Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Esdras Minville et le nationalisme économique

( 1923-1939)

 

 

[Ce texte est un amalgame d'une communication donnée par Dominique Foisy-Geoffroy le 15 mai 2000 dans le cadre du colloque «Les intellectuels et les années 30: un brassage idéologique» du congrès de l'Association canadienne-française pour l'avancement des sciences (ACFAS), et du premier chapitre de notre mémoire de maîtrise, Esdras Minville, le catholicisme social et le nationalisme économique, 1923-1939. Il est paru dans le premier numéro de Mens. Revue d'histoire intellectuelle de l'Amérique française. Pour alléger le texte, les notes ont ici été supprimées. Pour obtenir le texte dans son intégralité, le visiteur pourra consulter Mens, vol. I, n° 1 (automne 2000), p. 51-68.]

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Esdras Minville, né en 1896 et décédé en 1975, était un économiste et un sociologue faisant partie de ces intellectuels canadiens-français de la mouvance traditionaliste. Professeur à l'École des Hautes Études commerciales de 1924 à 1938, puis directeur de l'institution de 1938 à 1962, fréquentant les milieux nationalistes de son temps, il a laissé une oeuvre abondante qui, bien qu'en bonne partie disséminée dans de nombreuses publications, n'en conserve pas moins une cohérence et une richesse qui valent qu'on s'y arrête. L'École des Hautes Études commerciales, l'École sociale populaire et ses Semaines sociales, les revues l'Action française, l'Action nationale et l'Actualité économique (dont il est co-fondateur) sont autant de tribunes où, article par article, conférence après conférence, il énonça les éléments d'un programme de restauration économique, sociale et nationale. Il conviait en effet ses compatriotes à la réalisation de ce vaste programme qui, par le redressement de la situation économique de la nation canadienne-française, visait son épanouissement culturel et moral, et, par delà, le salut de la personne.

Pour qui veut étudier les rapports entre le nationalisme et l'économique dans le Québec des années trente, la pensée d'Esdras Minville s'impose parce que celui-ci était considéré comme une autorité tant dans le domaine économique que chez les nationalistes. C'est précisément à une telle étude que cet article est consacré. Nous nous penchons dans ce texte sur la pensée du Minville de la crise, le jeune Minville pour l'heure encore professeur et chroniqueur (infatigable) de l'Actualité économique, le «laboratoire», selon l'expression de François-Albert Angers, où il développa ses thèses. Nous tâcherons donc, dans la première partie du texte, de bien cerner les concepts de vie collective, de nation et de nationalisme économique chez Minville. Quant à la seconde, nous y présentons dans ses grandes lignes le grand programme de réformes qu'il a élaboré, en majeure partie, pendant la crise.

1. Positions théoriques

La première chose qu'il faut savoir est que les fondements théoriques de la pensée minvilienne n'ont pas été systématisés et organisés au moins avant Invitation à l'étude (1943). Durant la période qui nous intéresse, on peut dire que, d'une façon générale, Minville ne les fait intervenir que sporadiquement, par fragments disséminés ici et là dans ses écrits, au gré de ses besoins. On trouvera par exemple les bases d'une définition de la nation en introduction d'un texte portant sur l'éducation nationale, ou sur la nécessité de tenir compte du facteur national dans la formulation d'une politique économique québécoise. Le tableau qui suit est donc l'interprétation, élaborée à partir de ces fragments, qui nous semblait la plus plausible.

