Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

La pensée économique d'Esdras Minville

 

[Ce texte fut publié en 1976 par François-Albert Angers. Pour la référence exacte, voir la fin du document.]

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L'oeuvre écrite d'Esdras Minville, tant sous forme de volumes et de brochures que surtout d'articles, est con­sidérable. Nous sommes actuellement à en faire le relevé en vue d'une première publication au moins qui mettrait en relief cette partie de son oeuvre qu'il ne s'est pas lui-même soucié de mettre en volume : sa pensée économique. En attendant, l'échéance que nous laisse la préparation de ce numéro spécial de l'Action nationale ne nous permettra que d'en dégager l'essentiel, vu bien davantage à travers une longue expérience de collaboration constante, quotidienne, du soussigné avec l'homme durant plus de vingt-cinq ans, qu'en fonction d'une relecture et d'une révision systématique de toute l'oeuvre.

 

Un économiste

 

Le paradoxe de cette présentation va venir de ce qu'elle fait de Minville un économiste, alors qu'il n'a jamais voulu se dire tel, qu'il s'est toujours récusé quand on lui en a attribué Ie titre. Dans sa droiture native et son sens de l'authenticité, dans le respect aussi qu'il avait pour les quelques rares économistes plus spécifiquement « patentés » au Québec à l'époque, il se refusait cette attribution, vu le peu de préparation formelle, de type académique, qu'il avait reçu en ce sens. Il avait été élè­ve et disciple de Montpetit, à l'École des Hautes Études commerciales, à un cours d'économie politique de deux heures par semaine pendant deux ans, plus une année de politique commerciale et de finances publiques. Le reste, il se l'était donné lui-même ; il se le donnait constamment lui-même par un programme de lectures personnelles qui fut toujours très intense. Mais de toute façon, il évitait de présenter ses travaux dans des formes qui leur donneraient une allure savante, scientifique, préférant les procédés de l'essayiste. Il commentait surtout l'événement, analysait des situations et recherchait des solutions. Il ne construisait donc, ni n'explicitait par voies de théories économiques formelles ; partant des principes et des lois scientifiques de base, il jugeait les faits appréhendés et procédait à I'élaboration d'une politique économique valable pour les situations concrè­tes envisagées.

 

Montpetit et Minville

 

En cela, il a été beaucoup plus qu'Edouard Montpetit, le continuateur en ligne droite d'Errol Bouchette : alors que Montpetit était frappé par la nécessité d'élargir au Québec la base de connaissance, tout en en tirant des applications politiques pour notre situation, Minville, comme Bouchette, est plus frappé par l'urgence d'une politique d'ensemble à définir et à expliciter. Compte sans doute pour beaucoup, dans ces attitudes respectives, la différence du milieu d'où originaient les deux hommes comme celle de leur préparation. Minville appartenait au petit peuple de pêcheurs de la Gaspésie et avait com­mencé sa vie dans la barque de son père ; Montpetit appartenait à la petite bourgeoisie de Montréal et à son cycle de formation du jardin de l'Enfance des Soeurs de la Providence suivi du cours classique. Minville était donc avant tout enraciné dans la réalité la plus charnelle, avec un sens aigu du réel sous ses formes des plus concrètes ; Montpetit était pétri d'intellectualisme et avait au surplus un tempérament d'artiste. N'ayant pas non plus eu l'avantage de recevoir la formation de nos collèges classiques, Minville n'a même pas pu subir la part d'influences déformatrices que l'on attribue souvent à cette forme d'enseignement humaniste, philosophico-littérai­re, à savoir la tendance à l'excès d'intellectualisme et au jugement à prioriste, ou à la généralisation trop rapide sur des faits au nom d'une objectivité de type philosophi­que qui connaîtrait le réel mieux que le réel lui-même ne saurait être perçu dans l'immédiat.

 

Minville et doctrinaires à-priori

 

C'est pourquoi les analystes de l'avenir devront scru­ter minutieusement et probablement réviser radicalement les jugements portés sur Minville par une certaine école plus récente, mais qui commence déjà à dater ; et en vertu de laquelle les analyses de la réalité canadienne-française tentées par cet homme n'auraient été que l'expression d'une mythologie résultant d'une rationalisation d'un idéal philosophique inspiré par une pensée doctri­nale catholique. Cette école, selon l'expression populaire consacrée, jugeait « les autres selon ce qu'elle était elle-même », dans son désir d'engendrer une contre-my­thologie qui opérerait la révolution de l'homme canadien-français selon le sens de leur propre idéologie. Autrement dit, elle présumait que la démarche intellectuelle d'un Minville était de même nature à prioriste, à base d'hypo­thèses de travail implicites ou inconscientes (forme de postulat philosophique imposé à la réalité pour y être ensuite objet de vérification) plutôt que la sienne propre ; sauf qu'à leur point de vue, la révolution urbaine au Qué­bec éliminait ou devait éliminer l’« hypothèse catholique » et aussi bien I' « hypothèse nationaliste ». Or comme sa démarche à lui était rigoureusement fondée sur une attitude d'observation attentive et pénétrante du réel vécu, ensuite seulement rapporté à des catégories plus géné­rales surgissant de cette réalité observée elle-même, il faudra plutôt s'arrêter sérieusement sur le témoignage qu'il porte de sa vision de l'homme canadien-français typique de son temps ; aussi bien de l'homme canadien-français urbain, qu'il a connu ensuite et auquel il s'est intéressé. Loin de nier que celui-ci fut en « révolution » — puisqu'il déplorait certaines des conséquences de cette révolution urbaine —, il n'avait pas le simplisme de croire qu'une seule ou deux générations en ville avaient fait perdre d'emblée à tant de terriens leurs traits ances­traux.

 

Minville et Groulx

 

Mais ce n'est pas seulement par le transfert de l'école gaspésienne à la formation très concrétisante de l'École des Hautes Études commerciales que Minville avait affiné son sens du réel en une aptitude à l'interpréter et à le juger sans s'en évader. II ne s'en cachait pas et il ne cessait d'en dire sa gratitude : son cours classique à lui, ce fut le contact de l'abbé Groulx, sa participation avec lui et sous sa direction aux travaux de l'Action française. Nous avons déjà dit dans l'article sur Minville et les HEC, le rôle important que cette influence a joué dans sa pensée, et caractérisé l'orientation qu'elle lui a donnée : souci de l'inventaire, de la connaissance approfondie du milieu, de la combinaison du phénoménolo­gique avec le doctrinal pour une synthèse politique à la fois réaliste et normativée.

 

Ce sera là la constante profonde de toute la démar­che intellectuelle d'Esdras Minville ; et par suite l'assise de ce qu'on peut appeler sa pensée économique, partie d'un ensemble aux dimensions beaucoup plus vastes que le seul aspect économique des choses. Toujours un souci méticuleux de correspondance avec « le milieu » ; donc dans l’ordre de la connaissance avant et pour l'action, une investigation, un « inventaire » complet des faits et données d'un problème. Puis l'insertion de ce contenu de réalités directement perçues à travers la vie — sans cet appareil à prioriste et, à mon sens peu scientifique, de « l'hypothèse de travail » — dans le cadre d'une pensée philosophique ou doctrinale correspon­dant aux valeurs civilisatrices du milieu pour en tirer les solutions pratiques.

 

En ce sens et par cette méthodologie, on peut dire que la pensée d'Esdras Minville, comme d'ailleurs celle de toute l'école d'Action française, était un produit et comme une sécrétion du milieu, à la fois à travers ses réalités physiques et humaines les plus concrètes ; et la prise de conscience des valeurs de civilisation dont il est porteur par son histoire et sa tradition. Pensée dynamique et progressive comme la vie elle-même, à travers le souci d'élévation ou de progrès qui anime le tempérament réformateur de ces hommes. Pensée objective sur le double plan scientifique et philosophique de la double préoccupation de saisir l'objet selon ce qu'il est réellement, à la fois sur le plan concret et sur le plan abstrait ; par opposition à la tendance subjective et imaginaire qui découle de la méthodologie de « l'hy­pothèse de travail », où le chercheur tend presque fata­lement à imposer son « moi » au réel jusqu'à travers les vérifications qui tombent alors trop souvent dans le travers de tronquer la réalité pour faire triompher l'hypothèse. Pensée évolutive plus que révolutionnaire, en fonction même du fait qu'elle prend le milieu tel qu'il est pour le faire progresser selon l'ordre de ses valeurs fondamentales propres, plutôt que de refuser, de rejeter ce milieu et de vouloir l'adapter à son « moi » par une transformation subite et radicale.

