Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Septembre 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Les Canadiens français

et le développement intellectuel du Canada

 

[Ce texte a été rédigé par Édouard Montpetit en 1927. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]

L'école est le signe de l'esprit. Plaçons à la source de ces réflexions trop hâtives le texte de l'article 93 de la Constitution, devenu le rond-point de tant de déceptions :

Dans chaque province, la législature pourra exclusivement dé­créter les lois relatives à l'éducation, sujettes et conformes aux dispositions suivantes

:

1o Rien dans ces lois ne devra préjudicier à aucun droit ou privilège conféré, lors de l'union, par la loi, à aucune classe particulière de personnes, relativement aux écoles séparées;

2o Tous les pouvoirs, privilèges et devoirs conférés et imposés par la loi dans le Haut-Canada, lors de l'Union, aux écoles sépa­rées et aux syndics d'écoles des sujets catholiques romains de Sa Majesté, seront et sont par le présent étendus aux écoles dissidentes des sujets protestants et catholiques romains de la Reine dans la province de Québec;

3o Dans toute province où un système d'écoles séparées ou dissidentes existera par la loi, lors de l'union, ou sera subséquem­ment établi par la législature de la province, — il pourra être interjeté appel au gouverneur général en conseil de tout acte ou décision d'aucune autorité provinciale affectant aucun des droits ou privilèges de la minorité protestante ou catholique romaine des sujets de Sa Majesté relativement à l'éducation;

4o Dans le cas où il ne sera pas décrété telle loi provinciale que, de temps à autre, le gouverneur en conseil jugera nécessaire pour donner suite et exécution aux dispositions de la présente section, — ou dans le cas où quelque décision du gouverneur géné­ral en conseil, sur appel interjeté en vertu de cette section, ne serait pas mise à exécution par l'autorité provinciale compétente. — alors et en tout tel cas, et en tant seulement que les circonstances de chaque cas l'exigeront, le parlement du Canada pourra décréter des lois propres à y remédier pour donner suite et exécution aux dispositions de la présente section, ainsi qu'à toute décision rendue par le gouverneur général en conseil sous l'autorisation de cette même section.

Nous retenons cet article, sans le discuter, comme un engagement réciproque. Il est encore vivant de luttes et renferme dans sa lettre l'attitude d'un siècle. Les deux parties en ont surveillé la rédaction d'un oeil jaloux. Comme il est multiple et prudent! Ses affirmations résolues, ses précautions, ses espoirs méritaient mieux que ne lui a donné la réalité. Tel qu'il est néanmoins, nous l'avons accepté, confiants que les autres l'entendraient ainsi que noms. Nous avons fait mieux, l'ayant toujours respecté; — et logiquement, puisqu'il exprime la suite et l'aboutissement de nos actes.

*      *      *

Dès les commencements, l'école suivit de près le défri­chement et anima la paroisse, adaptant, comme des ferments nécessaires, les éléments d'une civilisation ancienne aux dures conditions d'un monde nouveau. Les Relations nous disent une volonté tendue avec une sorte d'anxiété vers l'enseignement des hommes. L'histoire a dégagé des faits essentiels et révélateurs qui opposent l'esprit des premières orientations aux accusations d'ignorance lancées contre les groupements français du Canada. Le XVIIIe siècle compte déjà cinquante « petites écoles », ainsi qu'on les appelait, un collège classique et un séminaire, et des institutions de formation professionnelle où se complaisent nos exigences modernes. L'improvisation supplée à l'enseignement organisé, là où d'inévitables renonciations le sollicitent : des curés se font précepteurs, des fils de famille se constituent maîtres d'école et des instituteurs ambulants relient les foyers dispersés. L'empressement se généralise. Le clergé demeure le grand instigateur. Monseigneur de Laval, qui donna un incessant exemple, conduit dans le temps une suite d'imitateurs. L'administration réclame des secours que la monarchie ne livre pas toujours. Le peuple même va jusqu'à prélever sur la précarité de ses ressources de quoi seconder l'inépuisable sacrifice. On donnerait vainement l'impression que tout fut parfait dans une colonie aussi jeune et d'une vie aussi rude. Mais l'école existait. Elle s'empressait même. Elle transmettait une discipline française à l'aide d'une langue qui avait fait céder les patois provinciaux. Son programme était simple, comme il convient; et tel, il suffisait à une population de peu d'exigences. L'enseignement classique reprenait celui de France, et l'enseignement professionnel préparait sur place des artisans, des marins et des découvreurs. Ces influences constituaient le faisceau d'une pensée française et déjà canadienne, suffisamment vigoureuse pour que la nation continuât d'en vivre lorsque les armes la séparèrent définitivement.

