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2001-08-13
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D’Arles, Henri,
« Le français en Nouvelle-Angleterre », La revue moderne, 1919.
I.
DANS LE CONNECTICUT
Le trois avril mil
neuf cent dix-huit, à Washington, se tenait une assemblée convoquée
et présidée par M. Lane, ministre dans le cabinet Wilson, dont l'objet
était de promouvoir, dans toute l'étendue des États-Unis, ce que l'on
a appelé d'un mot barbare, mais qu'il nous faut bien adopter, puisqu'il
est désormais consacré : à savoir l'américanisation. Les délibérations
de cette assemblée se concrétisèrent en des résolutions, dont la quatrième
et dernière portait que « dans toutes les écoles primaires l'anglais
soit la seule langue enseignée et la seule langue de l'enseignement. »
Si l'on se demande pourquoi un tel mouvement de chauvinisme
surgissait tout à coup au siège même de la République, et comment il
se fait que l'esprit américain, réputé pour être si large et si libéral,
ait soudainement proposé des mesures dont l'une, entr'autres, sautait
aux yeux par son étroitesse, la seule réponse qui se présente est la
même qui a été donnée à propos de tout, dans les sombres années qui
viennent de finir : « C'est la guerre ! »
En effet, l'enregistrement
de tous les hommes en âge de porter les armes, et l'appel des premières
classes de conscrits furent, pour les autorités des divers États, l'occasion
d'une « découverte ». Elles s'aperçurent alors que les États-Unis
formaient comme un immense mosaïque de peuples, qu'à peu près toutes
les races du globe s'étaient donné rendez-vous dans le sein hospitalier
de l'Union. La nécessité de fondre au plus tôt, dans un esprit commun
et national, ces multiples éléments empruntés à tous les pays de la
terre, leur apparut comme le problème de l'heure. Ce n'est pas cependant
que l'on eût constaté chez ces « étrangers » la moindre hésitation
à répondre à l'appel du drapeau. Au contraire, leurs masses compactes
avaient donné l'exemple d'une discipline superbe dans les camps d'entraînement;
et là-bas, sur les champs de bataille, elles faisaient leur devoir jusqu'à
l'effusion du sang et jusqu'à la mort. Il semble que, pour tout homme
raisonnable, il y avait dans ce fait une preuve suffisante d'américanisation
chez ces hétérogènes. Quand on meurt pour un pays, pour le drapeau
auquel on a juré allégeance, cela doit être signe qu'on l'aime, qu'on
lui est fidèle. Que peut-on lui donner de plus ? Mais ces millions d'individus,
dont la loyauté s'était affirmée de façon éclatante, avaient toujours
la « tache originelle »; ils venaient d'ailleurs; un sang
étranger coulait dans leurs veines. Et puis, l'on avait constaté que
certains d'entre eux ne possédaient pas encore pleinement la langue
anglaise, langue officielle du pays. Et, en vertu du plus niais des
sophismes, celui qui ne sait pas la langue d'un pays ne pouvant avoir
l'esprit de ce pays, l'on en concluait à l'urgence de lancer un vaste
mouvement d'américanisation, par l'école, l'école du soir
pour les adultes, l'école primaire pour les enfants, avec la
seule langue anglaise à base de tout l'enseignement.
Je me demande si
la grande guerre aura produit un effet beaucoup plus inattendu que celui-ci.
Quand, sur la question essentielle de la participation de tous les citoyens
aux oeuvres de guerre et à la guerre même, il y a eu l'unanimité la
plus touchante et la plus généreuse, pourquoi venir soulever un débat
tendant à faire croire tout le contraire ? Nous nous sommes laissé dire
que c'était uniquement les germano-américains que l'on visait par là,
que c'était à leur esprit d'embusqués et à leur langue que l'on en voulait
surtout. Pourquoi alors ne l'avoir pas signifié ouvertement ? Pourquoi
avoir laissé planer sur les autres groupements ethniques qui se sont
montrés fidèles à leur serment, des soupçons injurieux ?
La mesure adoptée
à Washington, concernant la langue anglaise dans toutes les écoles primaires,
ne revêtait pourtant pas le caractère de loi : c'était une invitation
pressante, et comme une sollicitation, faite en haut lieu, à tous les
États de l'Union américaine. L'on demandait aux diverses législatures
de statuer dans ce sens, et de coopérer activement à l'oeuvre dont on
indiquait les grandes lignes, en proposant la diffusion de l'anglais,
son enseignement exclusif dans les écoles primaires, comme moyen efficace
d'arriver au but commun : l'américanisation.