 

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Les premières prises de position

 

Dans la recherche, maintenant, du contenu essentiel de la pensée économique d'Esdras Minville, arrêtons-nous un peu à ses premiers articles, même si nous n'entreprenons pas ici une analyse systématique de la progres­sion et des développements de sa pensée ; car à travers les faiblesses d'une pensée de jeunesse, on y trouve très nettement en germe toute la force d'un esprit lucide et pénétrant, et les thèmes qu'il élargira ensuite. Par ces premiers articles qui portent sur « Les Américains et nous » (L'Action française, juillet 1923) et « Le capital étranger » dans l'enquête de 1924 sur « L'ennemi dans la place » (L'Action française, juin 1924). Minville se situe bien comme le continuateur immédiat d'Errol Bou­chette, dont il reprend l'oeuvre là où celui-ci l'avait laissée, sur les mêmes thèmes et dans la même prise de conscience des problèmes du Québec selon une volonté sous-tendue par l'aspiration d'indépendance. Mais il y utilise l'arme supplémentaire d'une formation plus systématiquement tournée vers l'inventaire des faits, et leur maniement rendu plus habile par les disciplines économiques et comptables acquises à l'École des Hautes Études.

 

La lucidité et la pénétration de l'esprit à travers la bonne connaissance des faits, on l'aperçoit dès le début du premier article, en cette prévision sur la politique américaine qui, « en attendant qu'une nouvelle interpré­tation de la doctrine de Monroe (lui) permette d'aller coloniser l'Europe, ... (s'emploie) activement à s'implan­ter dans les divers pays qui, par leur situation géographique, leurs conditions politiques et économiques, gra­vitent autour des États-Unis » (p. 95). Et le sens de l'indépendance y apparaît du fait que notre situation à nous dans ce mouvement « impérialiste » est perçue comme un « état de sujétion », non comme un bienfait sans réserve selon le seul souci de prospérité écono­mique. Non pas opposition systématique : « II est naturel qu'un pays comme le nôtre, en voie de formation, peu peuplé, ... doive, pour assurer son essor, parfaire son outillage, développer ses ressources naturelles, faire appel au capital étranger » (p. 104) ; mais équilibre: « Mais encore ce pays ne doit-il pas, sous prétexte de perfec­tionner son organisme économique, compromettre sa liberté en se laissant délibérément glisser sous la dé­pendance de l'un de ses créanciers ».

 

Pas un agriculturiste !

 

Le second article sur le capital étranger est plus systématique et va plus loin. II contient déjà ce que j'appellerai l'essentiel de la pensée de Minville, en même temps d'ailleurs que tous les sujets de malentendus — autour desquels l'intéressé fera plus tard des retouches de nuances ou de précision —, qui induiront des inter­prètes récents mais superficiels à lancer la thèse mythi­que de I'« agriculturisme » en notre nationalisme tradi­tionnel. Il y est en effet question du « caractère de pays agricole que, dans son meilleur intérêt, (le Canada) devrait conserver longtemps encore » ; de critique d'un mouve­ment qui « sous l'impulsion de (l'industrialisation),... a vu surgir sur notre territoire des grands centres, des villes immenses dont le peuplement s'est effectué au détriment des campagnes » (pp. 330-331). etc. A vrai dire, la lec­ture honnête et objective de l'article ne saurait permettre l'attribution de vues « agriculturistes » à l'auteur à moins de tomber dans l'erreur, commise d'ailleurs envers maints autres auteurs par les détracteurs de « notre nationalisme », de s'arrêter à des bouts de textes tronqués.

 

Plus tard Minville se fera le grand contestant de la notion de « vocation agricole du Québec », ce qui lui vaudra, chez les accusateurs du nationalisme, la réputation d'être plus « lucide » que les autres. Mais ce n'était pas là un changement sur le fond de sa pensée qui, en accord avec toute la pensée nationaliste quoi qu'on en ait dit, ne dénonçait pas l'industrialisation et l'urba­nisation en soi, mais selon les modalités de leur avène­ment chez nous dans leurs conséquences sociales et politiques (nationales). Et par suite n'attachait pas à la dimension agricole du problème la valeur d'absolu qu'on a prétendu.

 

Opposition au libéralisme économique

 

Le fond de l'affaire, c'est l'opposition de toute une école de pensée au libéralisme économique ; et c'est cette réalité qui doit servir de base d'interprétation aux vues des nationalistes « traditionnels », en y ajoutant la notion refuge de l'agriculture préservatrice des éner­gies spirituelles de la nation en attendant mieux. Sauf qu'avant Minville, le stade contestataire n'a pas encore abouti à la formulation d'une politique cohérente de substitution, mais seulement à des propositions particulières et partielles. La pensée profonde se développe en fonction d'une idée d'équilibre et d'harmonisation. L'agriculture y occupe la place fondamentale d'une ac­tivité de base considérée indispensable à l'équilibre social : il faut donc, dans un pays neuf, voir à l'occupation rapide et complète du sol. Mais sans qu'il y ait là anti-­industrialisme, surtout dans un pays que toutes ses ressources destinent finalement à une vocation plutôt in­dustrielle. Ce dernier point, Minville le souligne plus particulièrement mais pas pour lutter contre des politiques agricoles qu'il approuve : pour que l'effort néces­saire de colonisation ne fasse pas perdre la perspective d'ensemble.

 

Une industrialisation équilibrée

 

Cependant, pour ces hommes comme pour Minville, il y a telle chose que l'industrialisation à outrance ; une industrialisation, écrit Minville dans l'article sus-mentionné, qui « s'effectue sans méthode, et, eu égard au chiffre de notre population, trop rapidement » (p. 330). Surtout que cette outrance signifie « le capital étranger (qui nous dépouille de nos biens et s'attaque ainsi à la base de notre prospérité future » (p. 337). Et déjà, l'article plaide pour « un programme » (p. 345) d'action, non pas pour une opposition au progrès et le maintien d'un statu quo idéalisé. Un « programme » d'action, un « plan » de politique économique dira-t-il plus tard en 1927 (nous y reviendrons), pour un dévelop­pement qui « hâte le jour où notre nationalité (québécoi­se) pourra, pour autant que la chose est possible, se suf­fire » (p. 345), tel est déjà dégagé du premier coup d'essai l'essentiel de la pensée économique d'Esdras Minville, l'oeuvre en quelque sorte à laquelle il aura consacré sa vie par tous les moyens dont il a pu disposer et qu'il a toujours, su faire converger vers cet objectif.

 

Une pensée pour le Québec

 

Déjà et tout de suite dans ce premier article de fond, il s'applique à établir les normes et à fixer les bornes d'une politique du capital étranger. Trois ans plus tard, alors devenu directeur de la nouvelle revue de l'École des Hautes Études commerciales, L'Actualité économi­que, il élargira sa pensée à la dimension des besoins d'une politique économique générale pour toute la mise en valeur, le développement et la prospérité économi­que du Québec. C'est sur ce texte majeur que, à travers l'abondance et les multiples facettes de l'oeuvre écrite d'Esdras Minville, il importe de concentrer maintenant, dans un court article, notre attention pour aller au coeur de sa pensée économique.