Compliquée des réactions de la Révolution américaine, l'adaptation qui suivit la Conquête s'accomplit difficilement. Jusqu'en 1824, l'école française dût s'abandonner aux forces acquises et repousser les tentatives du nouveau gouvernement, jugées inacceptables. Isolement voulu dont les résultats furent sans doute déplorables, mais où l'on chercherait à tort une preuve absolue d'insouciance: l'abstention était commandée par le souci des hommes de ne rien perdre de leurs traits. Le Canada français inclinait à poursuivre l'oeuvre de l'ancien régime. En 1801, lorsque le gouvernement crée « l'Institution royale pour le progrès de l'Instruction », chargée de dispenser une doctrine officielle, monseigneur Plessis ne se refuse pas à collaborer pourvu que l'on distingue les intérêts de la religion et de la langue. Plus tard, quand la loi autorise des écoles de fabrique et des écoles de district, le clergé, que ces organismes hybrides ne satisfont guère, ne les accueille pas moins pour le bien qu'il en attend. Durant cette période de réserve, on constate des fondations et, comme naguère, les presbytères servent d'écoles et les instituteurs ambulants poursuivent leur mission. Ces étapes franchies, la situation se stabilise sous l'Union lorsque, en 1846, la décentralisation atteint enfin la paroisse, cellule initiale, et y installe une com­mission indépendante sous la haute et unique direction d'un surintendant. L'école prend son essor. Ramenée à son cadre historique, rendue confessionnelle en fait par la présence du curé dans les commissions, débarrassée de la politique, maintenue d'un impôt régulier dont ne disposait pas l'école de fabrique, elle a trouvé la base d'une action à laquelle elle ne se soustraira pas. De cette mi­nute, le progrès éclate. Il suffira de compléter l'arma­ture en instituant, outre des écoles normales, un Conseil de l'instruction publique ou siègeront en nombre propor­tionnel des catholiques et des protestants et où s'imposera l'inévitable retour aux idées de monseigneur Plessis par la séparation des droits religieux. Voilà ce que nous avons apporté à la Confédération.

 

Munie de l'autonomie scolaire par l'Acte de l'Amérique britannique du Nord, la province de Québec va pousser l'expérience jusqu'à ses limites. Son attitude môme est une valeur, un complet témoignage rendu à l'oeuvre de MacDonald et de Cartier; à ce point que, si on l'eut imi­tée, le problème de l'unité canadienne serait résolu. Nous avons hésité à reproduire le texte de l'article 93, craignant qu'il ne nous entraînât hors du titre que l'on nous a confié. Mais il reçoit ici toute sa signification. Les Canadiens français s'y sont conformés comme d'instinct avec leur habituelle générosité et leur sens inné de la jus­tice. Le Conseil de l'instruction publique, remanié peu après le pacte fédératif, en matérialise l'esprit: respect des croyances, de la langue et des habitudes. Deux comités le composent, l'un catholique, l'autre protestant, indépendants et libres de leurs mouvements. Ils ne se joignent pour une action commune que là où nulle dis­sension n'est engagée. Le surintendant, président du Conseil, étend son action sur les deux comités, mais ses pouvoirs sont réduits à sa seule présence lorsqu'il siège au comité dont la religion, n'est pas la sienne. Pouvait-on pousser plus loin le scrupule'? Tout le régime est imprégné des mêmes préoccupations : les comités organisent l'inspection, choisissent les manuels, veillent à la disci­pline et donnent les directions morales aux commissions scolaires élues par les confessions et chargées, avec la no­mination des instituteurs, des activités plus immédiates. — Exemple unique malheureusement, mais qui entraî­nera peut-être un jour le reste du Canada et qui demeure comme notre plus précieux apport aux destinées intellec­tuelles du pays.

Sous l'égide de cette liberté, l'école a grandi. Les Canadiens français ont gardé le pas dans la marche au progrès. Au lieu du fastidieux détail que précisent les an­nuaires statistiques, marquons quelques étapes.