a) Vie collective

Chez Minville, la vie collective se présente sous différents aspects hiérarchisés et interdépendants, soit, dans l'ordre: le religieux, le moral, le politique, le social et l'économique, qui ferme la marche. Ce qu'il importe notamment de retenir de cette structure de la vie collective, c'est l'interdépendance des différents aspects qui la composent, ce qui, de l'avis de Lionel Groulx, est une des idées directrices de l'oeuvre de Minville. Une conséquence importante de ce principe d'interdépendance est qu'on ne peut aborder un aspect de la vie collective sans marquer ses relations avec les autres aspects, au risque de présenter une image faussée et tronquée de la réalité. Par exemple, l'industrialisation, qui est un phénomène économique, a une immense portée sociale et politique, et va jusqu'à conditionner, par ce jeu d'interactions, la quête du salut des hommes. C'est bien là l'essentiel de cette idée d'interdépendance: celle-ci fait le lien entre des activités dont la fin est strictement temporelle, comme l'économique, et les plus hautes destinées de l'homme, intellectuelles, morales, et surtout spirituelles, faisant ainsi des premières une condition de la réalisation des secondes. Il écrit en effet qu'«on ne saurait concevoir de vie religieuse hors de l'homme avec tous les besoins matériels auxquels celui-ci est assujetti.» Nous pourrions même aller jusqu'à dire que c'est cette idée d'interdépendance qui donne toute leur valeur aux activités à fin temporelle, et c'est probablement ce qu'entendait Minville lorsqu'il affirmait que l'économique n'est important que dans la mesure où il permet d'atteindre un idéal plus haut, d'assurer le plein épanouissement de la personnalité de l'individu dans le but de le mettre en état de mieux «servir». Ce faisant, Minville reconnaissait et intégrait à son schéma ce fait élémentaire que le bien-être matériel est une condition sine qua non de la réalisation des aspirations intellectuelles, morales et spirituelles les plus profondes de l'homme.

Selon ce que nous avons pu dégager de l'oeuvre de Minville, la vie collective, pour lui, est une, et elle est formée de deux composantes principales, soit, d'une part, l'Église, ou la communauté universelle des chrétiens, et, d'autre part, la «cité terrestre». Chacune a sa finalité, correspondant aux plus hautes destinées de l'homme, et se soumet tel ou tel aspect de la vie collective, en fonction de sa finalité respective. Ainsi, la communauté des chrétiens a pour objet le salut de l'homme, donc la fin suprême de celui-ci, qui est spirituelle, tandis que la cité se soumettrait les aspects qui concernent plus spécifiquement le bien commun, la fin la plus élevée de l'ordre temporel.

Ce que Minville appelle la «cité terrestre», ou la «patrie», pourrait elle-même être divisée en trois secteurs, qui seraient en fait les trois composantes principales de la vie collective terrestre, soit, premièrement, la société, comprise au sens d'organisme socio-économique, deuxièmement, l'État, ou la société politique, et, troisièmement, la nation ou société culturelle. L'emploi de ces deux termes (patrie et cité terrestre) est parfois un peu ambigu, car ils ne réfèrent pas toujours à la même réalité. Parfois, cité terrestre semble correspondre à la société en son sens large, socio-économique. Minville fait souvent référence aux devoirs sociaux et nationaux des Canadiens français, et nous donne ainsi l'impression qu'il distingue bien société et nation. Ici, il parle de devoirs «sociaux et patriotiques», là, il nous dit que de l'économique, on débouche sur le social et le national. «Social» est selon toute vraisemblance employé dans ces circonstances en référence à un organisme socio-économique. Ailleurs, Minville écrit que le bien commun de la cité pourrait s'appliquer à la nationalité, surtout qu'au Québec, les deux se confondent à peu près. Dans ce cas précis, la cité semble correspondre au Québec, mais parfois, Minville semble plutôt faire référence au Canada tout entier, par exemple lorsqu'il parle des responsabilités des Canadiens français envers le «pays». En 1927, il écrivait que le Québec est «notre véritable patrie». Dans ces occasions, «cité terrestre» et «patrie» semblent plutôt référer à la société politique, soit canadienne, soit québécoise. Finalement, le terme «patrie» et les mots qui en dérivent sont parfois employés dans le sens de «nation». On aura remarqué que, sous les différents sens que prennent les vocables, on retrouve les trois principales composantes de la cité terrestre signalées précédemment.

C'est ici qu'intervient le principe de l'interdépendance. Celui-ci fait en sorte que nation, société et État ne sont pas simplement imbriqués, superposés, comme dans les compartiments étanches que seraient les aspects de la vie collective que chacune se soumet; ils sont carrément dépendants les uns des autres, l'épanouissement de la société devenant une condition de l'épanouissement de la nation et de l'État, et ainsi de suite, chaque élément nouant avec les autres d'étroites relations d'interdépendance. C'est ainsi que l'économique, qui n'est pas à proprement parler, dans le schéma que nous proposons, une fonction culturelle, devient une condition essentielle de l'épanouissement de la nation. De même, le politique (l'État) a le devoir de favoriser le développement de la nationalité. Il nous semble que c'était un peu tout cela que Minville avait en tête lorsqu'il écrivit que toute la population canadienne devait bénéficier de l'épanouissement de la nation canadienne-française. Ce principe d'interdépendance doit aussi s'appliquer aux relations qui unissent cité terrestre et Église, le bien commun, finalité de la cité, devenant une condition du bien spirituel de l'homme, et vice versa. L'épanouissement national se trouve donc être, de biais, un des fondements du bien spirituel.

