Date Published:
15 August 2003 |
L’Encyclopédie de l’histoire
du Québec / The Quebec History Encyclopedia
Monsieur
Ernest Gagnon
(1834-1915)
par
M. L’Abbé Elie-J. AUCLAIR
Ernest Gagnon, l'un de nos plus délicats hommes de lettres,
est né à Rivière du-Loup (Louiseville), dans la
région de Trois Rivières, le 7 novembre 1834. Il est mort
à Québec, le 15 septembre 1915, à 80 ans. Il était
l'aîné, d'une dizaine d'années, de Chapleau, de
Mercier et de Laurier. Il n'a jamais fait de politique, ni brigué
les suffrages de ses concitoyens. Mais il a exercé une réelle
influence sur les gens cultivés de sa génération
et il a brillé dans le monde de nos penseurs, de nos lettrés
et de nos musiciens,
Le premier ancêtre de la famille Gagnon, Pierre Gangnon ou Gagnon,
émigra du Perche au Canada et s'établit à Québec
vers 1635. L'un de ses fils, Mathurin, s'établit à Château
Richer en 1651. Le descendant de celui-ci, à la cinquième
génération, Charles Edouard Gagnon, était notaire
à Louiseville. Il avait épousé, en juin 1826, Julie
Jeanne Durand, qui lui donna neuf enfants. Ernest, ou Frédéric
Ernest Amédée, né en 1834, dont il s'agit ici,
était le cinquième de la famille. Par sa mère,
Ernest Gagnon se trouvait être le petit fils de François
Durand, natif de Caen en Normandie, l'un des fondateurs de Plattsburg
(New York), et de Barnardine Sailly, née en Champagne, dont le
père, Pierre de Sailly, avait fait partie du corps des gardes
de Marie Antoinette, reine de France, et dont la mère, Eléonore
Caillat, avait assisté, à 20 ans, au sacre de Louis XVI
à Reims.
Ernest Gagnon avait 11 ans quand, en 1846, il vint commencer son cours
classique à Joliette, où il connut, en 1847, les premiers
Clercs de Saint Viateur venus au pays. Ses humanités terminées,
il fit un stage à Montréal, où il fréquenta
chez les Jésuites et étudia la musique, pour laquelle
il était doué d'étonnantes aptitudes. En 1853,
à 19 ans, il devenait organiste de l'église Saint Jean
à Québec. En 1857, à la fondation de l'école
normale Laval, on le nomma professeur de musique à cette institution.
L'année suivante, il partait pour Paris, où il passa deux
ans et se perfectionna, sous la direction des grands maîtres (il
connut Rossini), sa formation musicale. Il fit aussi, en 1858, un voyage
en Italie, la patrie des beaux arts. Revenu au pays, il reprit ses fonctions
d'organiste à l'église Saint Jean. En 1864, il montait
à l'orgue de la cathédrale Notre Dame, et ce fut pour
jusqu'en 1876. En 1875, il devenait le secrétaire du premier
ministre de Québec, M. de Boucherville, et, en 1876, on le nommait
secrétaire du ministère des Travaux Publics. Il devait
occuper ce poste important pendant près de trente ans. En 1873,
il avait fait un deuxième voyage en Europe dont la relation,
parue d'abord dans le Courrier du Canada, a été ensuite
publiée en volume sous le titre de Lettres de voyage, et, en
1903, il fut élu à la Société Royale du
Canada. Démissionnaire de ses fonctions aux Travaux Publics en
1907, il vécut le reste de sa vie dans la retraite, s'occupant
de musique et de lettres, en sa bonne maison de la Grande Allée,
jusqu'à l'âge avancé de 80 ans. C'est là
qu'il est décédé le 15 septembre 1915.
Ernest Gagnon était né musicien, comme d'autres naissent
poètes. On a raconté que l'arrivée d'un piano à
la maison paternelle, à Louiseville, quand il était tout
jeune, le jeta dans le ravissement. Il en caressait les touches et semblait
les interroger ! Dans un voyage qu'il fit à Québec, à
l'âge de 7 ans, avec son père, il joua devant le grand
vicaire Cazeau, qui lui prédit en souriant qu'il pourrait bien
être un jour l'organiste de Notre Dame, ce qui arriva en effet.
D'instinct, à cet âge encore tendre, il devinait les secrets
de l'harmonie. Les intervalles de tons et de demi tons lui révélaient
comme un charme mystérieux. Aussi, sa vocation musicale fut elle
de bonne heure arrêtée. A 19 ans, je l'ai dit, il était
organiste dans une grande église. Cinq ans plus tard, il étudiait
à Paris, à l'école des maîtres de l'époque.
Il sut s'y protéger contre les influences mauvaises. Profondément
chrétien, il eut sans cesse le souci de respecter la morale et
ne fut jamais partisan de la fausse théorie de l'art pour l'art.
Aussi quand, son talent mûri, il fut devenu organiste de Notre
Dame, produisait il sur ses auditeurs, par sa brillante exécution,
à la fois pleine d'âme et de virtuosité, l'émotion
la plus profonde. Il a également fait oeuvre de compositeur.
On a tout dit de l'importance de son recueil de Chansons populaires
du Canada, qu'il publia, peu après son retour d'Europe, en 1865.
"C'est, dans son genre, écrit M. Thomas Chapais, un monument
national qui a révélé à la France, plus
que bien d'autres manifestations peut-être, le fait merveilleux
de la survivance française au Canada." De même, son
recueil d'anciens cantiques et de vieux noëls, harmonisés
par lui, a sauvé de l'oubli maints chants pieux qui faisaient
jadis, dans les missions d'autrefois, le charme de nos pères.