Américanisation,
quel grand mot ! on en a plein la bouche. C'est tout
un vers octosyllabique, mais si peu musical. Nous supposons que
cela veut dire simplement, en bon français, l'ensemble des qualités
qui doivent distinguer le citoyen des États-Unis, lesquelles ne différent
pas essentiellement de celles que doit posséder un citoyen de n'importe
quel pays du monde. Ce sont des entités d'un ordre général, adaptées
à un milieu particulier, et comme recevant de ce milieu une physionomie
spéciale. Mais ces entités relèvent d'un fonds commun. Théodore Roosevelt,
qui vient de mourir avec une discrétion qui a étonné chez un tel homme,
passe pour avoir été le premier à lancer ce vocable retentissant. Cet
ancien président ne manquait aucune occasion de faire du bruit; il ne
pouvait se résigner à rentrer dans la vie privée. Un besoin fébrile
d'action l'empêchait de garder la dignité de tenue, la réserve que l'on
aurait pu s'attendre à trouver chez un homme qui avait occupé une position
si éminente. Comme président, Roosevelt aura eu un très beau règne.
Mais parce que, une fois sorti de charge, il n'aura pas voulu consentir
à s'effacer, et qu'au contraire il aura eu recours aux moyens les plus
vulgaires de cultiver une popularité qui avait été réelle, il aura baissé
dans l'estime de tous. Depuis son voyage d'Europe et ses fameuses chasses
africaines, qui ne furent qu'une tartarinade dans les grands prix, surtout
depuis le manque de tact diplomatique avec lequel il refusa de se plier
aux légitimes exigences de l'étiquette pontificale, lors de son passage
à Rome, aimant mieux ne pas faire de visite au Saint Père que de se
soumettre aux loyales et justes conditions qu'y mettait l'antique coutume
vaticane, cet homme d'État alla de mal en pis; on eût dit qu'il prenait
plaisir à se fourvoyer. Cependant, rien ne semblait capable de le guérir
de son prurit de mouvement et d'agitation; aucune leçon n'était assez
forte pour lui apprendre que l'on ne voulait plus de lui sur la scène.
Son encombrante personnalité ne perdait aucune chance de revenir à la
charge, de s'affirmer quand même, et de battre la grosse caisse, afin
que nul n'ignorât qu'il était toujours vivant. Privé d'aller conduire
sur les champs de bataille d'Europe un contingent de volontaires, du
moins voulut-il guerroyer ici par la parole et par la plume, et frapper
d'estoc et de taille, à la Don Quichotte, trouvant que le gouvernement
n'en faisait jamais assez pour la grande cause. Le dernier grand dada
qu'aura enfourché ce paladin fut donc ceci : l'américanisation. Et comme
Roosevelt conservait, malgré tout, un reste d'influence, et que, surtout,
le pays étant à une heure critique de son histoire, des penseurs ont
même dit à un tournant de son évolution, pareil mot sonore et grandiloquent
devait éveiller l'attention publique et soulever des échos dans le monde
officiel, un comité se forma donc à Washington sous l'impulsion directe
de l'un des ministres, pour élaborer tout un programme en vue de traduire
dans la pratique la théorie enclose dans la formule qu'il arborait comme
signe. Encore une fois, l'opportunité de ce mouvement était d'autant
plus contestable que, de toutes les nations en guerre, les États-Unis
étaient celle où la loi de conscription avait rencontré l'adhésion la
plus franche et la plus universelle. L'Union sacrée s'était faite comme
d'elle-même pour donner à l'effort américain toute son ampleur et toute
son efficacité. Aux yeux de tout esprit réfléchi, il y avait bien là
la preuve que tous ces foreign-born dont les noms remplissaient
les listes d'enrôlement militaire, et qui avaient mis tant de joyeux
empressement à accourir sous le drapeau national, n'étaient pas sans
posséder déjà l'état d'âme patriotique qu'on parlait de leur infuser.