En somme, il nous semble que l'individu, en tant qu'être social, d'une part, appartient à une communauté spirituelle, et, d'autre part, sur le plan temporel, fait partie d'une nation, d'une société, et relève d'un État, ce dans le cadre plus général d'une vie collective qui englobe chacune de ces entités. Et toutes, par le jeu d'interactions des aspects de la vie collective, convergent vers la réalisation de la fin spirituelle de l'homme, bien que ce n'en soit pas nécessairement la fin directe, immédiate

b) Définition de la nation

La nation comme telle, pour Minville, est un groupement qui se distingue d'abord par ses caractéristiques culturelles. On le constate simplement lorsqu'il parle de la nation canadienne-française et de son «double caractère» français et catholique, qui sont pour lui les deux éléments les plus importants du patrimoine national. Ce sont donc les traits culturels qui sont les marqueurs de la nation et c'est à eux que Minville se réfère en priorité lorsqu'il en décrit la nature.

Il semble que, pour Minville, la nation soit, d'une part, l'héritière d'une civilisation donnée, et que les caractères qu'elle en reçoit, qui donnent son âme à la nation et à ceux qui en font partie, vont s'imposer aux nationaux comme une réalité incontournable à laquelle ils ne peuvent échapper, sous peine de connaître un développement incomplet et faussé. C'est l'exigence de la première orientation reçue, du «poids total des origines», comme disait Maurras que Minville cite. La «discipline», la «culture de l'esprit» que le membre de la nation a héritée de la civilisation, est le «seul vrai fondement de sa personnalité», que même les contingences historiques ou les spécificités du milieu ne peuvent altérer.

Il faut se garder toutefois de croire que l'histoire et le milieu ne sont que des contingences sans véritable influence d'importance sur le devenir de la nation. Bien au contraire, et c'est le deuxième volet de la définition de la nation que propose Minville, l'histoire et le milieu marquent de leur sceau le fragment de civilisation qui leur est exposé, le façonnent, le particularisent, bien qu'ils n'en altèrent pas les caractères fondamentaux, et c'est ainsi que naissent les variantes d'une même civilisation.

Bref, pour employer une métaphore qui s'accorde bien avec la vision organique qu'avait Minville de la réalité nationale, les nations sont comme des soeurs appartenant à une grande famille - une civilisation donnée. Chacune d'elles a été imprégnée des mêmes valeurs fondamentales, mais elles ont connu des cheminements de vie dans des conditions différentes, ce qui a contribué à les particulariser. À noter cependant, petite différence, que les conditions et circonstances sont entièrement responsables (en tout cas d'après ce que nous avons compris) de la différenciation des nations, tandis qu'elles ne sont que partiellement responsables de la différenciation des soeurs, le reste étant assumé par les caractères et les aptitudes héritées de la naissance même, si on peut dire.

La nation, chez Minville, nous apparaît en effet comme étant une sorte de «personne morale», d'organisme qui, à l'instar de l'individu, a ses propres caractères, ses propres aptitudes qu'elle se doit d'exercer dans un milieu qui lui est particulier, et desquels elle doit tenir compte en agissant. C'est par cette fidélité à elle-même, à la civilisation dont elle est issue, que la nation parviendra à la «plénitude de la vitalité», et qu'elle atteindra des sommets de civilisation qui ne la laissent inférieure ni à elle-même, ni aux autres nations.

Minville précise cependant que les collectivités, comme les individus d'ailleurs, ne sont pas livrés pieds et poings liés aux «lois d'un fatalisme sans merci», et que «c'est ce qui autorise à la fois les plus sombres inquiétudes et les plus hautes espérances.» Il est important de noter que, chez lui, aucun déterminisme ne parviendra jamais à éradiquer la part de liberté qui existe chez l'homme. Néanmoins, dans la pensée de Minville, cette fidélité prend carrément figure d'une «vocation» de la nation, d'une sorte d'obligation historique envers les ancêtres, dont on continue l'oeuvre, et envers la civilisation, que chaque génération doit tâcher de transmettre dans son intégrité à la suivante. Tout ceci se trouve très bien exposé dans ce passage, datant de 1930:

Rester fidèles à nous-mêmes dans un milieu modifié par le cours des événements; assurer la fructification totale du patrimoine reçu du passé, recueillir nos hérédités ethniques et psychologiques, les cultiver, les affiner; nous épanouir et non pas nous replier; nous adapter et non pas nous abandonner, tel est donc le devoir que l'histoire nous impose.