 

Tout l'exposé, fondamental dans la carrière de Minville, est orienté vers une finalisation pratique et localisée. Ce n'est pas de la théorie économique, ou de la modélisation, ou de la vérification de modèles qui l'intéressent ; mais bien l'avenir économique d'une collectivité donnée, « la province de Québec, foyer principal de la nationalité canadienne-française » (1). Et ce n'est pas par un modèle qu'il situe ses problèmes, mais par l'analyse des évé­nements et de la situation économique réelle dans le déroulement historique et dans une vue prospective de ce qui en résultera si les choses continuent d'évoluer selon la ligne de ce point de départ. La proposition fondamentale qui découle de cette analyse et de cette prospective s'énonce ensuite ainsi : « Puisque nous som­mes aujourd'hui acculés à la nécessité de tout recom­mencer ou à peu près, n'est-il pas raisonnable que nous tâchions de procéder cette fois avec méthode, selon un plan d'ensemble logique, suivi ?» Donc construction globale et cohérente d'une politique à dégager de la connaissance du milieu, comme il sera détaillé par la suite de l'exposé ; « ensemble logique » donc, mais aussi « suivi », c'est-à-dire pour l'action ou l'application. C'est là intégralement, la définition qui spécifiera plus tard le terme « planification » dans la pensée économique de notre temps.

 

Au commencement, la planification

 

Quelles sont les modalités de cette planification ? D'abord, « commencer par le commencement », « multi­plier les inventaires » des ressources. Puis de là, conception d'une politique d'aménagement équilibré de tout le territoire québécois : «... au lieu de chercher à canaliser la poussée économique qui donnait dans le centre de la Province, de la répartir si possible d'une frontière à l'autre, d'ouvrir des régions nouvelles... nous avons laissé le mouvement de centralisation dérouler ses ondes...» (p. 150).

 

C'est dans cette perspective et non dans une vision « agriculturiste », qu'il perçoit dans l'industrialisation et l'urbanisation excessives un risque « de briser entre nos mains l'un des principaux instruments de notre survi­vance et de notre progrès : l'agriculture » (p. 151). Il reconnaît qu'en « multipliant les centres urbains, l'industrie crée des débouchés à l'agriculture » (p. 152). Ce sur quoi il insiste, c'est qu'il y a « une mesure », un équilibre à garder. Et alors dans notre cas, non seulement en fonction des pures exigences du développement économique et social, mais aussi bien de l'avenir de la collectivité nationale ; par rapport au seul domaine qui nous reste (p. 152) et à partir duquel nous puissions travailler par nous-mêmes et pour nous-mêmes dans une optique constructive.

 

L'ensemble des faits que Minville considère, c'est d'abord « le formidable élan imprimé à la grande industrie en ces dernières années » et qui « nous interdit .. . tout nouvel effort en ce sens » (p. 155), à l'époque et non pas dans un absolu anti-industriel. Comme collec­tivité soucieuse de son indépendance nationale, il estime qu'au moment où il parle, nous n'y ferions rien sans accentuer davantage la mainmise encore plus complète de l'étranger sur notre économie (pp. 150-154) ; car « peu nombreux et peu fortunés... il serait téméraire de prétendre nous mesurer avec le colosse qui habite dans notre propre maison » (p. 154). La nécessité est toujours là, absolue, comme « le grand, pour ne pas dire l'unique objectif, de notre action... de retenir nos gens chez nous, de multiplier notre nombre...» (p. 154). Mais après la poussée d'industrialisation qui vient d'être tra­versée, sous le signe encore irrépressible de la domina­tion étrangère et de la centralisation urbaine sur une seule ville, et vu les raisons de fait précédemment invo­quées, Minville considère qu'il faut chercher maintenant à y arriver par la multiplicité des initiatives suscitées sur toute l'étendue du territoire.

 

L'industrialisation aux mains de nos gens

 

Par suite, « le grand effort des années à venir devra tendre enfin à établir l'agriculture sur la base d'une prospérité stable et définitive, et ensuite, reconstruire, en marge des grandes industries, une chaîne de moyennes et petites entreprises, ... qu'il nous suffira de compléter, de fortifier, pour en faire l'organisme économique com­plet dont nous avons besoin » (p. 155). Ainsi, à partir d'une classe agricole prospère, chaque région serait-elle appelée à mettre en valeur toutes ses ressources (p. 158). Qu'en disent ce qu'ils voudront tous les anachroni­sants, ce programme était aussi réaliste pour l'époque, que robuste dans sa conception d'un développement harmonisé, charpenté, construit à notre mesure ... et même à la mesure du monde d'alors. Car deux ans plus tard, et pour toute une décennie, allait éclater la grande crise économique du monde occidental, au cours de laquelle il n'y eut à vrai dire pas de place pour de nou­veaux progrès de la grande industrialisation nulle part au monde. Seuls des pays charpentés un peu comme Minville voulait construire le Québec, telle la France par exemple, surent passer à travers d'une façon un peu convenable.

 

On pressent aisément qu'une telle conception du développement économique tend vers un type d'action assez peu compatible avec le libéralisme économique. Selon les schèmes préconçus et les conclusions fantai­sistes des adversaires du nationalisme traditionnel, la pensée de Minville, prise dans les « mythes » de « notre catholicisme », va-t-elle se révéler si « irréaliste » qu'elle tournera en rond, obnubilée par « l'anti-étatisme », la « peur de l'État ». Voyons ce qu'il dit.

 

Part importante de l'État

 

Devant l'analyse si lucide qu'il fait des conséquences de la politique du dernier quart de siècle (pp. 148-154), il arrive vite à la conclusion que « des mesures énergi­ques » (p. 154) s'imposent pour corriger « les dégâts que nous avons subis ». Dégâts qui sont analysés bien sûr dans la perspective de la centralisation urbaine, mais selon la double optique d'un déséquilibre, d'une démesure sociale et d'une domination étrangère, résultat « d'une grosse part d'imprévoyance et d'inintelligence de la si­tuation » (p. 150) ; non pas dans celle, encore une fois, d'une opposition au développement comme tel, au béné­fice du maintien d'une société exclusivement agricole et rurale. Cette action énergique, comment la conçoit-il ?

 

« Je vous le demande, écrit-il, l'élaboration et l'exé­cution d'un plan de cette envergure, qui devra néces­sairement tenir compte de notre situation toute particu­lière, peuvent-elles être abandonnées à l'initiative pri­vée... ? Poser la question, c'est la résoudre. En régime démocratique, comme en tout autre régime, c'est le devoir des autorités de gouverner dans l'intérêt présent et futur de leurs administrés ». Voilà donc clairement ex­plosé le mythe de « anti-étatisme », de la « peur de l'État » du nationalisme traditionnel. Car Minville n'était pas un isolé en la matière, mais le reflet de la pensée très affirmée de tout le mouvement nationaliste tel qu'on peut le percevoir, — si l'on accepte de ne pas se boucher les yeux de préjugés, de préconceptions —, à travers les travaux de l'Action française et des Semaines sociales. En cette même année 1927, où l'Action française terminait la série de ses dix enquêtes annuelles par une onzième résumant les autres en une « doctrine », dans l'article sur l'Industrie et le Commerce, vraisemblablement écrit par l'abbé Groulx mais engageant toute l'équipe, on lit: « Et qui dressera et fera exécuter le plan selon lequel ces industries ... » (quelle opposition, n'est-ce pas, du nationalisme traditionnel à l'industrialisa­tion!) ... « pour le plus grand avantage de la population tout entière, cette fois, et non pas seulement pour celui d'une poignée d'entrepreneurs étrangers ...: l'État! eh oui, d'État! eh oui, l'État! en toute vérité l'État lui-même, puisque aussi bien son rôle consiste à stimuler l'initiative privée languissante, à compléter l'initiative privée insuf­fisante, à remplacer l'initiative privée impuissante, à en­courager l'initiative privée suffisante ». Que voilà bien, en effet, la « peur » morbide de l'État!