Il semble que l'on se disposait à prêcher à des convertis. Qu'elle se
trompât d'heure ou d'adresse, l'impulsion partait de haut, et il était
naturel que l'on vît les États accueillir le mot d'ordre et prendre
les mesures nécessaires pour assurer son exécution.
Le premier, croyons-nous,
à saisir la balle au bond fut le Connecticut. Dès le vingt-cinq avril,
à peine quinze jours après que la résolution washingtonienne eût été
rendue publique, le gouverneur Marcus H. Holcomb, un homme assez populaire
apparemment, puisqu'il vient d'inaugurer son troisième terme d'office,
lançait une proclamation de laquelle nous extrayons ce qui suit :
Attendu que la
langue (officielle) du pays est la langue anglaise, et qu'il est clair
que, conformément à l'intention et à l'esprit des statuts de l'État
du Connecticut, c'est en Anglais que les enfants de sept à seize ans
doivent apprendre à lire, à écrire, à épeler, et acquérir la connaissance
de la grammaire anglaise, de l'arithmétique, de la géographie, de
l'histoire des États-Unis, et qu'il n'est pas besoin de démonstration
pour prouver que cela importe à la sécurité de l'État et de la nation :
Attendu qu'il
est venu à notre connaissance qu'en certaines écoles publiques et
privées de cet État, l'enseignement des matières plus haut énumérées
est donné en une autre langue que l'anglais, et même, en quelques
endroits, en la langue de certaines des puissances étrangères avec
lesquelles les États-Unis sont maintenant en guerre;
Conséquemment,
en vertu du pouvoir dont je suis revêtu à titre de Gouverneur de cet
État, j'ordonne qu'à partir du premier juillet 1918 :
Dans toutes les
écoles publiques et privées, l'on se serve exclusivement de la langue
anglaise pour apprendre aux enfants à lire, à écrire, à épeler, et
pour leur enseigner la grammaire anglaise, la géographie, l'arithmétique
et l'histoire des États-Unis; que l'anglais soit également la langue
de l'administration; cependant, dans les écoles privées, il sera permis
de se servir d'une autre langue que la langue anglaise pour les exercices
purement religieux, except that a language other than English
may be used for purely devotional purposes in private schools.
À la prendre au
pied de la lettre, cette dernière clause veut donc dire que, pour ce
qui est des prières qui se font dans les écoles privées ou confessionnelles,
elles pourront être récitées dans la langue maternelle des enfants.
M. le Gouverneur Holcomb est bien bon; il n'ose pas aller jusqu'à dicter
le langage que devront employer les enfants des écoles privées, quand
ils s'adresseront au bon Dieu. Par une faveur insigne, par une exception
à l'ordre général et absolu qu'il a porté, ils pourront prier selon
les formules qu'ils auront apprises sur les genoux de leurs mères, et,
par exemple, s'ils sont canadiens-français d'origine, continuer à dire
à Dieu, même dans leurs classes : « Notre Père », et à la
Sainte Vierge : « Je vous salue, Marie ! » M. le Gouverneur
Holcomb est bien large, en vérité. Ainsi, dans toutes les écoles
primaires du Connecticut, qu'elles appartiennent à l'État ou qu'elles
relèvent de l'initiative privée, toute autre langue que l'anglais est
abolie, sauf, pour ces dernières, en ce qui concerne les exercices purement
religieux.
Quelqu'un d'autorisé
a voulu savoir si Monseigneur l'Évêque de Hartford avait été approché
et consulté par le Gouverneur à ce sujet. Et voici la réponse transmise
par message téléphonique : « Bishop Nilan was never consulted
in school matters. Monseigneur Nilan n'a jamais été consulté sur
la question des écoles. »
M. l'abbé Murray,
chancelier du diocèse, de qui est venu ce renseignement, a ajouté que
lui-même avait soumis des suggestions que M. Holcomb avait écartées
(disregarded). Et il est bien évident que l'autorité diocésaine
n'a pas été saisie de la question, ou que, si elle l'a été, l'on n'a
tenu aucun compte de la direction qu'elle a donnée. Car la proclamation
de M. le Gouverneur Holcomb constitue une violation flagrante d'un principe
sacré de droit naturel. Nous n'envisagerons pas la question quant à
ce qui concerne les écoles de l'État. Et cependant il y aurait beaucoup
à dire là-dessus. Parce qu'elles sont la propriété de l'État, il ne
faudrait pas croire que l'État puisse s'y arroger tous les droits. Je
sais bien qu'elles s'inspirent de plus en plus de ce principe dont les
conséquences sont incalculables, que l'enfant appartient à l'État; mais
je sais aussi que ce principe est pernicieux, qu'il est diamétralement
opposé à la doctrine catholique, que jamais l'Église ne l'admettra.