On aura compris que, pour Minville, la nation qui imite servilement les méthodes et les formes de vie d'une autre nation, sans les passer au filtre de ses propres caractères et les adapter à sa situation, est vouée à une sorte de médiocrité et à n'être qu'un ersatz de la grande nation qui a servi de modèle. C'est ainsi qu'il faut comprendre les mots d'ordre répétés de Minville à l'endroit de ses compatriotes, qu'il ne voulait pas voir devenir des «sous-Anglais» ou des «sous-Américains», contre l'imitation bête des méthodes «anglo-saxonnes» dans quelque domaine que ce soit, mots d'ordre qu'on retrouvait notamment dans des articles au contenu percutant, voire polémique, tel «Les chocs en retour de l'anglomanie» et «Faisons comme les Anglais», publiés dans L'Action nationale.

En terminant, précisons que la nation, l'histoire et le milieu, pour Minville, ne programment pas l'individu comme s'il était un automate. Nous le répétons, l'individu, chez lui, conserve toujours une part de liberté inaliénable. Il n'en demeure pas moins que ces facteurs ont de lourdes conséquences psychologiques et morales, car ils lèguent à l'individu toute une manière de penser et d'agir. Le développement de la personne humaine est au coeur de l'oeuvre de Minville, et la richesse de l'héritage national ainsi que la fidélité à celui-ci en est certes une des conditions fondamentales. Il semble bien en effet que le développement de la nation, chez lui, soit davantage une condition du développement de la personne qu'un objectif en soi.

c) Nationalisme économique

L'expression «nationalisme économique» est, c'est le moins qu'on puisse dire, chargée d'équivoque. On l'emploie ici et là dans des sens très différents, parfois très restreints, parfois très globaux. C'est qu'aucune définition du terme ne s'est réellement imposée jusqu'ici, sauf peut-être en ce qui a trait à la doctrine de ce nom qui avait cours au XIXe siècle. Malgré ces difficultés, nous tenterons ici de montrer que le nationalisme économique est une part essentielle de l'oeuvre de Minville.

Notons d'abord que Minville ne s'est jamais lui-même réclamé du nationalisme économique. Il emploie rarement le terme, et lorsqu'il le fait, il l'associe à la poussée de protectionnisme qu'a connu le monde occidental durant la crise économique des années trente, mouvement qu'il condamnait. Ce qu'on retrouve chez lui, c'est donc un nationalisme économique qui ne dit pas son nom. Nous avons précisé, dans une section précédente, quelle est la nature des liens qui unissent l'économique au national dans sa pensée. Rappelons brièvement l'essentiel de cette théorie: la nation comme telle se définit par ses caractères culturels spécifiques. Cependant, étant donné le jeu d'interactions des différents aspects de la vie collective, certains secteurs de l'activité humaine, qui ne relèvent pas directement du culturel, se trouvent à exercer une influence sur le devenir de la nation. C'est notamment le cas de l'économique, qui se trouve ainsi être, en quelque sorte, «nationalisé». Une politique inspirée du nationalisme économique devra donc, si on suit le raisonnement de Minville, non seulement contribuer au développement culturel national, mais aussi s'inspirer de cette culture nationale, car souvenons-nous qu'il parle d'interdépendance. Voilà donc en quoi consiste le nationalisme économique de Minville dans son essence. Cette idée est absolument fondamentale, car elle illustre parfaitement la conception qu'il se faisait de l'économique: c'est parce que celui-ci, du fait de ses liens avec les autres aspects de la vie collective, est ordonné à des fins supérieures, et notamment à l'épanouissement de la nation, qu'il acquiert quelque valeur aux yeux de Minville. C'est précisément pour cette raison, et pour aucune autre, qu'il y consacrera les années les plus fécondes de sa vie.

