Nous
terminerons aujourd'hui notre étude sur la situation des Franco-Américains.
Peut-être, à une date ultérieure, aurons-nous l'occasion,
dans une seconde série d'articles, de traiter certains points
du même sujet que nous avons pu à peine indiquer jusqu'ici
et tirer les conclusions générales qui paraissent se dégager
des faits précédemment exposés. Mais maintenant,
nous n'avons plus, pour avoir accompli jusqu'au bout le programme que
nous nous sommes tracé dès notre premier article, qu'à
répondre à cette dernière question :
--
« Que deviendront vraisemblablement les citoyens d'origine canadienne-française
de l'est des Etats-Unis et est-il possible qu'ils résistent longtemps
aux dangers qui menacent leur langue maternelle ? »
C'est
là, nous l'avons déjà dit, un problème impossible
à résoudre rigoureusement. L'avenir de la race française
aux Etats-Unis repose non seulement sur les conditions actuelles où
elle se trouve et qu'il n'est pas possible de connaître autrement
que de façon très implicite, mais encore sur des événements
politiques ou économiques à venir dont elle ressentira
nécessairement le contre-coup et qu'on ne saurait prévoir.
Aussi la seule réponse que nous puissions offrir à la
question plus haut posée ne constitue-t-elle pas une solution
définitive : elle ramène simplement le problème
aux termes d'une équation.
La
race canadienne-française pourra se maintenir et conserver sa
langue, dans l'est des Etats-Unis, À CONDITION
1°
Qu'aucun événement ne se produise qui vienne changer à
son égard l'attitude des Etats-Unis et restreindre la liberté
dont elle a joui jusqu'ici.
2°
Que dès aujourd'hui, elle entre résolument dans la voie
des réformes indispensables à la survivance de sa langue
et que nous allons brièvement énumérer.
Maintenant
que l'émigration de la province de Québec a virtuellement
cessé d'aller augmenter leur population tout en contribuant à
entretenir chez eux l'usage et l'amour de la langue, les Franco-Américains
doivent faire preuve d'une énergie plus vive que jamais pour
résister aux dangers qui les menacent. Et ils ne peuvent reculer
devant aucun sacrifice.
...
On a vu précédemment qu'ils possèdent actuellement
un certain nombre de très bonnes écoles : il importe maintenant
que TOUTES leurs écoles soient au niveau de celles-là,
qu'il y ait un plus grand nombre d'écoles et un personnel enseignant
plus considérable. Tout cela, nous le savons, coûtera des
sacrifices. Mais ces sacrifices sont indispensables. Car il faut bien
s'en rendre compte, il n'y a que l'école paroissiale qui puisse
assurer la conservation de notre langue, et des signes certains indiquent
que le Franco-Américain ne continuera pas longtemps à
envoyer ses enfants à l'école paroissiale à moins
que celle-ci ne soit sous tous rapports l'égale de l'école
publique.
En
second lieu, il faut de toute nécessité que la naturalisation
fasse avant peu d'années tous les progrès qu'elle peut
faire, car ce n'est que par la naturalisation, et par suite, l'exercice
du droit de vote, que nos gens pourront conquérir aux Etats-Unis
la part légitime d'influence qui leur reviendrait de par leur
nombre.
Le
prêtre d'origine canadienne-française est l'homme à
qui l'on doit à l'heure qu'il est la survivance de notre langue
dans la Nouvelle-Angleterre. D'autre part, le clergé irlandais
est le grand ennemi de notre race. Il importe donc que les Franco-Américains
continuent de lutter pour avoir des prêtres de leur langue et
de leur sang. Il leur faut faire disparaître la tradition selon
laquelle on impose à une multitude de paroisses aux neuf-dixièmes
canadiennes-françaises des curés irlandais qui souvent
savent à peine quelques mots de français et dont l'effort
continuel tend à assurer la disparition de notre langue...
Malgré
certains abus auxquels elles ont donné lieu, les sociétés
« nationales » font beaucoup, croyons-nous, pour la conservation du
français. Elles contribuent à inspirer à nos compatriotes
émigrés à la fois l'estime et l'amour de notre
langue, elles entretiennent le souvenir des origines et perpétuent
les traditions de notre race...
En
terminant signalons comme un puissant élément de force
pour eux, le fait de se tenir étroitement groupés dans
les diverses villes qu'ils habitent. On aura beau railler les petits
Canada : ce sont eux qui, en tenant nos gens voisins les uns des autres,
leur ont permis de parler leur langue plus souvent, et partout en ont
assuré le salut...
Sans
doute l'école contribue beaucoup à la conservation de
notre langue, mais il ne fait aucun doute à nos yeux que, même
avec l'école paroissiale, les Franco-Américains, du jour
où ils seront dispersés dans les villes où ils
se sont fixés, perdront leur langue...
Mais
s'ils doivent rester groupés afin d'avoir chaque jour l'occasion
de parler français entre eux, il s'ensuit pas qu'ils doivent
s'isoler de la vie américaine, de la vie nationale américaine.
Cela ne veut pas dire qu'ils doivent faire bande à part en politique.
Ils doivent être, en politique, démocrates ou républicains
-- peu importe -- ils ne doivent pas être Canadiens. Cela n'est
pas un parti...
Enfin
si nous résumons, nous dirons que si les circonstances continuent
de les favoriser, il n'est pas impossible que les Franco-Américains
conservent leur langue. Mais il faudra pour cela :
1.
Qu'ils aient des prêtres de leur origine.
2.
Qu'ils se donnent de bonnes écoles paroissiales.
3.
Que tout en restant groupés étroitement afin d'avoir l'occasion
de parler français chaque jour dans le quartier qu'ils habitent,
ils entrent résolument dans le courant de la vie nationale américaine...
4.
Qu'ils se fassent naturaliser et qu'ils s'intéressent à
la politique américaine.
5.
Qu'ils continuent d'avoir des sociétés nationales mais
qu'ils aient souci plus que jamais de conserver ou de rétablir
l'union parmi eux.
Il
nous reste à indiquer un dernier élément de force
à peu près indispensable aux Franco-Américains.
Mais celui-là, ils ne doivent l'attendre que du dehors. Nous
voulons parler de la persécution qui, pourvu qu'elle ne fût
pas trop violente, a toujours été pour notre race un excellent
stimulant...
Et
maintenant, « de quoi demain sera-t-il fait ? »
Il
n'est donné à personne de le prévoir...
L'avenir
est un livre fermé que le temps effeuille sous nos yeux page
par page, jour par jour. En dépit de tous les calculs et sur
quelque base qu'on s'appuie, on ne pourra jamais dire un an seulement
à l'avance le résultat d'événements que
nul ne connaît et que le hasard seul, souvent, détermine.
Or, dans le problème qui nous occupe, une foule de données
et de données essentielles, reposent précisément
sur ces événements impossibles à prévoir.
Tout ce que nous pouvons dire, après une étude assez longue,
et en tous cas très sincère, [...] c'est que la survivance
de la race et de la langue française dans la Nouvelle-Angleterre
et l'Etat de New-York ne nous paraît pas chose impossible.
Source :
Jules Fournier, « Chez les Franco-Américains » dans
Le Canada, 18 janvier 1906, p. 3. Reproduit dans Adrien Thério,
Jules Fournier. Textes choisis et présentés, Montréal,
Fides, Collection des Classiques canadiens, 1957, 93p., pp. 19-23.
©
2001 Pour l’édition sur le web, Claude Bélanger, Marianopolis
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