Ainsi
donc notre petit peuple aura, pendant les cents cinquante ans de la
domination française, essaimé dans toute l'Amérique
du Nord. Sous le régime anglais, il aura gardé cette habitude,
éparpillant comme à plaisir ses forces vives, sans même
s'en réserver l'appui intellectuel et moral pour les heures de
crise. Décidément nous n'avons dans l'âme rien d'impérialisant,
même à l'égard des nôtres.
Faut-il
nous plaindre d'avoir été aussi désintéressés
? Sans nous payer de mots, ne pouvons-nous pas penser qu'il y a là
une loi mystérieuse à laquelle nous avons obéi
pour le plus grand bien de ce continent ? C'est bien quelque chose,
de la part de nos frères des États-Unis, que d'aspirer
à maintenir vivant en eux-mêmes le souffle du génie
latin, dont la France a exercé en Europe la magistrature, selon
le beau mot de de Maistre. Ils sont bien sagaces d'avoir saisi d'instinct
d'abord, puis à la réflexion, que c'est pour eux le seul
moyen de ne pas sombrer dans l'insignifiance. Et s'ils réussissent
à éviter cette catastrophe en s'aidant surtout d'un culte
filial pour la France catholique et sa littérature, et s'ils
acceptent au même effet l'aide efficace de religieux éducateurs
venus de France pour travailler en Amérique à entretenir
le courant de la civilisation française, de quoi les blâmerions-nous
? Il y a place pour tous les dévouements dans cette tâche
immense. Dès lors que la vraie pensée française
vit en eux, c'est tant mieux pour leur patrie américaine, où
les apports des civilisations anglo-saxonne et germanique ne sauraient
suffire à faire quelque chose de complètement humain.
Nous
tenons beaucoup à ce que nos cousins de France ne nous imposent
pas leur propre manière d'envisager nos problèmes nationaux.
Nous est-il impossible d'admettre que nos frères des États-Unis
aient, avec leur âme bien française et catholique, leur
façon de se dévouer à la vie publique de la patrie
qu'ils ont définitivement adoptée, et qu'ils perdent parfois
de vue nos problèmes politiques ? Bref, nous ne pouvons pas nous
réclamer d’un monopole de la pensée française par
toute l'Amérique, tout comme aucune race, dans le monde, n'a
le monopole de la pensée catholique. L'une et l'autre sont un
bienfait universel, dont chacun se doit de faire profiter le pays où
la Providence l'a placé. Et l'on doit admettre que, dans la pensée
française du moins, il y a une part d'éléments
accidentels qui admet évolution et adaptation. La durée
de la « fraternité française » dans le monde n'est-elle
pas à ce prix raisonnable ?
Ce
n'est pas à dire pourtant qu'il soit inutile à nos frères
de là-bas de connaître la période canadienne de
l'histoire de la pensée française en Amérique :
ce leur serait ignorer comment il se fait que l'âme de leur race
y a la vie si dure. C'est ce qu'ont pensé, il y a vingt ans,
les fondateurs de la Société historique franco-américaine.
(3)
Leur
action n'a rien de bruyant, le plan en est peu ambitieux : deux séances
par année réunissent cette académie dans les locaux
du Boston City Club, au centre du plus historique et par là
du plus beau quartier de la ville, à deux pas du Capitole, non
loin du Faneuil Hall.
Les
membres sont peu nombreux, cent cinquante au plus, prêtres et
laïques. Les amis, les hôtes d'honneur sont de la meilleure
qualité, professeurs à Harvard, supérieurs du grand
séminaire de Brighton et du collège de l'Assomption de
Worcester, écrivains américains versés en choses
d'histoire même canadienne, comme M. Monro, [sic] professeur à
Harvard, comme MM. Barrett Wandell et Brishnell Hart. Les promoteurs
de l'oeuvre ont une notoriété qui, dès le début,
l'a située avantageusement. Edmond de Nevers en eut l'idée.
Le Dr Larue, le juge Dubuc, l'avocat Guillet, en furent les
premiers directeurs.
M.
le docteur Bédard, de Lynn, que la paix va ramener de France,
en est le président actuel; M. l'abbé Beaudé, le
vice-président, et M. Arthur Favreau, le secrétaire. (4)
Au
jour désigné pour la séance, les sociétaires
se réunissent dans le somptueux lobby de l'édifice.
On se reconnaît, on cause, enfoncé dans les confortables
fauteuils de ce qui serait ailleurs la salle des pas perdus.
À
sept heures du soir, un ascenseur monte au onzième étage
les tenants de la pensée française que ce détail
américain ne fait même plus sourire : Est-il impossible,
après tout, d'avoir quand même de l'esprit au faîte
d'un gratte-ciel ?