Il nous faut cependant pousser l'analyse un peu plus loin. Le nationalisme économique est aussi le nom d'une doctrine qui fut développée au XIXe siècle par des penseurs comme Friedrich List et Henry C. Carey, une doctrine qui, selon Kevin Henley et Paul Hugon, se présente comme un mouvement prenant le contre-pied à la fois du libéralisme économique et du marxisme. Le nationalisme économique, pris dans ce sens précis, ne constitue pas l'influence dominante de l'oeuvre de Minville, ce privilège revenant à la doctrine sociale de l'Église, mais il la teinte néanmoins de ses thèmes et de ses conclusions. Il est de bon ton de rappeler ici que Minville avait très tôt été mis en contact avec la pensée de List, comme l'atteste le long article qu'il a publié à ce sujet dans la Revue trimestrielle canadienne en 1924.

Henley, dans sa thèse de doctorat, relève quelques constantes de l'oeuvre de quatre penseurs (List, Carey, Charles Dupin et John B. Byles) qui seraient, selon lui, les dominantes du discours de l'École du nationalisme économique. Parmi ces éléments de doctrine, trois en particulier trouvent un écho dans l'oeuvre de Minville. Premièrement, l'idée que le progrès économique va de pair avec le progrès moral et intellectuel. N'est-ce pas là l'essence du principe de l'interdépendance des aspects de la vie collective? Deuxièmement, le recours suggéré à l'État pour contrer les effets pervers du régime de la libre entreprise. Minville prônait un semblable recours à l'intervention étatique, pour des raisons similaires. Finalement, l'idée que le progrès national exige le développement équilibré de la nation et des régions qui la composent, et ce dans tous les aspects de la vie économique, autant industriel qu'agricole ou commercial. Ces notions de développement équilibré, de développement régional et de développement intégral, on les retrouve chez Minville, nous aurons l'occasion de le constater.

Maintenant, si nous rapprochons la pensée de Minville de celle de List, cette parenté se précise et on en découvre d'autres aspects. D'abord, on l'aura deviné, List et Minville se rejoignent sur le plan du nationalisme ainsi que par leur commune opposition à l'individualisme libéral. Pour l'un comme pour l'autre en effet, l'homme abstrait extrait de son milieu social est une aberration et une telle vision doit être condamnée.

Ensuite, le principe de l'interdépendance des «forces productives» chez List est certainement à rapprocher de l'idée de l'interdépendance des aspects de la vie collective chez Minville. Les forces productives, pour List, sont le moteur du développement d'une nation. Elles englobent les éléments, matériels (ressources naturelles, travail) ou immatériels (forces intellectuelles et sociales), qui ont une incidence sur l'accroissement de la production, sur l'augmentation du niveau culturel et moral, bref, sur l'accroissement de la puissance de la nation. En somme, List nous dit simplement que c'est le potentiel, notamment intellectuel et institutionnel, de créer, d'accumuler et de conserver les richesses, qui conditionne le degré de puissance de celle-ci. Les forces productives se trouvent donc à agir les unes sur les autres, et c'est ainsi que List, un peu comme Minville, mais sans doute dans un esprit différent, est amené à lier l'économique stricto sensu aux autres aspects de la vie collective.

La pensée de Minville et celle de List se rejoignent également, de façon générale, sur la place et le rôle que doit tenir l'État. Dans un cas comme dans l'autre, on parle d'un État supplétif qui doit laisser s'épanouir l'initiative individuelle, mais qui est néanmoins investi d'un rôle interventionniste primordial. En gros, l'État, d'une part, doit contrôler dans une certaine mesure l'activité individuelle, afin de contrer les effets pervers du marché libre laissé à lui-même, et, d'autre part, il doit jouer le rôle de chef d'orchestre du développement économique de la nation, soit en coordonnant les activités individuelles et en assurant la prévision du développement à long terme, notamment en se chargeant de la mise sur pied des infrastructures nécessaires. L'un comme l'autre s'opposent donc à la vision minimaliste du rôle de l'État qui est celle du libéralisme économique classique.