 

Lucidité sur le rôle de l'État

 

Minville, comme toute l'école nationaliste de son temps, se situe donc, par sa pensée économique, très nettement et très résolument dans le courant interven­tionniste ; et cela dès 1927, alors que le monde, et le Canada tout particulièrement, est en pleine prospérité économique. Exultant même de prospérité, car aux États-Unis on croit avoir résolu le problème des cycles grâce aux indicateurs de Harvard et à l'application par le Federal Reserve Board, de la théorie quantitative de la monnaie d'Irving Fisher. Le temps est proche (mars 1929) où le président Hoover lancera, un peu comme dans l'aventure ou la légende du Titanic, le mot d'ordre du Forward ! « Prosperity forever! » Ce n'est pas ce que pensent de l'avenir les nationalistes du Québec.

 

Ils sont en forte opposition avec la pensée dominante au Canada et dans les milieux politiques officiels du Québec, où le libéralisme économique n'a jamais eu si bonne presse, tout le monde y étant d'ailleurs en train de s'enrichir à la Bourse. Cette pensée dominante néfaste, ce n'est cependant pas, comme l'ont prétendu les détracteurs du nationalisme traditionnels, celle de « notre catholicisme ». Bien sûr, l'interventionnisme de Minville, comme celui de ses contemporains nationa­listes, n'était pas socialiste. Il était même résolument anti-socialiste, surtout étant donné ce que signifiait en­core le socialisme en ce temps-là. Voilà bien d'ailleurs où le fanatisme montre le bout de l'oreille, que de pro­noncer le « hors le socialisme point de salut » en soute­nant implicitement que toute pensée non socialiste est nécessairement anti-sociale. La pensée de Minville et des nationalistes « traditionnels » est bien au contraire résolument sociale; c'est même le seul quartier dans « notre réserve » où il existe une pensée sociale, nettement dégagée du colonialisme et du libéralisme ambiants au Québec.

 

Social sans socialisme

 

Ceux qui sont au courant de la critique poseront la question de savoir qu'est-ce que tout cela voulait dire, puisque se situant dans la perspective de la doctrine sociale de l'Église et du concept d'État supplétif. C'est qu'ancrés dans leurs préjugés socialistes, ils ont plus le goût de se moquer de cette notion que de la com­prendre. Ils ont manqué de voir que le principe supplétif met en cause le sens vraiment démocratique de l'inter­vention de l'État et qu'il signifie, non pas l'absence d'intervention de l'État mais la décentralisation dans son mode d'opération. Le principe supplétif n'allait pas contre un rôle important et même globalisé de l'État, mais contre l'exercice bureaucratique de la fonction de l'État, celui-ci devant se soucier de confier aux instances inférieures ce qui est de leur ressort et peut être laissé efficacement à leur autonomie, quoique devant résolument se charger de ce qui le concerne plus directement ou est hors de la portée efficace des instances inférieures.

 

Autorité sans autoritarisme

 

Dans l'esprit de Minville et de ses contemporains, il n'y avait donc aucune contradiction dans cette reven­dication d'un rôle fort de l'État tout en ne lui reconnais­sant qu'un rôle supplétif. Là se situait le joint univer­sel de leur pensée démocratique. Ils voulaient l'autorité, non l'autoritarisme. Là gît le paradoxe de l'accusa­tion portée contre le Canada français d'alors, d'une part de ne pas avoir le sens démocratique, en même temps que, d'autre part, on lui reproche sa peur de l'État. Bien sûr, il remet souvent en cause le type de démocratie britannique à base de suffrage universel ; mais d'autre part, il ne veut pas d'un État omnipotent. Les critiques manquent tout simplement de percevoir le sens de cette pensée démocratique organique, qui doit être prise dans son ensemble. C'est la désarticulation qu'ils lui font subir qui en fausse le sens et la rend incohérente.

 

Sens de la synthèse et régionalisation

 

Cependant, l'originalité de la pensée de Minville en l'occurrence, c'est qu'il n'est pas seulement interven­tionniste, comme l'avaient été jusque-là, partout dans le monde, les économistes, peu nombreux, qui n'étant pas partisans du libéralisme économique, n'étaient pas non plus socialistes. Ce qui est original dans la pensée de Minville, c'est l'intervention conçue par rapport à un plan d'ensemble pour une orientation globale de l'éco­nomie. Plan d'ensemble dans lequel s'insère non seulement une orientation générale de l'économie, mais com­binée en plus à une régionalisation du développement. La pensée économique socialiste du temps n'atteignait pas cette dimension, étant plus préoccupée par les pro­blèmes généraux de la propriété des moyens de produc­tion et de la répartition générale des richesses.

 

Un précurseur

 

Naturellement, pour mesurer l'originalité de cette pensée, et prendre conscience de son importance dans la pensée économique contemporaine, il faut bien tenir compte du temps : 1927, année de triomphe pour le capitalisme libéral. Quelques années plus tard, dans le désastre de la crise des années '30, beaucoup d'idées nouvelles de ce genre germeront partout, la faillite to­tale du capitalisme libéral devenant trop flagrante pour que tous ne soient pas mis à la recherche de ce qui pouvait ou en sauver l'essentiel ou le remplacer. Mais penser ainsi en 1927 ! C'est ce qui faisait dire à François Perroux, le plus grand penseur économique de notre époque, qui connaissait Minville dès ce moment-là étant collaborateur de l'Actualité Économique, qu'il considé­rait celui-ci comme le précurseur de toute la grande école dont il est le prophète. A quelqu'un en effet qui lui posait des questions sur Minville, et sur un ton de réticence qui indiquait sans doute l'attente d'une tout autre réponse, Perroux lançait le trait avec sa fulgurance habituelle : « Mais Minville, c'est notre prédécesseur à tous! »

 

Il y a cependant que Minville ne se présentait pas alors à la façon de l'économiste qui donne son opi­nion selon le mode universel. Il voyait le Québec, les conditions du Québec, les problèmes du Québec ; et il y apportait les solutions qui lui paraissaient appropriées selon son analyse des faits et situations, sans prétendre à plus. Comme tel, ce n'était pas retentissant à l'échelle mondiale. Dans son article de 1927, il voit la mise en place du système par le biais de l'utilisation des compé­tences que nous commençons d'avoir et qui sont sans emploi. On les utiliserait dans la formation d'un Conseil d'Orientation économique, « conseil technique d'études économiques... composé... d'ingénieurs, ingénieurs agricoles, ingénieurs des mines, ingénieurs forestiers, économistes, sociologues, juristes, chargés d'aider l'État, de l'éclairer... dans la lourde tâche d'imprimer une direction rationnelle au développement économique de notre province » (p. 157).

 

Éducation économique

 

Mais déjà en 1927, il voit l'importance aussi de ce qu'on appelle aujourd'hui les structures mentales du développement. « Sachons-le bien cependant, écrit-il, la direction la plus ferme ne vaudra à peu près rien, et je me demande même si elle sera possible, tant que notre population n'aura pas compris l'importance vitale des questions en jeu. Si l'absence de direction a été l'une des causes de notre faiblesse, il faut bien admettre que le défaut d'éducation en a été et en est encore la cause principale. Comment voulez-vous que l'on s'atta­che à résoudre un problème dont on ignore l'ampleur et la portée, et même jusqu'aux données élémentaires de l'existence? Un dressage des esprits s'impose et cela, n'ayons pas peur de le dire, depuis la base jusqu'au sommet de notre société » (p. 159).

 

Ainsi Minville, qui n'a jamais voulu se considérer comme un économiste, nous apparaît-il, dès son premier grand coup, comme l'un des premiers sinon le premier, non seulement au Canada français mais dans la pensée économique mondiale, théoricien du développement selon les données contemporaines du plan, de l'aménagement régional et de la réforme des structures mentales.

 

Après son article de 1927, chaque mois il écrit, dans l'Actualité économique des commentaires, il multi­plie les conférences, il fondera l'Action nationale en 1933. Dans le premier cas, il pousse la réflexion sur les différents aspects de la question ; dans les deux autres, il dégage des synthèses et diffuse ses propos. II élargira graduellement tous les problèmes pour les situer dans sa perspective d'ensemble : la colonisation, ce n'est pas uniquement ouvrir et défricher des terres pour l'agricul­ture, c'est bâtir un pays, une région en fonction de toutes ses virtualités ; le problème social, ce n'est pas uniquement le problème ouvrier, mais la construction d'une société bien harmonisée où chaque élément ou classe sociale joue le rôle nécessaire à la prospérité de tous, etc.

