qui font de cette émigration
franco-américaine un sujet à part. Une fois de plus, nous
voici en face d'une situation qui, intéressant l'avenir du peuple
canadien-français dans ce qu'il a de vital, demande d'être
traitée, l'on pourrait dire, en marge des lois qui président
au développement normal de la nation. Et si l'on y songe bien,
il est facile de constater que le sentiment ne compte guère dans
les grandes migrations de peuples et que, chez tous ceux qui viennent
comme chez ceux qui partent, le mobile des actions tient à des
causes rigoureusement utilitaires. Autrement, le zèle des patriotes
aidant, le développement de notre pays aurait pris une tout autre
tournure.
Beaucoup
se rappellent avec quelle amertume on déplorait, il y a quelques
années, le fait que les nôtres ne s'étaient pas
dirigés en plus grand nombre vers l'Ouest canadien. Et l'on commentait
tout ce qui aurait pu être accompli par un groupement compact
de 300,000 Canadiens-français sur l'ancien domaine de la Compagnie
de la Baie d'Hudson. Et puis, est-il bien sûr que, si ce conseil
donné après coup eût été donné
à temps pour être suivi, la politique canadienne., eût
donné une autre solution aux problèmes de race et de religion
dans l'Ouest? D'autre part, ce conseil aurait-on pu le suivre?
Les
Canadiens-français se sont dirigés de préférence
vers les Etats-Unis pour des raisons d'ordre immédiat, pour faire
face à des exigences qui ne souffraient ni retard ni sacrifices
surhumains. Ils ont été poussés, par les rigueurs
du destin, là où le pain de chaque jour apparaissait plus
à portée de leur main. De plus, il ne faut pas oublier
que dans la Nouvelle-Angleterre ils pouvaient bénéficier,
dès les premiers jours de l'émigration, d'une facilité
de groupement qui a complètement fait défaut à
leurs frères de l'Ouest canadien où on ne se rendait pas
aussi facilement qu'aujourd'hui.
Après
tout, l'émigration canadienne-française vers l'Ouest,
pour être normale, ne pouvait guère être plus considérable
qu'elle ne l'a été, si l'on tient compte du fait que les
grandes migrations de peuples cèdent surtout devant les avantages
immédiats qu'ils entrevoient dans toutes ces terres promises
que la renommée ou une savante réclame politique leur
promettent:
Aussi
bien le passage des nôtres aux Etats-Unis était-il à
peine une émigration, tant chacun restait près du foyer
ancestral et en communication constante avec les membres de la famille
restés au pays. C'est ce qui faisait dire à Edmond de
Nevers en parlant des FrancoAméricains qu'ils "avaient agrandi
la patrie".
Les
Américains eux-mêmes - j'entends ceux qui pensent, et c'est
le grand nombre - ne pensent pas autrement de leurs concitoyens d'origine
canadienne-française. Un des plus distingués d'entre eux,
le sénateur Henry Cabot Lodge, dans une conférence sur
l'Immigration prononcée devant le "City Club" de Boston,
Mass, a prononcé les paroles suivantes:
«
L'immigration des Canadiens-français a constitué un
des éléments les plus puissants et les plus précieux
de notre population. Mais les Français du Canada entrent
à peine dans le sujet que nous étudions, parce qu'ils
peuvent à peine être appelés des immigrants
dans le sens que nous donnons à ce mot. Ils représentent
un des plus vieux établissements de ce continent. Ils ont
été, dans le sens large, américains depuis
des générations, et leur venue aux Etats-Unis est
simplement un mouvement d'Américains traversant une ligne
imaginaire pour passer d'une partie de l'Amérique dans une
autre. »
Au
Canada, on ne pensait pas autrement. A preuve, cet extrait d'un discours
prononcé devant la Société Historique Franco-Américaine
par Mr. Adjutor Rivard, de Québec, élevé depuis
à la magistrature canadienne.
«
Je ne suis pas de ceux qui pensent qu'on devient transfuge en passant
les frontières. Loin de là! J'estime seulement que
vous êtes dans la fournaise, alors que nous avons encore à
peine à lutter, que vous êtes en plein dans l'accomplissement
de votre mission, alors que nous ne faisons qu'y penser. Et s'il
fallait une comparaison pour rendre ma pensée, je vous conterais
qu'un jour il se trouvait deux frères qui avaient formé
le projet d'acquérir autour d'eux une certaine influence
et de faire pénétrer leurs traditions, leurs moeurs
et leur esprit chez les peuplades voisines; voici que l'aîné,
confiant dans sa force et dans la sagesse de ses conseils, crut
devoir rester au logis, s'y créer une atmosphère particulière
et s'y reposer, tandis que l'autre, plus jeune et plus hardi, s'éloigna,
pénétra jusqu'au coeur même des peuples d'alentour,
et là, toujours fidèle, obéit à l'esprit
de prosélytisme de sa race.
"Messieurs,
il faut sans doute quelqu'un qui garde le logis paternel.
"Chacun
a son rôle. Mais le rôle du fils cadet, s'il est plus
dangereux, s'il expose à des périls plus grands, ne
me paraît ni moins noble, ni moins patriotique."
Voici
qui explique, dans une grande mesure, pourquoi tant des nôtres
ont déjà passé la frontière et la passent
tous les jours Et si l'on émigrait pour une question de sentiment,
il y aurait dans l'oeuvre accomplie par les Franco-Américains
et, de fait, par tous les groupes français en dehors de la Province
de Québec, de quoi attirer les plus belles énergies.
Mais
il y a plus. L'émigration n'est pas même due au désir
naturel chez chacun d'améliorer une situation qui, autrement,
serait assez tolérable. Elle est due à la rigueur de circonstances
locales, aux mille infortunes diverses qui, le long de la vie, secouent
les foyers les mieux établis; elle est due à l'excès
de main-d'ceuvre dans une occupation donnée et au désir
des générations nouvelles d'essayer leurs ailes sous des
horizons plus larges et plus favorables.
L'émigration,
où qu'elle se produise, est toujours un signe de déséquilibre
économique, quelle que soit son origine et quelle que soit la
direction qu'elle prenne. C'est là qu'est le mal et, s'il y a
un remède, c'est là qu'il faudra l'appliquer.
Source:
Éditorial de J.-L.-K. Laflamme, « Les émigrés ont-ils
agrandi la patrie ? », dans La Canadienne, Vol. VII, No. 4, juillet
1923, p. 1
©
2001 Claude Bélanger, Marianopolis College
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