Mettant donc de côté l'ordonnance gouvernementale en tant qu'elle peut
affecter les écoles publiques du Connecticut, et la considérant uniquement
sous l'angle des écoles privées ou confessionnelles, spécialement des
écoles franco-américaines du Connecticut, j'ose la qualifier d'ingérence
malheureuse, d'intrusion illégitime en un domaine qui échappe, de par
sa nature, à l'ostracisme dont pareille ordonnance le frappe. Voici
des écoles que nos frères ont fondées et qu'ils soutiennent de leurs
deniers. Jamais ils ne se sont plaints des sacrifices que leur entretien
a demandés, car ils ont toujours compris que ces sacrifices étaient
nécessaires, essentiels, et que l'avenir religieux des enfants en dépendait.
L'enfance a besoin de religion; l'enfant né de parents catholiques a
le droit absolu d'être formé selon les principes catholiques. Et où
le sera-t-il, si ce n'est sous des maîtres catholiques et dans des écoles
catholiques ? Car le seul catéchisme du dimanche ne suffit pas à donner
à une âme d'enfant la physionomie qu'elle devra garder toute sa vie,
ni à lui imprimer l'orientation vers la vérité totale. Les écoles publiques
sont neutres; elles ne s'occupent pas de religion; elles ne prennent
pas parti entre les diverses confessions; elles sont censées rester
indifférentes en face de chacune. Et que sera l'enfant plus tard s'il
est élevé dans cet indifférentisme ? Hélas ! Hélas ! des millions de
sujets perdus pour le catholicisme, aux États-Unis, sont là pour attester
ce que vaut la neutralité religieuse scolaire. Oui, nos écoles importent
au salut éternel de nos enfants, et c'est pourquoi leur fardeau ne nous
semble jamais lourd à porter. Or, partout, dans le Connecticut comme
ailleurs, nos écoles. franco-américaines sont bilingues, en ce sens
que les matières requises par les programmes scolaires de l'État comme
devant être enseignées en anglais, le sont effectivement, et que pardessus
ce programme, sans préjudice de ce programme, l'on ajoute l'enseignement
de la langue maternelle. Et ceci, personne ne peut nous l'enlever, à
moins de commettre la plus révoltante des injustices. L'anglais est
la langue officielle du pays, c'est vrai, c'est la langue des lois,
de la constitution, de la politique. L'État peut demander que tous les
citoyens du pays connaissent la langue du pays, pour des fins pratiques
et peut-être idéales. Mais du moment qu'il est prouvé que nos écoles,
sur ce point, répondent au voeu de l'État et que nos enfants en sortent
parfaitement outillés au point de vue de l'anglais, en quoi l'État a-t-il
le droit d'exiger la proscription d'une autre langue, de la langue maternelle
? Voilà qui est odieux en tant que cela est de nature à entraver le
succès de l'oeuvre que nous poursuivons dans le maintien de nos écoles,
et qui est, par la survivance de la langue, d'aider à la survivance
de la foi, odieux, oui, et ridicule en plus, d'un grotesque achevé.
Et, si j'avais l'honneur de rencontrer le Gouverneur du Connecticut,
M. Marcus H. Holcomb, je lui tiendrais à peu près ce langage :
« Excellence,
vous occupez une position éminente, la plus haute à laquelle
un citoyen puisse prétendre dans un État. Cette position comporte beaucoup
d'honneurs; il s'y attache aussi de grands pouvoirs et de non moins
grandes responsabilités. Je crois sincèrement que vous la devez, non
pas aux jeux de la politique et du hasard, mais à vos qualités et à
vos mérites. Je me plais à saluer en vous un véritable patriote, imprégné
d'esprit américain. Cet esprit, il est juste que vous désiriez le voir
se répandre parmi vos constituants. Il vous apparaît comme un idéal
auquel tout citoyen de cette grande République doit tâcher de se conformer.