Finalement, le dernier point commun des oeuvres de List et de Minville pourrait bien être la nécessité, perçue par chacun, d'adapter la politique économique de la nation à son niveau de développement. List, en effet, élabore toute une théorie du développement économique suivant le principe de l'évolution par stades, c'est-à-dire que le développement, pour une nation, consiste précisément dans le passage d'un stade à un autre, du stade primitif au stade agricole, etc., jusqu'au dernier stade, agricole, industriel et commercial. Les conditions et les moyens différant d'une étape à l'autre, il est normal que la politique économique de la nation soit adaptée à sa situation particulière. C'est pourquoi List privilégiera une politique protectionniste modérée pour les nations industrielles émergentes afin de soustraire la production nationale à la concurrence forcément intenable des nations plus avancées, et ce jusqu'à ce que cette nation parvienne au dernier stade de développement. Il nous semble que Minville ne dit pas autre chose lorsqu'il réclame une politique économique québécoise adaptée, non seulement aux caractères de la nation canadienne-française, mais également à sa situation. Il écrira par exemple que le Canada français, dépourvu de capitaux et de traditions commerciales, n'est pas encore assez fort, à son époque, pour se lancer dans la grande industrie, et doit donc commencer par se construire un organisme économique en marge de l'organisation existante et basé sur la petite et la moyenne industrie.

2. Programme de restauration sociale, économique et nationale

Ces quelques précisions théoriques étant faites, nous allons maintenant présenter les solutions concrètes proposées par Minville en vue d'améliorer le sort de la nation canadienne-française. Minville observe la situation économique du Québec et du Canada français, et constate qu'on a procédé à un développement industriel trop rapide, improvisé et inadapté à la situation et aux caractères de la nation. Le résultat en fut une excessive centralisation géographique et industrielle autour de Montréal et le dépérissement corrélatif des régions, provoquant ainsi une rupture de l'équilibre entre la ville et la campagne. Ceci a eu de profondes conséquences tant sur le plan social - chômage urbain, risque de désordre social - que sur le plan national - prolétarisation et dénationalisation (acculturation) du Canada français. Minville s'attellera donc à la tâche d'élaborer un vaste programme de réformes comprenant, outre un volet concernant l'éducation nationale, un projet de développement économique rationnel et planifié, ce dans le but d'assurer et le bien commun de la société tout entière, et l'épanouissement de la nationalité canadienne-française. L'essentiel de ce programme de réformes économiques est contenu dans une triple décentralisation, soit, premièrement, une décentralisation de la population, deuxièmement, une décentralisation de l'activité économique, et troisièmement, une décentralisation sociale et de l'État. Voyons donc de quelle façon, selon Minville, on devrait réaliser ces trois décentralisations.

a) Développement régional

C'est par un vaste programme de restauration rurale et de développement régional que Minville entend opérer les deux premières décentralisations. Selon lui en effet, le problème de fond est qu'au Québec, on a adopté une politique de développement économique par la grande industrie et qu'on a par le fait même laissé dépérir le monde rural et les régions. Ceci a eu pour résultat de provoquer une concentration excessive de l'activité économique, qui a a son tour causé un exode rural massif vers les États-Unis et vers la ville, donc le phénomène de concentration excessive de la population. Cette restauration rurale doit avoir pour objectif d'augmenter le niveau de vie de la population rurale afin d'enrayer le mouvement de population de la campagne vers la ville, et ce tout en étant adaptée à la situation de la nation canadienne-française, dépourvue de capitaux comme de traditions commerciales, de façon à favoriser son épanouissement tout en en construisant l'organisme économique sur des bases solides.

Puisque ce développement économique doit être méthodique et rationnel, l'étape préliminaire en sera de faire l'inventaire complet des ressources du territoire, des marchés, et de procéder à des recherches scientifiques. En somme, il s'agit d'asseoir le programme de restauration économique sur une connaissance approfondie du milieu, afin de pouvoir l'exploiter méthodiquement.

Il faudrait ensuite mettre en branle une politique de colonisation méthodique, conçue non pas comme un simple palliatif à une situation économique difficile, mais comme une politique permanente et nécessaire. Minville prend soin de préciser qu'il parle de colonisation méthodique adaptée aux besoins de l'heure, et qu'il ne s'agit donc pas, comme il le dit, de «[s']armer de haches et de pioches et de [s']installer à la lisière de la forêt.» La colonisation telle qu'il l'entend suppose une participation importante de l'État, qui doit, par exemple, mettre les terres à la disposition des colons, développer les infrastructures routières, établir un plan de colonisation, assister les colons en offrant, notamment, des primes au travail, etc. Voilà donc pour l'effort de décentralisation de la population.