La province compte au-delà de sept mille écoles, qui recueillent le cinquième de la population, et quinze écoles normales : chiffres éloquents, surtout si on les rappro­che des débuts. L'élément français répandu dans les autres provinces a aussi suscité des écoles qui se sont heurtées presque partout à des législations hostiles mais qui vivent, ne fût-ce que par le souffle de la parole enseignée.

Les collèges classiques subsistent, comme une active tradition. Ils datent surtout du XlXème siècle. Après la conquête, le séminaire de Québec remplaça l'ancien collège des Jésuites, forcé d'abandonner sa tâche. Au fort de la lutte, au moment où nous renoncions à l'enseignement plutôt que de mettre en péril notre caractère, des collèges furent installés à Montréal, à Nicolet, à Saint-Hyacinthe, à Sainte-Thérèse, à Sainte-Anne-de-la-Pocatière, à l'Assomption, ailleurs encore, pour la for­mation d'une élite et, en particulier, de ceux qui, engagés plus tard dans les débats parlementaires, exercèrent une indéniable influence sur l'évolution de la politique coloniale de l'Angleterre. Puis, les communautés religieuses se multipliant au sein d'une population plus nombreuse, d'autres collèges apparaissent aux centres les plus im­portants. Il en existe aujourd'hui vingt-un dans la province, et plusieurs au dehors et jusque aux portes de l'Ouest. Encore pénétrés de l'ancienne ratio studiorum, ces collèges, placés dans un monde voué au pratique, demeurent irréductiblement attachés à la culture générale.

L'enseignement supérieur est né, indépendamment de l'Etat, du déploiement logique d'une force intérieure. En 1852, l'Université Laval, complément nécessaire et longtemps attendu, est fondée à Québec. En 1876, une succursale s'organise à Montréal, devenu autonome en 1919-1920, sous le nom d'Université de Montréal. Et ce fut l'Université d'Ottawa, au coeur même de l'Ontario. Les deux universités de la province de Québec se sont affilié [sic] les collèges classiques qui constituent pour elles un merveilleux rayonnement. Ce type français d'enseignement supérieur intimement lié à l'enseignement secondaire est unique en Amérique et fournit aux jeunes gens l'occasion de poursuivre des études désintéressées qui les distinguent.

Les universités françaises du Canada n'ont d'abord groupé que les quatre facultés fondamentales : théologie, droit, médecine, arts, les Canadiens français se dirigeant surtout vers les carrières libérales et la politique; mais, depuis la fin du XlXème siècle, l'orientation de l'enseignement subit le mouvement économique qui entraîne le Canada et l'instruction supérieure se spécialise. L'en­seignement professionnel et technique se ramifie abondamment : génie civil, beaux-arts, industrie, commerce, agriculture, prenant l'allure que l'Amérique lui a donnée, mais sans renoncer à la culture générale où il cherche un fondement nécessaire. Il est même arrivé que la province de Québec ouvrit la marche, lorsque notamment elle créa l'Ecole des Hautes Etudes commerciales et les Ecoles techniques, demeurées des modèles.

L'institution de bourses d'étude à l'étranger met un couronnement à ces initiatives. Le Gouvernement de la province et des associations envoient chaque année en Europe, à Paris, à Londres, à Edimbourg, et aux Etats-Unis des jeunes Canadiens français à qui d'autres se joignent, en volontaires. Revenus au pays, beaucoup se livrent à l'enseignement : près de la moitié du corps savant des universités françaises et des collèges classiques rattache à l'étranger sa formation pédagogique.

Ce mouvement se rallie à un ensemble où, sous des formes diverses, le rapprochement s'est fait plus étroit avec l'Europe française. Depuis la Capricieuse, inspiration de Crémazie, depuis la fixation d'un poste consulaire français an Canada et la signature d'un premier traité de commerce avec la France, que de liens nouveaux où notre souvenir s'est repris. Des voyageurs bientôt devenus des conférenciers et des professeurs ont afflué vers nous, enseignant les nôtres. Les universités et les oeuvres franco-canadiennes ont incessamment sollicité une collabora­tion que l'Institut scientifique vient d'établir dé­finitivement. La présence de ces maîtres nous est une confirmation : elle justifie mieux que tout, par l'accord et la pénétration des intelligences, l'ambition qui nous tient d'entretenir en Amérique un foyer de rayonnement français.