Le futur cardinal Bégin lui écrivait à ce propos:
"Vous avez fixé à jamais ces vieux chants si connus
de notre peuple et qui font tant de bien à l'âme . . .
Nos arrières neveux, en les écoutant, goûteront
les joies que nous avons goûtées, et ils béniront
la mémoire de celui qui sut si pieusement les leur transmettre
en héritage." Ernest Gagnon a été le fondateur
de l'Académie de musique de Québec, il était membre
correspondant de la Société des Compositeurs de musique
de Paris, licencié du Dominion College of Music, officier de
l'Instruction publique de France et docteur- ès-lettres de l'Université
Laval.
Ce dernier titre, aussi bien que son élection à la Société
Royale en 1903, il les devait à son goût pour les lettres
françaises, à son beau talent de plume et à ses
oeuvres littéraires. Ce musicien, en effet, était pareillement
un écrivain de tout premier ordre. Ses Lettres de voyage (1876),
son Château Saint Louis (1895) , son Louis Joliet (1902 ) , ses
Choses d'autrefois (1905 ) , ses Feuilles volantes (1910), et aussi
les Pages choisies, de sa bonne plume toujours, que sa fille Blanche
Gagnon a publiées après sa mort (1917 ) , le classent
sûrement au nombre de nos hommes de lettres les plus distingués
et même les plus féconds de sa génération.
Exactement renseigné sur une infinité de choses, il avait
en tout, jusque dans le détail le plus simple, le culte et presque
le scrupule de la vérité, ce qui ne l'empêchait
pas de voir les hommes et les faits d'un excellent coup d’œil
d'ensemble. Ajoutez à cela qu'il écrivait avec un naturel
et une aisance des plus limpides, avec une délicatesse et une
bonne grâce charmantes. Rien d'outré chez lui, jamais de
rhétorique ampoulée et vaine. Son style, c'est d'abord
le bon sens même. L'élégance et la distinction ne
viennent qu'ensuite, mais elles n'en sont pas moins réelles et
bien sensibles à qui sait lire et est amateur de belles pages.
Avec tous ses dons d'artiste et d'écrivain, et à cause
d'eux en grande partie, comme aussi à cause de la solide et belle
éducation qu'il avait reçue dans sa famille et perfectionnée
de tant de manières, Ernest Gagnon était l'homme de bonne
compagnie par excellence et le plus sociable qu'on puisse imaginer.
Je le revois encore, petit vieux tout blanc, à près de
80 ans, alerte et toujours souriant, causant avec animation dans son
modeste salon de la Grande Allée à Québec. Ce qu'il
paraissait intelligent avec ses yeux pétillants et son fin sourire
! Ce qu'il était aimable ! Il y avait comme un aimant qui émanait
de tout son être et semblait irrésistiblement attrayant.
On comprenait vite pourquoi ce petit salon constituait depuis longtemps
un centre d'intellectualité et de relations d'élite. A
sa mort, j'écrivais dans la Revue canadienne (octobre 1915 )
: "Ce beau vieillard a été toute sa vie un parfait
gentilhomme. Musicien et homme de lettres digne de prendre rang parmi
les artistes et les savants du vieux monde, ayant connu jeune les grands
maîtres et les savants du Paris d'alors et ayant gardé
les plus honorables relations, il était resté canadien
et ami du terroir mieux que personne. Aimable, délicat, condescendant
et encourageant, il personnifiait la distinction des gens d'autrefois.
Il suffisait de le voir et de causer avec lui quelques instants pour
l'aimer et ne l'oublier jamais."
Dans la jolie préface qu'il a écrite pour le volume de
Pages choisies que sa fille a publié en 1917, M. Thomas Chapais
écrivait à son tour d'Ernest Gagnon, après avoir
dit que ses livres sont pleins d'un charme pénétrant,
ce jugement d'ensemble sur sa personnalité: "Le charme !
Il émanait spontanément de cette personnalité aimable,
élégante, raffinée, de cette urbanité facile
et attirante dont la séduction s'exerçait sur tous ceux
qui venaient en relation avec cet homme si parfaitement distingué.
C'était le reflet non seulement d'un esprit exquis, mais d'un
noble cœur et d'une belle âme. Tous ceux qui ont eu le bonheur
de connaître intimement M. Gagnon attesteront la vérité
de cet hommage. Elévation de pensée, droiture de caractère,
délicatesse de sentiment, culte de l'honneur, ils ont pu admirer
en lui toutes ces qualités à un degré suréminent.
Ajoutons qu'il était un chrétien admirable, un croyant
humble et fidèle, qui a vécu inaltérablement sa
foi durant toute sa longue et belle carrière vouée au
devoir et à la vertu." Et Mgr Bruchési, qui comme
M. Chapais avait été de longues années lié
d'amitié avec Ernest Gagnon, écrivait à sa famille,
sur sa tombe, cet autre jugement, pareillement élogieux et éloquent
: "M. Gagnon était un conseiller très prudent et
très sûr, qui avait un goût exquis et, sur toutes
choses, la note juste. Il a été l'honneur des lettres
canadiennes et son nom figurera parmi ceux des écrivains les
plus populaires de notre pays. Grand patriote et patriote éclairé,
il a été aussi un chrétien exemplaire. J'ai été
à même, au cours de longues années d'intimité,
d'admirer sa foi ardente, sa piété si tendre et toutes
les qualités de sa belle âme."
On en saurait rien dire de plus, ni de plus juste et de mieux mérité.
Ernest Gagnon, on le voit, a été, en son temps, l'une
des belles figures, parmi les plus distinguées et les plus sympathiques,
du Canada français.
Source : Abbé Elie-J. AUCLAIR, Figures canadiennes. Deuxième
série, Montréal, éditions Albert Lévesque,
1933, 209p., pp. 122-130. |