Ça ne s'arrête pas là cependant. Une restauration rurale réussie implique également qu'une telle politique de colonisation s'accompagne d'un réel effort pour rendre la vie rurale au moins aussi attrayante sur le plan économique que peut l'être la vie d'ouvrier industriel. Dans un premier temps, il faut donc réformer l'agriculture, soit moderniser les méthodes et diversifier, spécialiser les cultures, dans le cadre d'une agriculture de type familial. L'agriculture, élément stable de la vie économique et principale ressource contrôlée par les Canadiens français, doit devenir la base inébranlable de leur organisme économique ainsi que leur tremplin vers l'industrie, ce pourquoi elle doit prospérer.

Dans un second temps, Minville propose d'apporter les correctifs nécessaires afin d'articuler l'exploitation des ressources naturelles du territoire, notamment de la forêt, à celle de l'agriculture. Au gré des différentes situations des régions, et selon les données recueillies au cours de l'inventaire, on pourrait adopter une forme de colonisation mi-agricole, mi-forestière, ou alors qui combinerait pêche et agriculture. Une telle solution assurerait aux exploitants un revenu à longueur d'année et permettrait de stabiliser la vie économique du monde rural et des régions par l'appoint d'une exploitation forestière profitant enfin à la population locale, contrairement au système du chantier et des grandes compagnies. Il s'agit en somme d'harmoniser l'exploitation de toutes les ressources d'une région donnée en vue du développement de cette région et de la prospérité de sa population.

Dans un troisième temps, puisque l'activité économique ne se résume pas à l'agriculture, il faut ajouter un volet industriel pour que le programme de restauration rurale soit complet. Selon Minville, le type d'industrie qui convient le mieux à la population canadienne-française, sans capitaux ni traditions commerciales comme nous l'avons dit, est la petite et la moyenne industrie. Il suggère donc de mettre sur pied tout un réseau de petites et de moyennes industries dans les régions québécoises en le finançant entre autres par l'épargne. Ces industries susciteraient l'émergence de petites villes qui formeraient autant de centres industriels régionaux, de petits foyers d'activité économique qu'en langage savant on appellerait probablement «pôles de développement». Ces petits centres industriels pourraient compléter le programme de développement économique en fournissant un débouché aux matières premières, notamment agricoles, exploitées dans la région qu'ils desservent, soit en les consommant, soit en les transformant en produits finis.

On pourrait également introduire dans ce plan la formule coopérative, celle-ci conçue comme un moyen, d'une part, de démocratiser la gestion de l'entreprise, et, d'autre part, de stabiliser le régime capitaliste en atténuant les conflits de classe, grâce à la participation des travailleurs au profit. Voilà donc, en gros, comment, selon Minville, on pourrait opérer la décentralisation de l'activité économique qu'il souhaite tant. Le cas échéant, en quelques générations, les Canadiens français, ayant grâce à ce programme acquis les capitaux et les traditions commerciales qui leur font défaut, pourraient éventuellement se lancer à la reconquête de Montréal et de la grande industrie. En ce sens, on pourrait qualifier la pensée de Minville d'«étapiste».

b) Corporatisme

Pour compléter son programme de réformes, Minville y ajoute une troisième décentralisation, sociale et de l'État celle-là, qu'on opérerait via l'organisation corporative. C'est plus ou moins à partir de la promulgation de l'encyclique Quadragesimo Anno, en 1931, que Minville intègre le corporatisme à son programme. On ne sera donc pas étonné d'apprendre que le soutien qu'il apporte à cette institution est basé sur quelques-uns des préceptes chrétiens fondamentaux en matière sociale, soit d'une part l'idée de responsabilité de l'individu, tant envers la société qu'envers lui-même (c'est-à-dire la responsabilité d'assurer l'épanouissement de toutes ses facultés, la responsabilité que suppose l'existence de la liberté de l'homme), d'autre part le principe de subsidiarité, étroitement lié avec l'idée de responsabilité, et finalement l'idée de collaboration des classes en vue du bien commun de l'ensemble de la société.