Mais prenez garde. Le patriotisme est chose sacrée. Après le sentiment
religieux, c'est le plus noble que la Providence ait déposé dans le
coeur de l'homme. C'est une forme de l'amour. Et, s'il ne faut pas badiner
avec l'amour, il ne faut pas davantage badiner avec le patriotisme.
Cependant, vous avez assez d'expérience de la vie pour savoir que l'amour
est souvent profané, hélas ! Comme on en abuse facilement ! Que de choses
l'on accomplit en son nom, et qui n'en sont que la parodie ! Également,
il est aisé d'abuser du patriotisme. Un grand penseur français, et l'un
des maîtres de notre langue, Joseph de Maistre, a dit cette parole redoutable
: « Le patriotisme est le dernier refuge des scélérats. »
Et de quoi donc voulait-il parler, si ce n'est de la contrefaçon du
patriotisme, qui à servi à tant d'hommes au pouvoir pour couvrir leurs
méfaits ? Certes, vous ne voudriez pas donner pareil exemple, et, sous
couleur de prêcher l'attachement au drapeau de notre pays, promulguer
des lois restrictives de ces libertés humaines dont il est le symbole
et le gardien. Et loin de nous la pensée que vous vouliez jamais, de
plein gré, porter atteinte à rien de ce qui est sacré au coeur de tout
homme bien né. Cependant, votre bonne foi n'a pas échappé à ce qui nous
semble être un gros écueil. Et vous me permettrez bien de chercher à
vous ouvrir les yeux, et à vous signaler le piège subtil dans lequel,
au nom du patriotisme, je ne sais quelles secrètes influences vous ont
fait tomber. Vous avez signé dernièrement une Proclamation à l'effet
de supprimer, dans l'enseignement primaire de toutes les écoles de votre
État, toute autre langue que l'anglais. Et la raison première et dernière
sur laquelle vous appuyez cette mesure radicale est la nécessité d'américaniser
tous les citoyens. Avez-vous bien réfléchi que la base sur laquelle
repose cette ordonnance est éminemment fragile, et qu'elle ne suffit
pas à la justifier ? Je ne le crois pas. Vous avez agi très vite, trop
vite. Vous connaissez sans doute cette parole d'un grand homme d'État
et de l'un des plus fins diplomates qu'ait produits l'Europe : « Surtout,
pas trop de zèle ! » Elle est de Talleyrand, dont l'amour pour
son pays ne fut pas contestable et dont les habiles négociations ont
redonné à la France vaincue et mutilée son prestige de grande puissance.
Mais Talleyrand était un personnage averti, et il savait que certaine
forme de zèle soi-disant patriotique peut faire plus de mal que de bien
au pays que l'on prétend aider. Eh bien ! Excellence, avec tout le respect
que je dois à votre titre et à votre autorité, je me permets de vous
dire que vous avez péché par excès de zèle, et que cela est aussi condamnable
que de pécher par défaut, et peut-être davantage, parce que, ainsi que
dans le cas présent, ce péché revêt un caractère de sectarisme et d'étroitesse
de vues qui ne s'harmonisent pas le moins du monde avec le véritable
esprit de la Constitution américaine. Je suis bien sûr que vous n'avez
pas pensé faire oeuvre sectaire; je me plais à imaginer que vos intentions
étaient de tous points excellentes. Mais le fait est là, concret, brutal,
et vous ne pouvez empêcher qu'il n'ait physionomie revêche et qu'il
ne fasse peu d'honneur à la vraie liberté, la longue tradition de ce
pays. Et pour tout vous dire, votre loi sans nuances, je la définirai
d'un mot qui vous ira bien peu, à vous qui, avec raison, détestez tant
les Boches : « Nimis Germanicum ! Trop allemand ! » Aussi
veux-je vous soumettre ici des réflexions de bon sens, dont je souhaite
qu'elles contribuent à vous tirer de votre mauvais pas, et à vous faire
renverser une mesure qui s'allie si mal avec ce que l'on attend de l'homme
d'État américain. La langue officielle de ce pays étant l'anglais, tous
les citoyens doivent le savoir et le parler. Il faut nécessairement
un moyen de communication entre les multiples éléments qui composent
la nation, un terrain d'entente et d'échange d'idées sur toutes les
questions de politique intérieure ou internationale. Notre République
est vraiment la chose du peuple; elle pratique le suffrage universel,
qui est, pour de grands esprits, « le règne de l'incompétence ».