Voilà notre formule : garder en ce pays la culture héritée, la répandre, en faire un élément d'enrichissement intellectuel, une valeur pour la nation. Que nous n'ayons pas encore atteint au sommet de nos efforts, il n'importe. L'édifice bâti par nous-mêmes, de matériaux arrachés de nos mains, s'élève et dessine une silhouette où se reconnaît notre génie propre. L'oeuvre est en voie et, sur cette terre neuve où s'empressent des hommes venus de toutes les parties du monde, elle se compare à celles que d'autres traditions animent. Elle a son mérite, fait de ses origines et de notre persévérance. Elle vaut de toute son essence française. On feint de l'ignorer, même parmi les nôtres, par un curieux snobisme qui entraîne vers des gens dont l'habileté, souvent sans art ni délicatesse, nous éblouit. L'étude et la réflexion nous détournent vite d'un abaissement volontaire que seule une étrange faiblesse autorise. La civilisation française est noble, généreuse, nuancée; elle est aussi pratique, énergique et créatrice. La vivre, c'est grandir un peuple.

Nous avons semblé la ramener à l'école parce que l'éco­le est la seule promesse que nous ayons faite à la Constitution; mais elle ne se borne pas là. Elle passe de l'école dans l'expression, et dans l'expression totale de notre être. Elle se réfléchit dans nos moeurs, nos attitudes et nos travaux. Elle est faite de liberté, plus que d'autres qui se réclament de la liberté; et une expérience récente surabonde de preuve, qui nous a faits les maîtres en bon sens du Canada tout entier. Pétrie de la religion du Juste, par quoi elle s'illumine de ses plus beaux siècles d'histoire, elle recherche la modération, l'ordre et l'égalité : l'hommage de ceux qui l'utilisent à leurs entreprises dit assez le bien qu'ils en tirent. Elle se traduit enfin dans les oeuvres de l'esprit. M. Moore, dans son livre trop vite oublié, demande à nos artistes, musiciens, sculpteurs, peintres, architectes, et à nos écrivains, poètes et prosateurs, un argument vers lequel nous renvoyons le lecteur qui douterait encore et de la valeur de l'intelligence en soi et du poids de ce qu'ont accompli nos idéalistes. Non pas de parfait: nous n'avons pas pris l'engagement d'un chef-d'oeuvre; mais de sérieux, d'honnête, selon l'expression que M. Traquair applique à nos vieilles maisons, et, c'est là que l'on aboutit sans cesse, de comparable.

Elle est encore, cette civilisation que nous offrons de raviver en nous, un signe de diversité qui préserve notre pays des tentations violentes de l'américanisme, et qui ajoute à l'Empire britannique, fondé sur des libertés, une raison qui l'aide à se maintenir. C'est à ce point. En restant nous-mêmes, nous servons les plus hauts inté­rêts. On le sait, là où l'on se préoccupe encore de l'avenir; que ne le sait-on mieux ici même, où l'avenir se joue? Disparaisse le groupe français du Canada avec ses traits, son caractère et son esprit, et l'Amérique britannique du Nord est entraînée vers l'inconnu, retenu par le loyalisme de Toronto aux destinées anglaises que l'Est et l'Ouest devront peut-être détourner un jour. L'unité vraie et solide n'est possible que dans le respect et l'épanouissement des dissemblances : une seule religion, une seule lan­gue, c'est demain l'uniformité américaine. Le progrès est au même prix, celui de la nation. Quelle richesse à tirer d'une collaboration où se rencontrent deux grandes civilisations ? Quel spectacle à donner que l'union de pareilles forces au service d'un pays jeune ? Quelle ressource enfin pour ces deux intelligences de puiser l'une dans l'autre un complément réciproque ? Car c'est sans cloute le bien suprême que nous apportons: celui qui, en nous et par nous, met à la disposition du monde canadien une pensée dont l'humanité a vécu.

 

Source: Édouard MONTPETIT, « Les Canadiens français et le développement intellectuel du Canada », dans l'Action française, Vol. XVII, Nos 5-6 (mai-juin 1927): 329-338.

 

 

 
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