 

Cependant, entre temps, un événement majeur est venu changer le cours des choses, non seulement pour le Québec, mais pour le monde entier : la grande crise économique des années '30. C'est alors que sa pensée s'intègre plus spécifiquement, après Quadragesimo Anno, dans la solution du corporatisme social mis de l'avant par les encycliques pour restaurer l'ordre économique. La faillite du capitalisme libéral ajoute de la dimension à sa prise de conscience d'un besoin de politique écono­mique rationnelle d'ensemble. Il ne s'agit plus seulement de mettre de la cohérence, de l'équilibre social et na­tional dans un mécanisme qui, par ailleurs, fonctionne à toute allure. Il faut prendre conscience que ce mé­canisme lui-même est susceptible de ratés catastrophi­ques et doit être complètement repensé et refait. Minville n'a pas besoin d'un grand acte de soumission à l'Église pour se rallier à la solution corporative. Elle n'est que le prolongement, dans une conception plus organique de la société, des idées qu'il a engendrées.

Aussi, il est proprement aberrant de voir, par exem­ple, un Laurier Lapierre, commentant les événements de cette période, demander à l'un des témoins de cette époque, Paul Sauriol : « Mais que faisiez-vous? Que proposiez-vous devant le désarroi général? Vous n'aviez pas de pensée sociale? Vous ne pensiez qu'au corporatisme social et à la doctrine de l'Église » Com­plètement aberrant, car précisément, le corporatisme, c'était une pensée toute sociale, une pensée de recons­truction fondamentale, révolutionnaire face au capitalisme libéral. Malheureusement, on préfère, dans certains milieux chez nous, s'attacher à des versions mussoliniennes et hiltériennes du corporatisme pour juger le corpora­tisme d'ici et celui de l'Église sans s'être donné la peine de l'analyser.

 

Un corporatisme redresseur

 

En définitive, le corporatisme social de Minville et de l'école nationaliste « traditionnelle », c'était d'abord tout simplement la reconnaissance que le régime économique ne pouvait plus être abandonné à la thèse du libéralisme économique. II fallait prévoir des mécanismes qui remplaceraient ou régulariseraient le marché libre. Plutôt que des commissions bureaucratiques d'État, on jugeait préférable de confier le tout à des organismes paritaires, où patrons et ouvriers, au niveau des secteurs d'abord, puis au niveau général ou global dit intercorporatif ré­giraient le fonctionnement de l'économie, établiraient les plans de production pour éviter les gaspillages et le suréquipement qui avaient été les principales causes de la crise, détermineraient les salaires et les conditions de travail en même temps que la sécurité sociale des travailleurs. Si ce n'était pas là une pensée et une politique sociale, qu'est-ce que c'était ? Il est ridicule de continuer à répéter que c'était du fascisme. C'est mon­trer qu'on ne sait rien de ce qu'était le fascisme. Bien sûr, d'ans les milieux politiques traditionnels, on ne voulait pas de ces propositions et on ne faisait effectivement pas grand chose contre la crise, attendant que le mouvement du pendule revint de lui-même à la pros­périté comme cela s'était passé dans chacun des cycles qui avaient marqué l'évolution du capitalisme depuis un siècle alors. Mais les nationalistes n'étaient pas de ceux qui croyaient à une telle attitude parce qu'ils ne croyaient pas à la doctrine du libéralisme.

 

Le corporatisme social

 

Pour Minville, le corporatisme social, vu l'effondrement du régime économique traditionnel, ne constitue qu'une forme plus généralisée, plus systématisée, de la politique rationnelle qu'il estimait nécessaire même dans un cadre où le mécanisme de l'entreprise concurrentielle suffit à soutenir le rythme de l'activité. Dans la perspective plus complexe d'un effondrement des mécanismes traditionnels, il y aura, outre l'État et le Conseil économique, pour l'exécution — et parce qu'il faut éviter l'État omnipotent ou autoritaire —, les organismes paritaires de réglementation, jouissant de toute l'autonomie nécessaire et compatible avec leur aptitude à résoudre les problèmes. La perspective ancienne de l'article de 1927 se trouve dépassée par l'événement mondial et intégrée dans un système qui n'est plus nécessaire uniquement pour résoudre les problèmes du Québec, mais le malaise mondial lui-même. II n'y a pas plus de fascisme là dedans que dans la planification française dont c'est une préfiguration mieux articulée. Il y a eu au Québec des partisans de la formule de l'État corporatif, formule voisine de celle qu'avait adoptée Mussolini, mais cette thèse avait peu d'audience au Québec, sauf dans l'idée bien différente et qui eut une certaine audience, de faire élire au Conseil législatif, des représentants des divers milieux corporatifs plutôt que d'en faire le refuge ou musée des anciens partisans « rouges » ou « bleus » selon le parti au pouvoir.

 

Quand les mots dominent les pensées...

 

Ce que les détracteurs de « notre catholicisme », de « notre nationalisme» et de « notre corporatisme » ne voient pas, c'est que jusqu'à la guerre, les idées écono­miques que cette pensée avait fait naître au Québec plus qu'ailleurs, en raison de notre situation particulière, sous l'influence de Montpetit et de Minville, vont devenir aussi celle, à des degrés divers, de tout le monde occi­dental en crise. Le « New Deal » de Roosevelt et les codes de la NRA (National Recovery Administration), le régime qui se développe en France des ententes indus­trielles, le plan similaire de réorganisation volontaire des industries britanniques sous la menace d'entente forcée si le volontariat n'aboutit pas, tout cela n'a jamais été taxé de fascisme, quoique participant au même esprit et à des structures similaires, sans le mot corporation, pour la restauration des économies sur la base d'une collaboration entre l'État et l'entreprise acceptant l'idée d'une organisation rationnelle de l'économie. La guerre va interrompre tout cela, parce qu'elle va permettre de retrouver le plein emploi des ressources par des moyens évidemment bien spéciaux ; et aussi, parce que trois ans avant qu'elle éclate, Keynes était venu redonner au monde libéral l'espoir de pouvoir régler les problèmes du capitalisme libéral en réduisant l'intervention de l'État

à une politique complémentaire d'investissement, puis de jeux budgétaires de dépenses, de taxation ou de détaxation et de sécurité sociale, donc sans mettre en cause le contrôle de la production et des marchés. Au Québec, Maurice Lamontagne, et d'une façon générale les économistes nouvellement sortis de l'École des Scien­ces Sociales de Québec, se feront les hérauts de ce nouvel évangile, dont la faillite actuelle dans le chômage et dans l'inflation remet tout en cause.

 

Minville, pour sa part, n'est pas impressionné par ces « gadgets », qui ne peuvent, à ses yeux, avoir fondamentalement qu'une valeur passagère. Il continue de réfléchir et d'approfondir sa vision des choses ; et il en donnera la synthèse dans l'ouvrage en deux volumes intitulé « Le Citoyen canadien-français » où trois chapitres sont particulièrement consacrés à l'économique, les cha­pitres IV, V, et VI. du premier volume.

 

Le citoyen canadien-français

 

Dans cet ouvrage de pensée globale, les arêtes de la pensée de Minville sont moins vivement dégagées, tout se trouvant noyé dans un ensemble qui cherche plus à couvrir tout le terrain qu'à dégager des priorités d'ac­tion ; mais les assises de cette pensée s'en trouvent mieux révélées, même si l'auteur a tenu dans son sous-titre (« Notes pour servir à l'enseignement du civisme ») à souligner qu'il n'avait pas tellement cherché à organi­ser ses pensées selon leur valeur respective qu'à les jeter en vrac dans un cadre logique avec l'idée de servir, et faute de temps pour raffiner le tout. II faut alors se garder de pousser trop loin à partir de ce texte, une analyse qui prétendrait retracer l'évolution de la pensée de Minville; il vaudra mieux pour cela vérifier l'évolution dans le temps à travers la multiplicité de ses articles. Le cadre logique a lui-même ici imposé un ordre de développement qui peut n'avoir pas de rapport avec l'ordre d'importance des sujets traités, en même temps que ce put être pour l'auteur l'occasion d'exprimer toute une pensée dont il n'a jamais dévié mais dont il n'avait jusque-là traité que des parties selon le défoulement des circonstances. De plus, le thème même autour duquel est organisé le livre amenait à considérer toutes choses par rapport aux individus dans leur per­sonnalité de citoyen, plutôt qu'en fonction d'elles-mêmes, de leur nécessité ou de leur efficacité propres.