Mais peu importe. II en est ainsi. Chacun est appelé à participer aux
affaires. Et la langue dans laquelle ces affaires se transigent étant
l'anglais, nous concédons volontiers qu'il faut que tous apprennent
l'anglais. Que la diffusion de cette langue dans toutes les classes
et à tous les degrés de la société puisse servir à établir ce que l'on
appelle un même esprit national, un même état d'âme américain, je serais
tout prêt à le concéder, quoique ici, je demande à faire observer
que l'on peut posséder la langue d'un pays et n'en pas posséder l'esprit
le moins du monde. Et j'en donnerais des preuves : la nation irlandaise
a bien adopté, voici des siècles, la langue de ses persécuteurs, le
parler britannique. Osera-t-on affirmer qu'elle a, par le fait même,
adopté l'esprit britannique ? L'histoire, la psychologie disent le contraire.
Et les Juifs, cette race inassimilable, qui si facilement apprennent
le langage des divers pays où ils s'établissent, croyez-vous qu'ils
en deviennent, pour tout cela, ou français ou anglais, ou russes ou
américains ? Où qu'ils soient, et malgré leur prodigieuse adaptation
linguistique, ils restent au fond des Juifs, des métèques, essentiellement
réfractaires à tout autre idéal national que le leur ? Pour être
bon prince, je concéderai toutefois qu'un même parler puisse, de façon
ordinaire, favoriser la création d'un même esprit. Mais ce que je ne
vois pas, ce que ma raison se refuse à admettre, ce que mon coeur réprouve
à accepter, c'est la théorie bâtarde de laquelle est née votre proclamation,
Excellence, à savoir que non-seulement il faut apprendre et savoir l'anglais
ici, mais qu'il faut n'apprendre et ne savoir que l'anglais, et que
c'est à ce prix seulement que l'on peut devenir bon citoyen américain.
En vérité, cela renverse toutes mes notions, cela me dépasse. En quoi,
le fait, pour un enfant, de cultiver, à côté de la langue officielle
du pays de son allégeance, la langue de ses pères, la langue où se reflète
son âme et dans laquelle seule peut véritablement s'exprimer sa pensée,
la langue de sa foi et de ses prières, la langue toute chargée pour
lui de souvenirs, de traditions et de gloire, oui, je demande en quoi
cela peut entraver sa formation de bon citoyen ? Ah ! le patriotisme,
c'est une chose complexe. On ne l'est pas par la langue et de bouche
surtout et d'abord. On l'est par le coeur et par l'âme. Le patriotisme,
c'est une chose de l'âme. Et sa première qualité, c'est la loyauté,
la fidélité, l'honneur. Or l'honneur ne demande-t-il pas que l'on conserve
et que l'on cultive ce que la nature nous a donné ? N'est-ce pas une
prescription de droit naturel d'être fidèle à l'héritage sacré qui nous
vient des ancêtres, que cet héritage soit la foi ou qu'il soit la langue
? Et vous, Excellence, qui prétendez former la jeunesse au culte de
l'honneur national, vous commencez par fouler aux pieds le privilège
intangible d'un père et d'une mère de cultiver chez leur enfant la fidélité
à cette chose qui s'appelle la langue maternelle ? Eh ! quoi, vous voulez
ouvrir l'âme de l'enfance à l'honneur, et vous commencez par la forcer
à mépriser ce que l'honneur lui commande de respecter et d'aimer ? Etrange
procédé d'américanisation qui consiste à vouloir qu'une
race apostasie afin de devenir vraiment américaine ! Comme si
la pratique de l'infidélité, de la déloyauté, sur un point aussi essentiel
que celui-là, la langue maternelle, pouvait engendrer meilleure
loyauté au drapeau ! Votre loi, Excellence, va donc à rebours de ce
que vous voulez obtenir; elle vous éloigne de votre idéal; et parce
qu'elle aura extirpé du coeur des jeunes générations des sentiments
sacrés, elle n'aura fait qu'appauvrir le sol dans lequel vous vouliez
implanter l'amour de la patrie. C'est une loi qui diminue l'humanité,
et cela suffit à la juger. Un penseur a dit, en tirant les leçons de
la défaite de l'Allemagne et du triomphe des Alliés : « Cette guerre
montre quelle sombre misère c'est de vouloir séparer l'idéal humain