À
ces hauteurs, à la salle J, un banquet nous attend. Le plus digne
des prêtres présents bénit la table, puis la conversation
des convives se poursuit assez tard. C'est déjà un bienfait
pour ces hommes venus de tous les points de la Nouvelle-Angleterre de
se retrouver ainsi dans la plus respectable intimité, et d'échanger
les nouvelles des divers groupes de la famille.
Enfin,
le président se lève pour annoncer le conférencier.
Depuis 1899, la liste de ceux qui saisirent cet auditoire contient les
noms de plusieurs orateurs venus de France, et de quelques-uns venus
du Canada et de la Belgique. Le texte de leurs travaux est aux archives
et sera un jour publié, paraît-il.
Assez
souvent l'un des sociétaires, après la conférence,
fait part de ses observations, ou bien livre aux confrères la
trouvaille d'un détail documentaire.
Le
soir du trente octobre dernier, M. l'abbé Beaudé présentait
à la Société et à ses hôtes M. l'abbé
Lionel Groulx. On a pu apprécier, dans le Devoir du neuf
novembre, l'allocution délicate et bien académique du
vice-président. Une ovation salua l'orateur annoncé. Ainsi,
quand une épidémie condamne chez nous au silence ce professeur
de fierté française à l'Université Laval
de Montréal, il vient obligeamment au pays des Bostonnais rappeler
aux Franco-Américains leurs origines qui sont les nôtres,
heureux s'il peut du même coup illustrer, au profit de quelque
professeur au repos, l'art d'enseigner l'histoire de son pays !
On
aura saisi, par les réflexions qui précèdent, combien
les « missions » de ce genre sont chose opportune si l'on veut que tous
les groupements de la famille continuent de se comprendre et de s'entr'aider.
La Société historique franco-américaine ne prétend
pas être un instrument direct d’action populaire. Elle se recrute
parmi une élite, parmi ceux qui suivent le mouvement des idées
tout en étudiant le passé. Elle entretient un feu sacré,
plus encore, elle conquiert à nos frères un incontestable
prestige devant les milieux universitaires et l'élite américaine
qui en sort. Plus tard, à mesure que les études secondaires
bilingues, plus répandues, espérons-le, auront multiplié
les intellectuels chez la génération franco-américaine,
ce sera un foyer capable d'en allumer d'autres. Du reste, les sociétaires
sont aussi des plus fervents de l'Union Saint-Jean-Baptiste d'Amérique
et des Canado-Américains, ils sont de ceux qui peuvent
davantage infuser la vie avec la pensée à ces organisations
plus populaires. On le voit, il est bon, pour nous et pour eux, que
nous gardions contact avec ces intéressants semeurs d'idées.
Il
y aurait de l'impertinence à tenter l'appréciation d'une
conférence que M. Groulx va bientôt donner au public de
Montréal. Quelques réflexions en marge. Pour cette année,
il a choisi la période du régime français de notre
histoire nationale, afin sans doute d'éviter les questions modernes,
où « des allusions diaphanes », dont a parlé l'abbé
Beaudé, tout en incitant « les jeunes générations
à continuer et à parachever l'oeuvre de leurs morts »,
avaient le don d'exaspérer certain public unilingue qui n'y comprenait
rien.
Le
projet d'études sereines qu'annonce ce choix, n'empêche
pas le professeur de garder à ses thèses historiques le
ton et l'ardeur d'une apologétique nationale. Rien de tel que
les fortes habitudes. Ainsi la paix va-t-elle sans doute ennuyer plus
d'un vaillant troupier habitué à l'amer baiser de la cartouche.
C'est
qu'aussi bien, en choisissant de rester français, il semble que
nous ayons fait la gageure de tenir tête au genre humain à
certains jours, « un beau devoir, en vérité, et difficile.
»
Il
a donc fallu établir, premièrement, que nous sommes d'origine
française; deuxièmement, que nos pères vinrent
des parties les plus françaises de la France du dix-septième
siècle, et troisièmement, que dans ces parties, les pères
de la Nouvelle-France ont choisi les éléments les plus
sains de corps et d'âme, pour fonder les familles du Canada naissant.
Cette
troisième partie est capitale, elle répond aux calomnies
les plus vieilles et les plus tenaces contre nos grands-pères
et nos aïeules. Les deux premières auraient moins d'importance
en elles-mêmes, si toute erreur historique ne méritait
pas son procès, et si nous n'avions pas le devoir d'opposer un
solide démenti aux légendes dont on se fait une arme contre
notre parler et contre notre désir de le garder.
