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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia
Édouard Montpetit – Souvenirs
[Ce texte a été rédigé par Roger Duhamel en 1944. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]
Certains noms se gravent dans notre mémoire et y demeurent indélébiles; ils constituent notre patrimoine moral. Celui d'Édouard Montpetit est de ceux-là; il possède un prestige exceptionnel et largement mérité au Canada français. Non pas seulement, ce qui serait naturel, auprès des seuls intellectuels, mais dans les milieux populaires où sans doute n'a-t-on jamais lu ses livres, mais où l'on admet de confiance qu'il est l'un des cerveaux les mieux organisés chez les Canadiens français, qu'il fait honneur à notre groupe ethnique. Comment au reste ne pas souscrire à cette opinion et ne pas la trouver justifiée ?
Quelqu'un écrivait ces jours derniers avec beaucoup de justesse: a Je ne crois qu'il y ait un autre écrivain du Canada français qui ait su comme lui créer l'unanimité autour de sa personne et de son nom... M. Montpetit a insufflé une âme à une génération qui se sentait naturellement portée, par atavisme et par manque d'éducation, à vivoter d'une petite vie tranquille et quotidienne. » Cette unanimité est à la fois une conquête et un danger. Elle indique une magnifique aptitude d'esprit à ne pas s'arcbouter sur des positions indéfendables, elle révèle une belle souplesse intellectuelle et le goût instinctif de ne pas porter d'arbitraires exclusives; c'est cependant un danger, car elle prive l'esprit doué d'une grâce aussi sympathique d'approfondir les problèmes et de se faire le champion vigoureux d'une pensée originale, inédite et partant souvent difficile à faire accepter par un public toujours porté à la facilité et à la routine. M. Montpetit est un humaniste de grande classe et un excellent vulgarisateur d'économie politique; ce n'est pas un apôtre, encore moins un lutteur. Ce fut sa sagesse de l'avoir compris et d'être demeuré dans sa vocation et l'on s'explique mal que certaines personnes s'obstinent à lui reprocher de n'avoir pas été ce qu'il ne pouvait pas être, alors qu'il a su magnifiquement servir la cause de notre culture franco-canadienne, comme c'était sa véritable mission.
Je n'ai jamais été l'élève du secrétaire général de l'Université de Montréal, mais je suis de ceux qui ne manquaient pas l'occasion, les soirs de cours à la faculté des Sciences sociales, économiques et politiques, au vieil immeuble de la rue Saint-Denis, d'entrer écouter les leçons de M. Mont-petit. C'était un beau régal intellectuel. Le professeur commençait d'une voix basse et sourde, avec quelques hésitations aussi, et peu à peu le ton s'élevait au fur et à mesure que la pensée prenait forme, la voix s'enrichissait d'inflexions émues, un accent d'éloquence persuasive achevait de conquérir l'auditoire qui avait peine à se retenir d'applaudir. Les idées se faisaient pressantes et s'orchestraient en une puissante symphonie d'une ordonnance logique rigoureuse, le tout présenté dans une phrase bien construite, d'une clarté toute française. Le professeur atteignait sans effort aux idées générales et un cours sur le civisme devenait aussitôt une grande leçon de patriotisme, un patriotisme sain, inspiré d'une conception franchement canadienne et d'un attachement indéfectible aux disciplines françaises.
Il faut savoir gré à M. Montpetit de n'avoir pas toujours remis à plus tard, c'est-à-dire à jamais, le soin de rédiger ses mémoires. Une grave maladie, qui l'a pendant un temps éloigné de son activité habituelle, lui a permis de faire un retour en arrière et d'évoquer, dans une lumière attendrie, les années chéries de sa jeunesse. C'est le sujet du premier tome des Souvenirs, dont le sous-titre est précisément Vers la vie. « C'est une aventure périlleuse que de publier des mémoires, écrit-il sur la page liminaire. L'auteur risque de n'intéresser que lui. Le lecteur qui voudra bien me suivre pardonnera mon audace à ma sincérité. » Cette précaution était bien inutile, car une vie bien remplie demeure toujours d'un vif intérêt pour les générations suivantes. D'autant plus que l'auteur, s'il parle de lui comme il va de soi dans un ouvrage de ce genre, sait rendre son moi nullement haïssable et fait mentir le mot si connu de Pascal. Il raconte simplement sa propre histoire, en l'intégrant sans cesse dans un décor historique et intellectuel, ce qui décuple sa valeur documentaire et sa valeur humaine.