 

Priorité à l'humain

 

II reste qu'il existe toujours différentes façons de concevoir un même sujet et de le développer ; et que le choix de telle façon plutôt que de telle autre n'est sûrement pas sans rapport avec les préoccupations pro­pres de l'auteur. C'est ainsi qu'on a l'impression, en lisant le Citoyen canadien-français en regard de l'ensem­ble de l'oeuvre de Minville, qu'avec la maturité, — et c'est au fond ce qu'il y a de plus normal — il a comme renversé le processus de pensée de l'article de 1927 et attaché plus d'importance à l'humain qu'au technique ; plus aux structures mentales de la population et aux solutions qui en dérivent, et relativement moins aux solutions techniques imposées d'autorité. Peut-être y a-t-il dans cela aussi, le désenchantement d'avoir constaté, dans l'irrationnalité de la politique en régime démocra­tique, combien les idées justes prennent du temps à s'introduire, de sorte que ce qui à l'esprit paraît si facile parce que ne dépendant que du bon vouloir et de la décision de quelques-uns, se révèle en pratique presque plus difficile que ce qui apparaît le plus difficile — le changement de mentalité de toute une population — et n'aboutit guère de toute façon qu'à travers ce changement de mentalité.

 

Mais ne nous aventurons pas trop à interpréter, car il y a une donnée plus profonde de la pensée de Minville qui suffit à générer tout cela. Comme il a été précisé au début, cette pensée ne se situe pas dans l'orbite du raisonnement scientifique dont elle utilise plus les conclusions qu'elle ne cherche à les former, mais dans celui de l'action politique («agir pour vivre » qui était le titre du fameux article de 1927 résume à lui seul tout Minville). Et une pensée politique, Minville ne conçoit pas, et à juste titre à mon sens, que cela puisse exister valablement sans référence à une philo­sophie, à une doctrine. Or, la philosophie de Minville étant personnaliste, sans nécessairement pour autant tomber dans les systématisations de récole personnaliste, l'humain tend naturellement à y avoir préséance sur la technique, qui doit toujours respecter l'humain; et au niveau de chaque personne, non pas seulement dans une conception grégaire de l'humain selon l'ensemble de l'humanité.

 

Appel à la solidarité

 

Dans la vie économique du citoyen canadien-fran­çais, la dimension nationale étant ainsi assumée comme une donnée première, Minville fait une place première au sens de la solidarité, et au coopératisme qui en permet, dirait-on aujourd'hui, la « socialisation ». A travers le texte, on sent le souffle du « sans cela, rien ne se fera qui nous conduira à une véritable forme d'indépendance nationale ». Et ! mon Dieu, ce n'est là qu'une expression concrétisée et mise en tête d'exposé, du « la direction la plus ferme ne vaudra à peu près rien, et je me demande même si elle sera possible...» qui faisait terminer l'article de 1927 sur l'éducation nécessaire avant et pour le plan. L'éducation à faire pour la création d'une économie nationale, c'est celle de la solidarité nous dit-il en 1946 ; et la forme concrète, active, efficace d'éduca­tion de la solidarité, c'est la pratique du coopératisme.

 

Au delà de l'individu, Minville resta fidèle à la conception organique de l'organisation et de la politique économico-sociales. Pour tenir compte de la susceptibi­lité des temps, il substitue le terme « association professionnelle » à celui de « corporation » et de « corpora­tisme », mais c'est la même conception, développée au cours des années '30, d'une direction économique ferme mais hiérarchisée et décentralisée. Il faudra recourir cependant à ses écrits de la période en cause pour retrouver sa vraie pensée économique sur le sujet, celle de la validité proprement économique de ce système. Dans le Citoyen canadien-français, il se contente d'y faire allusion et de faire appel à notre conscience catho­lique pour en croire et accepter les directives de l'Église à ce sujet, forts du fait — même si elles ne sont pas à proprement parler dans nos traditions libérales prises ailleurs — qu'elles correspondent à un besoin universel de restauration et d'organisation de la vie économique, et que c'est notre intérêt de profiter de la coïncidence de notre philosophie de vie avec un besoin universel pour nous y mettre avec plus de coeur.

 

Au-dessus de l'économique, le politique

 

Reste alors à voir ce que doit être la politique, dont les fondements seront «'une doctrine sûre » et « une plus exacte connaissance des faits ... comme ils se pré-sentent non pas dans l'univers... mais dans le milieu où le citoyen est appelé à agir...» (p. 183). Après avoir choisi la philosophie catholique comme la meilleure base de doctrine, il s'applique à définir les objectifs de la politique et les modalités selon lesquelles ils doivent ou ne doivent pas être réalisés, en conformité avec la doctrine : sécurité, liberté, bien-être social conçu non seulement en fonction des biens matériels, mais aussi bien des exigences intellectuelles, spirituelles et morales, donc y compris le national. Cela implique une coordina­tion des forces sociales dont la responsabilité directe incombe à l'État. Ce qui est remarquable dans cette construction, c'est que rien n'y est « nationaliste » au sens mesquin du mot ; que le national y apparaît justement comme une dimension de l'universel et des besoins humains de sécurité, de liberté et de bien-être.

 

Ce rôle de l'État cependant, on n'a rien dit de pra­tique quand on n'a fait qu'évoquer sa fonction suprême. Et ce sont ceux qui n'ont pas pu dépasser ce niveau superficiel de la simple appréhension des choses sans leur compréhension qui auront reproché aux nationalistes traditionnels leur « peur de l'État » parce qu'ils se sont préoccupés de bien définir des fonctions de l'État. Pour Minville, on s'en doute par ce qui précède, l'action de l'État ne se définit pas par une seule des coordonnées, soit la sécurité, soit la liberté, soit le bien-être, mais par la synthèse des trois dans la soumission à leurs exigen­ces, « sans jamais affirmer l'un au détriment de l'autre » (p. 192). Cela appelle, selon lui, à la fois « décentrali­sation verticale » des responsabilités ou « adaptation à la diversité sociale : individu, famille, profession », et une « décentralisation horizontale ou adaptation au milieu géographique et économique : localité, région, pro­vince, pays » (p. 195).

 

Les objectifs généraux

 

C'est dans ce cadre enrichi que revient, au sommet, l'idée du « plan (nécessaire) de mise en valeur » (p. 211). Les objectifs politiques du plan sont maintenant mieux définis : « juste conception de la politique économique la mieux adaptée à notre cas national, coordination de nos propres forces, recours de plus en plus généralisé aux formules d'organisation les mieux appropriées à nos moyens, protection de l'épargne et utilisation des ca­pitaux ainsi créés à l'édification d'entreprises coopéra­tives ou capitalistes fondées sur les ressources du soi et ordonnées à nos besoins, contrôle général de l'écono­mie grâce à une organisation sociale qui, tout en laissant aux entreprises commerciales et industrielles l'initiative nécessaire à leur expansion, les oblige néanmoins à s'intégrer à l'économie et à contribuer pour leur part, au progrès bien compris de la population » (p. 219).