Il faut d'abord noter que Minville adhère au corporatisme dit social, qui émane du corps social lui-même et qui est le résultat d'une éducation sociale et nationale de la population, non d'une contrainte étatique, comme c'est le cas par exemple du corporatisme politique à l'italienne. Un tel corporatisme est conçu comme un organisme intermédiaire entre l'État et l'entreprise privée et prend la forme d'un syndicalisme poussé. Toute la population se regrouperait en associations correspondant à chaque branche d'activité (finance, agriculture, artisanat, etc.): ce sont les corporations. Celles-ci réuniraient, sur un pied d'égalité, patrons et ouvriers en un «conseil supérieur» de la profession où on en débattrait des problèmes. Une fois constituée, la corporation se verrait reconnaître son existence juridique par l'État et deviendrait alors un organisme de droit public. À partir de ce moment, les décisions prises par l'autorité professionnelle deviendraient exécutoires pour l'ensemble de la profession, dans les domaines de juridiction économiques et sociaux qui lui ont été spécialement attribués, c'est-à-dire principalement l'organisation du travail et le contrôle de la production. La corporation déchargerait ainsi l'État du très lourd fardeau de ces tâches qu'on a alors, en ces années de crise, tendance à lui confier, qui, selon Minville, ne sont pas de sa compétence, et lui permettrait ainsi de se consacrer entièrement a ses propres tâches. Minville conçoit en effet le rôle de l'État comme étant supplétif, ce qui n'enlève rien à son importance, car il doit, notamment, orienter le développement économique, stimuler et coordonner l'activité économique et sociale, assister la population dans le besoin par des programmes de travaux, etc. Bref, on peut donc parler d'une décentralisation sociale ainsi que d'une décentralisation de l'État.

Ajoutons en terminant que, pour Minville, l'organisation corporative doit avoir une double finalité sociale et nationale, c'est-à-dire que, par elle, on doit concerter les énergies individuelles afin de dicter la polititque qui doit à la fois assurer et le bien commun de l'ensemble de la société, et l'épanouissement de la nation canadienne-française. C'est entre autres pourquoi, selon Minville, on devrait commencer par instaurer le corporatisme sur le plan national canadien-français d'abord.

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Quelles conclusions peut-on tirer de tout ceci? En premier lieu, il faut noter que le grand programme de réformes d'Esdras Minville n'a jamais été appliqué dans son intégralité. Difficile dans ces conditions, évidemment, de savoir si les résultats de ces réformes auraient été ceux attendus. Toutefois, cela ne nous empêche pas de constater qu'on a là affaire à tout un système qui privilégie une action sur les structures (corporatisme, réforme de l'organisme économique) à une action qui est plutôt de type conjoncturel (législation sociale d'appoint), comme le keynésianisme, que Minville rejetait.

En second lieu, nous avons voulu, dans ce texte, mettre l'accent sur les liens qui unissent le nationalisme à l'économique dans la pensée de Minville. Ce faisant, notre objectif était de montrer que les milieux intellectuels résolument traditionalistes que Linteau, Durocher et Robert appellent «clérico-nationalistes» étaient loin d'être nécessairement réfractaires à toute forme de modernisation économique et sociale, et qu'il pouvait en émerger une pensée économique rigoureuse et rationnelle ainsi qu'une pensée réformatrice d'un radicalisme certain. Esdras Minville nous en fournit la démonstration de façon probante, et nous ajouterions même qu'il est bien possible que l'oeuvre de la vie de Minville aura été de tenter d'adapter la pensée traditionnelle chrétienne et nationaliste dont il se réclamait aux formes de la vie moderne. C'était en tout cas une de ses intentions essentielles. Nous nous sentons autorisé à parler de pensée économique rigoureuse et rationnelle pour deux raisons principales. D'une part, un économiste de la renommée de François Perroux développera, au cours de sa carrière, des thèses qui, bien que plus systématiques, ne s'en approchent pas moins beaucoup de celles de Minville. D'ailleurs, si on en croit François-Albert Angers, Perroux lui-même aurait vu en Minville un précurseur de la «nouvelle économie», ou de l'économie du développement et de la planification. D'autre part, un lien existe entre la pensée de Minville et les projets de planification du développement économique élaborés dans le Québec des années 1960. Ceux-ci s'inspiraient plus ou moins des mêmes constats et on retrouvait l'idée de certaines des pièces maîtresses des projets des années soixante dans l'oeuvre de Minville, notamment le Conseil d'Orientation économique ainsi que l'inventaire. Cependant, l'esprit qui animait les deux projets était tout à fait différent. Minville était un ruraliste optimiste, si on peut dire, qui aurait tenté de revitaliser sur le plan économique chaque petite bourgade. Son projet était éminemment respectueux du milieu humain, ce qui n'était sans doute pas le cas au même degré de l'entreprise des années soixante, beaucoup plus technicienne, qui est allée jusqu'à fermer des villages en Gaspésie, ce qui aurait été une aberration pour Minville. Il est dommage qu'on ait oublié si rapidement les enseignements de celui-ci

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© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College