de l'idéal national. Un peuple qui ne sait pas les joindre est un
peuple perdu. »
L'Allemagne n'a
pas su les joindre, et c'est pourquoi elle a sombré dans l'abîme. Ici,
aux États-Unis, l'on a un idéal national. Mais il faut veiller à ce
que cet idéal ne vienne pas en conflit avec l'idéal humain, car alors
nous serions un peuple perdu. Excellence, ce conflit existe dans votre
État, de par votre Proclamation. Vous serez assez intelligent patriote
pour le faire disparaître. Songez donc à ce qui adviendrait si votre
néfaste exemple se propageait. L'unification linguistique que vous prônez
chez vous serait-elle avantageuse à aucun point de vue ? Ce serait amoindrir
les races diverses qui pullulent ici, par conséquent amoindrir le capital
national, si je puis ainsi parler, attaquer les réserves foncières sur
lesquelles reposent nos plus grandes destinées. Toutes choses égales,
croyez-vous que celui qui ne sait qu'une seule langue vaut autant que
celui qui en sait deux ? Et quand il s'agit du français en particulier,
ah ! je n'en finirais pas si je voulais vous détailler, outre les principes
d'ordre naturel déjà énoncés, les raisons pratiques qui militent en
faveur de sa préservation, je ne dis pas seulement pour notre bien à
nous, mais pour le bien général du pays, pour sa plus grande influence
dans les affaires internationales ? Est-ce que M. le Président Wilson
ne se féliciterait pas, à l'heure qu'il est, de pouvoir parler couramment
le français, langue de la diplomatie ? Est-ce qu'il ne se sent pas secrètement
humilié de ne pouvoir traiter en cette langue des grandes questions
qui lui sont soumises ? Son prestige d'homme État, ne serait-il pas
encore plus considérable, si, à tous ses mérites, il ajoutait
celui de pouvoir s'exprimer dans un parler accepté universellement comme
celui de la civilisation la plus haute et la plus lumineuse qui soit
? Est-ce que, dans la grande guerre, ceux de nos soldats ou officiers
qui savaient le français et l'anglais n'ont pas été à même de rendre
doubles services ? Le français, d'ailleurs, contient en puissance l'anglais.
Et vous devriez le rétablir dans les écoles, laisser nos frères de là-bas
l'enseigner largement à leurs enfants, ne fût-ce que pour cette raison
évidente que le français donne la clef de ce cher parler anglais qui
vous tient tant à coeur. Mais il en est d'autres, et de toute nature.
Je me flatte, Excellence, de vous en avoir exposé les principales. Une
dernière, et non des moindres, est qu'il vous eût été difficile d'être
plus disgracieux envers la France, notre sublime alliée, la France,
mère de notre pays, puisque c'est elle qui l'a engendré à la liberté,
qu'en englobant sa langue exquise et radieuse dans la réprobation générale
dont vous avez frappé ce que votre Proclamation appelle les parlers
étrangers. La France est trop fière pour s'en plaindre. Mais croyez
bien qu'elle en souffre déjà, qu'elle s'en étonne, et qu'après avoir
tant versé de larmes et de sang, non pas seulement pour son salut personnel,
mais pour celui du monde entier, pour le nôtre, aussi bien, elle était
loin de penser que des
mains amies, des mains américaines, viendraient ajouter à ses deuils,
et torturer son coeur. Souffrez que je fasse écho à sa peine, et qu'au
nom des épreuves subies ensemble, au nom des triomphes ensemble remportés,
au nom des grands principes d'humanité, de civilisation, de liberté
pour lesquels Elle et nous avons combattu, au nom de l'Alliance plus
que séculaire des États-Unis et de la France, et que la grande guerre
a rendue indestructible, je vous demande, Excellence, de rapporter une
Proclamation douloureuse au coeur de la France, et peu honorable pour
vous, premier citoyen d'un grand État de l'Union américaine. »
« Excellence,
je vous dis adieu jusqu'au revoir. »
Source : Henri
DArles, « Le français en Nouvelle-Angleterre », dans
La Revue Moderne, janvier 1919, pp. 6-18. Des erreurs typographiques
mineures ont été corrigées.
©
2001 Claude Bélanger, Marianopolis College
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