Nous
avons commencé par sourire devant ceux qui tiennent si souvent
à métisser notre ascendance. Les Américains ont
pris le parti de se glorifier comme d'un quartier de noblesse, d'avoir
quelque squaw parmi leurs ancêtres; c'est du moins ce qu'on affirme
de la seconde femme du président Wilson. Peut-être cette
coquetterie réussirait-elle mieux chez nous à détruire
la fable, on ne sait jamais. Croit-on, par exemple, que l'on diminue
en quoi que ce soit la noble et grande figure de Mgr Laflèche,
en rappelant qu'il y avait chez lui du sang indien, et de source rapprochée?
Lui ferait-on réellement un honneur plus grand en essayant d'avancer
qu'à son sang de Français se serait mêlé
celui, disons, d'une race supérieure quelconque ?
Toujours
est-il. que nous n'aimons pas être traités de sauvages,
ni par des journalistes imbéciles, ni par des académiciens,
gens d'esprit par état. Nous prétendons que ce n'est pas
simple susceptibilité, mais légitime souci de la vérité.
Et puisque l'on cherche à tourner cette niaiserie en injure,
nous ne pouvons qu'applaudir à la conclusion où le conférencier
exprime avec éloquence son honnête indignation : « Nous
voulons bien être admis dans la grande famille française,
mais nous ne voulons pas que ce soit par la porté de l'humiliation.
» C'est-à-dire que, plus exactement, nous entendons bien rester
de la grande famille française, puisque nous en avons toujours
été, mais nous n'aimons pas que ceux qui nous découvrent,
aient toujours l'air de s'ébahir comme les Parisiens de Montesquieu
devant le Persan : « Ah ! Monsieur est Canadien français,
comment peut-on être Canadien et Français ? » Il faut à
la fin imposer des limites à la badauderie, si innocente qu'on
la suppose.
C'est
la tâche du conférencier. Il accumule les preuves, les
chiffres consciencieux, les témoignages les plus irrécusables.
Une
conférencière a récemment expliqué aux Bostonnais
que nos gens ont peu de sympathie pour la France, ce qui est un mensonge,
parce qu'ils ne sont pas Français mais Bretons d'origine, ce
qui en est un autre, et très injurieux pour les Bretons, qui
sont d'autant meilleurs Français qu'ils sont de meilleurs Bretons,
comme chacun sait. M. l'abbé Groulx rétablit les faits.
Ce nous serait un sujet de fierté de descendre des Bretons. Il
nous suffit de savoir que nos pères vinrent de toutes les parties
de la France, surtout des provinces du centre, de l'ouest et du nord-est,
et même du midi, mais de ce côté, en bien petit nombre,
à notre regret ! L'orateur aligne ses démonstrations,
suivi avec un intérêt toujours croissant, malgré
le mauvais chant que font entendre, d'une salle voisine, des Américains
qui devancent peut-être les joies de la victoire.
On
escompte à l'avance, à la Société historique
franco-américaine, le plaisir d'entendre au printemps M. Montpetit
parler des Canadiens français d'aujourd'hui, de ce qu'ils sont
et de ce qu'ils peuvent être.
Il
ne peut pas être assez dit combien sont opportunes ces missions
d'Action française chez nos frères des ÉtatsUnis.
(1)
À l'exception de l'America , publiée sous
la direction des Jésuites, du Catholic Church Extension Magazine,
dirigé par Mgr Francis Kelly, un ami sincère de notre
peuple, du Collier's, dont le rédacteur principal, un
catholique, vient de mourir, et enfin, du New-York Evening Post,
où quelques-uns des nôtres ont pu se faire lire, on peut
dire que l'ensemble de la presse américaine a répété
contre nous ce qui s'imprimait en ce sens à Montréal,
Ottawa ou Toronto.
(2)
On voudra bien croire que ceci donne exactement et presque mot à
mot la pensée d'hommes sérieux, de l'élite des
plus fervents Franco-Américains nés aux États-Unis,
et qui ont étudié dans des collèges de chez nous.
(3)
Dans le deuxième tome du Congrès de la langue française
à Québec (1912), on trouvera l'intéressant
mémoire présenté par M. Arthur Favreau, de Boston,
sur les origines et les activités de cette Société,
alors âgée de quatorze ans.
(4)
On se rappelle que le disert président représentait la
Société aux fêtes de Champlain, à Plattsburg
(1909), et qu'il fit honneur à l'éloquence française,
à côté de M. Jusserand, de M. Rodolphe Lemieux et
de M. A.-P. Pelletier. On n'a pas oublié non plus le discours,
un peu pessimiste peut-être, mais d'une si belle tenue littéraire,
que prononça M. le docteur Bédard au congrès de
Québec (1912).
Source : Georges
Courchesne, « Une soirée d’action française à
Boston », dans L’Action française, Vol. 2, No 11
(Novembre 1918) : 510-519. Quelques erreurs typographiques ont
été corrigées.
©
2001 Claude Bélanger, Marianopolis College