A cet égard, une remarque préliminaire s'impose. Ceux qui ont le privilège de connaître M. Montpetit, d'avoir suivi de loin sa carrière, d'avoir lu ses livres, s'en apercevront peu, mais il y a les autres, beaucoup plus nombreux, qui pourront s'en plaindre avec raison. Le mémorialiste donne ses souvenirs au fil de la plume, sans se soucier suffisamment des noms et des dates. Il écrit une très belle page sur son père, mais il tait son nom; il ne nous dit pas en quelle année il est entré au collège, nous n'apprenons qu'à Paris, et tout à fait incidemment, qu'il est marié, nous saurons qu'il a un fils parce qu'un jour il l'a regardé jouer dans les jardins du Luxembourg. Je comprends très bien le mobile qui explique cette excessive discrétion; l'auteur ne tenait pas à étaler sur la place publique sa vie personnelle. Cette modestie est malheureuse et gâte partiellement l'attrait de ces souvenirs. Le modèle du genre, parmi les ouvrages contemporains, ne serait-il pas les deux bouquins de Mémoires, d'André Maurois ?
Cette réserve faite, abandonnons-nous au char-me de ces pages écrites dans une langue dépouillée et de bonne frappe, avec une simplicité qui gagne tous les suffrages. L'enfant Montpetit a poursuivi ses études avec une certaine nonchalance, ce qui ne l'a pas empêché d'en tirer de grands bénéfices. Sa remarquable facilité lui permettait' d'obtenir des succès scolaires, tout en lui réservant des loisirs pour des recherches de son choix. Il parle avec émotion de ses maîtres sulpiciens et leur rend un hommage prolongé. Il ne veut pas toutefois citer des noms, préférant les englober dans un éloge unanime. « Respectueux de l'humilité sulpicienne, je n'ai pas nommé mes maîtres. Je les ai confondus dans mon affection. Il vaut mieux ainsi. Ceux qui vivent encore percevront le sentiment qui les remercie profondément. Comment oublierais-je les autres ? J'évoque toujours avec émotion ces artisans de l'esprit, semeurs d'idées, fidèles aux plus hautes disciplines de l'âme et de l'intelligence. Ils dorment parmi nous du sommeil qui consacre la tâche accomplie, et leur souvenir conduit notre main sur l'outil qu'ils nous ont confié et où nous sentons encore la trace de leur fermeté. »
Comme tous les jeunes gens d'avenir, Edouard Montpetit se devait de s'inscrire à la faculté de Droit et de se faire recevoir avocat. Les luttes du prétoire et les roueries de la procédure agréaient mal cependant à un esprit tourné vers la spéculation gratuite et l'étude des phénomènes économiques, ce qui était une nouveauté dans les premières années de notre siècle. Après une brève expérience dans la pratique du droit, il se devait de chercher autre chose qui lui permettrait de s'accomplir pleinement. Au reste, même pendant ses études, il n'avait pas négligé de se donner une bonne culture générale, en suivant les cours de la faculté des Lettres, alors naissante, et en s'initiant à la littérature dramatique, par le commerce personnel de la scène comme par l'assiduité aux spectacles offerts par des troupes françaises de passage. A la suite d'une brève aventure dans le journalisme, dont il était alors écrit qu'on devait toujours sortir pour faire quelque chose de bien, et de quelques conférences prononcées sur des sujets économiques, notre faculté de Droit décidait d'imiter les universités françaises et de fonder un cours d'Économie politique dont le titulaire serait, cela allait de soi, M. Edouard Montpetit, qui traitait « ces sujets, comme il l'écrit lui-même aujourd'hui, de façon livresque, moitié en économiste — si l'on peut dire! — et moitié en littérateur. Les allusions littéraires, les citations, voisinaient avec les affirmations d'une doctrine prudente. »
N'était-il pas tout indiqué que le nouveau et jeune professeur fût en mesure d'acquérir en France au moins les rudiments de la science qu'il devait enseigner ? M. Lomer Gouin, alors premier ministre comprit la situation et décida de lui accorder une bourse, fait sans précédent dans nos annales politiques. Montpetit allait devenir l'ancêtre de notre théorie de jeunes gens qui devaient par la suite se rendre en Europe acquérir une formation solide et en faire bénéficier à leur retour leurs compatriotes. Il met le pied sur la terre de France en 1907 et il y séjournera trois années. Ce sera une période de travail intense et d'enrichissement intellectuel qui lui permettront de jouer pleinement son rôle d'éveilleur et de chef.