 

Voilà pour les objectifs généraux, mais qu'il faut régionaliser. Minville distingue six grandes régions, six pays au Québec, qui doivent être chacun « traités selon (leur) potentiel propre, ... » : la plaine du Saint-Laurent, les Laurentides, les Cantons de l'Est, l'Abitibi, le Lac-Saint-Jean-Saguenay, la Gaspésie (p. 219-220). Dans chaque région donc, « pas seulement l'exploitation des ma­tières premières, mais... leur pleine utilisation sur place (dans) des industries locales et régionales, au besoin liées les unes aux autres, coordonnées en vue de la plus complète utilisation des richesses naturelles et de la plus grande satisfaction de la population » (p. 221). Et au delà de cela, il faudrait encore plusieurs pages pour analyser l'ampleur de la pensée économico-sociale de Minville à la lumière de tous les éléments de politique qu'il propose en matière de salaire, de logement, de loisirs, etc .. .

 

*      *      *

 

Comment situer la pensée économique de Minville chez nous et dans le cours de la pensée économique contemporaine? Disons tout d'abord et d'une façon générale combien il a été malheureux pour nous qu'une école de pensée nous soit née vers 1950, dans le cou­rant d'ailleurs d'une tendance méthodologique mondiale, qui s'est trop éloignée du souci de réalisme, de ce qu'on peut appeler la pensée scientifique « traditionnelle » de méticuleuse observation des faits pour s'évader dans le jeu des « hypothèses de travail » systématiques, hypothè­ses la plupart du temps prématurées, trop à prioristes. Il en est résulté des interprétations historiques ou autres en fonction de la vraisemblance de ce qu'a pu être le passé sans souci de ce qui s'est vraiment passé. Il suffit alors que ce qu'on a imaginé « explique » bien ce qui s'est passé pour qu'on le tienne pour vrai. Caricature de la science véritable, dont le souci de rigueur exprimé par la formule « tout se passe comme si ... » est dévié de sa signification pour autoriser toutes les fantaisies au lieu d'être le refus modeste de tirer des faits des relations de causalité là où il ne peut y avoir que corréla­tion de coïncidence ou de causalité reliée à un autre fait antérieur ou supérieur non encore connu.

 

Une pensée moderne

 

Le résultat pour nous, c'est qu'on a complètement faussé, dans un anachronisme patent, Ie sens de tout ce qui s'est passé au Québec. Car il se trouve, en effet, que dans le monde ultra-libéral anglo-canadien et amé­ricain dans lequel nous étions plongés pendant tout le premier tiers du 20e siècle, notre « catholicisme » et notre « nationalisme » nous ont fourni les éléments d'une pensée originale, en avance de celle du milieu officiel ou ambiant, en avance si l'on considère l'évolu­tion qui s'est produite dans le monde occidental non socialiste après 1930. II n'est pour le voir qu'à relire, dans Pour une doctrine, le chapitre « La pratique et la doctrine catholique » que Montpetit consacre à la dif­férence qu'il faut faire entre la théorie économique et son application en politique économique (2). L'erreur des analystes de l'école concernée par mes propos fut de transposer au plan de l'élite intellectuelle et sociale — c'est-à-dire à ces moments-là presque intégralement et uniquement l'école nationaliste — ce qui était la pensée stéréotypée, étrangère aux poussées et aux aspirations du milieu, conditionnée par d'effet de domination d'un peuple conquis et relativement asservi, des dirigeants politiques et de leurs prolongements, dont en grande partie le monde des affaires canadien-français.

 

Tout cela s'intégrait dans la formation, la direction et l'évolution des deux grands partis canadiens, libéral et conservateur. Là toute la pensée — si l'on peut parler de pensée, et s'il ne s'agit pas plutôt de réflexes con­ditionnés par le conformisme nécessaire pour arriver en politique — est effectivement libérale. Mais quand on en sort pour passer aux milieux catholiques et nationa­listes, on se retrouve au contraire dans le courant d'une pensée interventionniste très en avance sur le temps d'alors.

 

 

Une idée de la dignité nationale

 

Ainsi l'idée de plan et de planification globale que Minville mettra en forme, le premier, en 1927 (ne l'ou­blions jamais), ne jaillit pas de sa pensée comme un phénomène de création spontanée et inusitée. II met en forme que l'on peut dire scientifique indiscutablement — et c'est en cela qu'il est économiste quoi qu'il en ait dit — une perception d'abord vague, puis s'affir­mant de plus en plus, qu'a le milieu québécois de ses problèmes et de leurs solutions possibles. Déjà, à la fin du XIXe siècle, Errol Bouchette avait fait appel à l'État si nécessaire pour créer l'instrument de planifica­tion de l'épargne québécoise qui seule, nous avertissait-il dès lors, pourra nous permettre de résister au flot des capitaux américains se faisant pressants à nos frontières et de rendre possible le développement du Québec par les Québécois. Cela est dit fin du XIXe siècle, souli­gnons-le ! Et Mercier aurait peut-être réalisé cette politique si la rue Saint-Jacques n'avait pas réussi à s'en débarrasser.

 

Dans les années 1900 à 1910, Olivar Asselin a pris la suite de ces idées en les poussant beaucoup plus loin. C'est une vigoureuse politique d'intervention de l'État qu'il réclame pour résoudre les problèmes du Québec à la fois sur le plan social et sur le plan national. II demande à l'État une « planification du développement économique en fonction des ressources naturelles » (3). L'abbé Groulx, beaucoup plus loin qu'Asselin du sens de l'économie, perçoit la nécessité d'une politique conscien­te et active pour que les Canadiens-Français puissent, comme groupe national ayant besoin de son indépendan­ce économique, surmonter l'hypothèque de la Conquête et l'envahissement du territoire par les capitaux étrangers (4). Et ce à quoi va s'appliquer Minville finalement, comme jeune recrue du groupe d'Action française ayant une formation économique, c'est à établir cette politique. Georges Pelletier parle lui aussi d'un plan d'industria­lisation et de la formation d'un Conseil économique. (5)

 

Edouard Montpetit, notre premier économiste pro­fessionnel, qui a donné à Minville la formation acadé­mique qu'il a en science économique, n'est cependant pas tout à fait à ce diapason. Sa « science économique », c'est-à-dire une approche plus généraliste des questions, le retient davantage dans les limites de la science d'alors. Son premier ouvrage datant de 1931, survient après la conférence de Minville de 1927. Comme ce premier ou­vrage est bien loin du climat et de la tension planifica­trice de la pensée de Minville, il apparaît que c'est plus l'école de Minville qui le fera s'engager davantage par la suite, que l'inverse. Avant son premier livre, il a donné nombre de conférences et de cours depuis 1910, mais tous ou la plupart sont plutôt dans le ton de Pour une doctrine, qui en constitue comme la synthèse.

 

Parallèle avec Montpetit

 

Montpetit est le premier chez nous à avoir, du moins officiellement, une formation économique spécialisée. Il est comme conscient d'être Ie porteur unique d'un trésor qu'il faut convaincre au plus vite ses compatriotes de vouloir acquérir et utiliser pour leur profit national. Il diffuse donc l'idée de science économique, ses élé­ments fondamentaux, le sens de son importance. Dans cette période de ses débuts, il s'engage peu dans la proposition de solution. Dans Pour une doctrine, qui marque son souci de faire une distinction très claire entre une science économique qui étudie un ordre naturel, donc une économie en liberté, et une science d'économie sociale qui se préoccupe de l'aménagement écono­mique du monde, ce n'est quand même pas lui qui prend position. Il se réfère, en les acceptant cependant pour lui, à des documents pontificaux et épiscopaux qui proposent un interventionisme plus modéré, plus so­cial, plus répartitif, que résolument économique. Il se clas­se ici au départ, et ne s'aventurera pas beaucoup plus loin par la suite, parmi les membres de ce qu'on a appelé l'école catholique libérale, elle-même en avance sur les économistes traditionnels qui ne deviendront, qu'après la guerre de 1940, l'équivalent sous l'étiquette de néolibéraux. De même, Montpetit plus formellement écono­miste que Minville, aborde les problèmes de haut, à l'échelle universelle, sur le plan de ce qui est relatif à toute économie, plus qu'au ras de la réalité immédiate du Québec. (6)