C'est l'occasion pour l'auteur de ces Souvenirs d'évoquer en des pages amusées ses expériences parisiennes et les incidents de son' adaptation. « Paris est débordant de vie. Tout y parle, tout y raconte quelque chose. La moindre rue a son charme. Partout, des profils admirables, des silhouettes harmonieuses. Partout, un détail qui retient; ici une porte cochère, là une enseigne, une fontaine. Tout émeut: une vieille maison, la rue elle-même et les splendides reliques du passé. »
Montpetit s'inscrit à l'École des Sciences politiques de la rue Saint-Guillaume, où enseignent des maîtres comme Albert Vandal, Frédéric Masson, Anatole Leroy-Beaulieu, René Stourm, Élie Halévy, Alfred de Foville, André Siegfried, et au Collège des Sciences sociales où voisinaient des professeurs de tendances aussi différentes que Funck-Brentano et Yves Guyot, Seignobos et Charles Brun. Il y avait aussi à la Sorbonne la chaire de Marcel Dubois sur le Canada et au' Collège de France les cours de Paul Leroy-Beaulieu. Le théâtre attirait aussi le jeune couple, le théâtre où ils applaudissaient de grands artistes comme Sarah Bernhardt, Bartet, Guitry aîné, Féraudy, Antoine, Simone, Le Bargy, Réjane, Suzanne Desprez, de Max, les deux Coquelin, Mounet-Sully, Paul Mounet, dans les oeuvres, alors nouvelles et séduisantes, de de Flers et Caillavet, Bernstein, Capus, Rostand, Hervieu, Richepin, Donnay, Curel, Tristan Bernard, Bourget, Brieux, Lavedan. Ah ! la belle époque pour le jeune Canadien français soudain plongé dans le climat de culture par excellence, capable de s'abreuver aux sources authentiques de sa culture traditionnelle !
Comment n'aurait-il pas été tenté d'approcher les grandes vedettes littéraires des premières années du siècle ? Il y a d'abord les réceptions sous la Coupole. Montpetit a eu le privilège d'assister à l'entrée à l'Académie française de Maurice Donnay, du marquis de Ségur, de maître Henri Barboux, et de Jean Richepin. «J'entendis donc l'éloge d'Albert Sorel par Maurice Donnay, à qui Paul Bourget répondit; celui d'Edmond Rousse par le Marquis de Ségur, que reçut Albert Vandal ; de Ferdinand Brunetière par Henri Barboux, accueilli par jules Claretie; et d'André Theuriet par Jean Richepin, à qui Maurice Barrès fit écho. » Il y a les entrevues personnelles, d'un attrait beaucoup plus vif. Tour à tour, Montpetit rend visite au brave Émile Faguet, d'une conversation animée, à Étienne Lamy, type de grand Français d'ancien régime, à René Bazin, représentant attitré du catholicisme dans les lettres françaises, à Maurice Barrès, qui est demeuré très grand même après que les causes pour lesquelles il s'est superbement passionné n'éveillent plus en nous que des souvenirs lointains. Ces admirations littéraires ne sont plus les nôtres, sans doute, mais dans un demi-siècle, que diront nos petits-fils de notre engouement pour Gide et Valéry, pour Mauriac et Giraudoux, pour Claudel et Jouhandeau ?
Edouard Montpetit clôt son premier volume de Souvenirs par un éloge très éloquent à l'adresse de M. Hector Fabre qui fut à Paris, pendant de longues années, le très digne interprète du Canada français. On n'avait pas encore lu une appréciation aussi convaincante de l'oeuvre d'un compatriote qui servit magnifiquement le prestige de notre culture dans la capitale française. Montpetit lui rend justice et nous devons nous en féliciter.
Et puis, c'est le retour. « Le départ ! C'est dans quelques jours. Les heures passent avec rapidité. Les derniers préparatifs nous pressent: procéder aux emballages, faire quelques visites, revoir les lieux préférés. Installés dans une vie, comme nous nous en détachons avec peine t Le moindre coin ravive des souvenirs: les boulevards, les chemins familiers du quartier, et puis l'âme, le souffle, la couleur de Paris... La vie commence demain. »
Sur ces mots s'achève ce que j'appellerais la vie cachée d'Édouard Montpetit. La vie publique est là qui le guette. Admirablement préparé, il revient dans son pays dispenser le fécond enseignement dont il a été le bénéficiaire. Pendant une trentaine d'années, il accomplira son oeuvre; de nombreuses initiatives lui sont dues. Mais j'anticipe; ce sera le sujet des volumes subséquents que nous attendons avec hâte, que nous lirons avec une avidité intempérante, avec la chaude sympathie que suscite toujours un homme qui sait joindre au savoir la séduction d'une grâce infinie.
Source: Roger DUHAMEL, « Courrier des lettres – Souvenirs », dans l’Action nationale, Vol. XXIV, No 3 (novembre 1944): 216-224.
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Claude Bélanger, Marianopolis College |