 

Minville est donc bien, en 1927, le grand novateur, le grand prédécesseur pour qui François Perroux avait tant d'estime et d'admiration. Quand Montpetit fera l' « allocution d'honneur » à la fin de sa conférence de 1927, il donnera sa caution générale aux idées de MinviIle : « Avec des hommes comme M. Minville, une doctrine indiquera des routes nouvelles dans le domaine de l'Économique ... Mais ce sera à la condition de regar­der en face la réalité, comme l'a fait M. Minville ... Prê­tons l'oreille aux commandements de l'heure dont M. Minville nous a dit les exigences ». Cependant, Pour une doc­trine, quatre ans après ne porte pas de traces d'une adhésion formelle à l'idée fondamentale d'une planification. Lorsqu'en 1938, il écrira l'introduction du premier volume de la Conquête économique, composé de textes anté­rieurs à 1927 et de la reprise de Pour une doctrine, il se refusera à s'engager à fond sur une « doctrine ». « Il nous faut une doctrine, écrira-t-il. Je ne suis malheu­reusement pas de ceux qui peuvent la formuler. » Il paraît déplorer que « notre vie économique (aille) seule, au gré des manoeuvres et des intérêts individuels » ; et il déclare que « nos institutions devraient s'en préoccu­per, dégager ses ressorts profonds, organiser ses roua­ges. » Mais ajoute-t-il: « Pas d'économie dirigée, mais une ferme volonté de rénovation par la conscience de nos forces que l'école révélera. » Cette prise de conscien­ce devrait faire que notre vie économique « (n'aille) plus au petit bonheur. » Elle serait confiée à « une sorte de Conseil de Recherches, qui établirait et classerait nos richesses et placerait en pleine lumière l'ensemble du domaine promis à notre activité » (7). II ne va pas plus loin ; et quand il fera l'éloge de Minville, en introduction à une bio-blibliographie préparée par Anne-Marie Marisset quelques années plus tard, il prendra la distance conventionnelle de spécifier que l'admiration reste pos­sible même quand on ne partage pas toutes les idées de l'intéressé.

 

Un précurseur

 

Minville se dresse donc, au centre de notre pensée économique, comme le véritable précurseur d'une pen­sée économique organisée à la moderne, mais non socialiste, au Québec et pour le Québec. Et cette pensée québécoise se révèle avoir eu une valeur d'universalisme qui permet de lui assigner un rôle dans le développement d'un courant de pensée comme celui auquel François Perroux a donné tant de vigueur, de souffle et de dimen­sion. Nous avons dit, plusieurs je crois parmi nous, que Edouard Montpetit était en quelque sorte notre Adam Smith, notre père de l'économie politique. Mais à y bien penser, il faut préciser que cela n'est vrai qu'à moitié ; et c'est Minville qui doit se voir donner le crédit de l'autre moitié, la moitié la plus innovatrice.

En effet, Montpetit a bien été le premier chez nous à développer l'exposé d'une véritable science économique, en forme de science de portée universelle. Ce que Minville s'est systématiquement refusé de faire, ne s'estimant pas préparé pour aborder les choses ainsi. Il reste que l'enseignement que M. Montpetit nous a donné le premier n'était pas sa création propre, mais bien la transmission ici d'un enseignement élémentaire des principes de la science économique — et notre milieu n'était pas alors prêt à plus — qu'on lui avait apprise et qu'il nous communiquait en y mettant le sceau de sa personnalité.

 

Adam Smith avait été au surplus un créateur d'une science nouvelle à partir des rudiments qui s'étaient construits, notamment avec les Physiocrates, au siècle précédent. Or il s'est révélé ensuite un certain nombre de choses relativement à cette « science classique » créée par Adam Smith, continuée par Ricardo et Stuart Mill jusqu'à ce qu'elle eût été rénovée par Marshall. C'est qu'elle était finalement, sous son extérieur uni­versel, une science beaucoup plus particulière aux con­ditions et aux intérêts de l'Angleterre du temps qu'elle ne le paraissait. Adam Smith en effet n'a pas bâti sa théorie de « la richesse des nations » sur des hypothèses de travail et des modèles abstraits — Dieu merci d'ailleurs — , mais à partir d'une polémique contre les mercan­tilistes, obstacle à la plus grande prospérité de l'Angleterre, et en fonction de l'observation très réaliste de ce qui se passait en Angleterre en ce milieu et cette fin du XVIIIe siècle.

 

Le tort de Minville, pour sa réputation de savant, si tort il y a, c'est qu'il n'avait rien du lanceur de ballons, même en ce que cela peut comporter de légi­time sur le plan scientifique. II n'a pas cherché à conclure du particulier au général et à formuler en théorie ce qui lui enseignaient la réalité et les problèmes du Québec. Il était de la catégorie des savants modestes, type Mendel, oserais-je dire des vrais savants ! Puisque lui ne songeait à se préoccuper que de faire aboutir une politique économique au Québec, il laissait à d'autres qui auraient pu avoir fait une étude plus exhaustive d'un ensemble d'autres cas, de tirer des conclusions plus générales. C'est en cela justement qu'il estimait ne pas devoir se donner pour un scientifique.

 

Un Minville toujours actuel

 

Le point important à dégager de tout cela, c'est que Minville ne doit pas rester pour nous, si novateur qu'il puisse nous apparaître pour son temps, un témoin seulement d'un passé maintenant dépourvu de toute valeur d'actualité. Au contraire, l'oeuvre de Minville est une oeuvre à reprendre, à relire et à approfondir aujour­d'hui, car quiconque la relira se rendra compte combien il reste à faire de tout ce qu'il a dégagé. Et s'il en est ainsi, ce n'est pas uniquement parce que les politiciens, en démocratie, sont toujours au moins une ou deux générations en retard sur les penseurs. C'est aussi parce que nos jeunes économistes ont été pris de la fièvre du « scientifique » dans ses formes les plus abstraites, les plus ésotériques ; et ont délaissé le chemin d'une méthodologie qui rend les découvertes scientifiques utili­sables pour la réalité. Personne ne doutait de l'utilité pratique des propos de Montpetit ou de Minville, sauf qu'on pouvait être ou n'être pas d'accord avec eux pour réaliser ce qu'ils recommandaient par suite de leurs découvertes dans le réel. C'était aussi l'époque où nous n'avions pas d'économistes et où les travaux de ces hommes, uniques et isolés, nous faisaient rêver d'en avoir plus de semblables partout dans les ministères, et sinon dans les affaires, du moins dans les Associations d'hommes d'affaires. Le paradoxe aujourd'hui, c'est maintenant que nous avons des quantités d'économistes, et on se demande à quoi ils servent. Les économistes eux-mêmes se demandent quelle influence et comment ils pourraient avoir une influence dans les décisions qui se prennent. Une cure de Minville, ne serait-ce que pour des fins méthodologiques, ferait du bien pour aider les économistes eux-mêmes à saisir quelles relations il peut bien y avoir entre leurs modèles et la réalité ; et à quel endroit et après quelles transformations ils pourraient s’y insérer.

 

(1). L'Actualité économique, vol. III, p. 146.

 

(2). Librairie d'Action canadienne-française, 1931.

 

(3). Voir Peter Southam, « La pensée économique d'Olivar Asselin », dans Économie québécoise, Les Presses de l'Université du Québec, éd. de 1969.

 

(4). Voir Marie-Lise Brunel, « Groulx face à l'économique durant les années 1915-1920 », op. cit.

 

(5). Voir Paul-André Linteau, « Georges Pelletier et la vie économique, des Canadiens français», op. cit.

 

(6). Voir Rodolphe Joubert, Edouard Montpetit, Editions Elysée, 1975,

 

(7). La Conquête économique, volume I — Les forces essentielles, Bernard Valiquette, pp. 57-59.

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Source : François-Albert ANGERS, « La pensée économique d’Esdras Minville », dans Action nationale, Vol. LXV, Nos 9-10 (mai-juin 1976) : 727-761.

 

 
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