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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia
L'établissement des jeunesLe point de vue national
[Ce texte publié par Esdras Minville a été publié en 1934. Pour la référence bibliographique exacte, voir la fin du texte.] Retour à la page sur Esdras Minville S'il est pour un peuple un bien essentiel, un bien sans lequel les autres ne seraient que néant, n'est-ce pas la vie — la vie et l'épanouissement de la vie? Donc, s'il est pour ce peuple un problème qui domine et résume en quelque sorte tous les autres, à la solution duquel doivent s'ordonner à la fois son activité économique, son activité sociale et son activité politique, n'est-ce pas la préservation et l'accroissement de ses forces humaines — principe de la vie collective? Vérité évidente et trop souvent perdue de vue.
Et si cette vérité s'applique à tous les peuples sans exception, à combien plus forte raison ne s'applique-t-elle pas au nôtre — faible par là même où la plupart des autres sont forts: par le nombre, par la richesse et la situation politique.
En 1760, nous étions 65,000 — 65,000 pauvres gueux que l'adversité avait accablés sans les abattre. Mais nous étions la majorité dans le pays et, bien que pauvres jusqu'à l'indigence, nous opposions aux pressions et aux influences qui déjà s’exerçaient sur nous, la résistance plus ou moins consciente, plus ou moins passive, mais toujours réelle qu'offre le nombre.
Aujourd'hui, nous sommes au-delà de 3,000,000. Plus nombreux qu'il y a un siècle et demi, nous sommes aussi plus riches.
Mais plus nombreux qu'autrefois, et en majorité dans la province de Québec, nous ne sommes pourtant, dans l'ensemble du pays, qu'une minorité, et dans l'ensemble du continent, qu'une toute petite, une minuscule minorité. Or les forces qui s'exercent sur nous s'amorcent, en vérité, des quatre coins du continent. Nous devons craindre au moins autant l'infiltration américaine que l'influence britannisante de la masse anglo-canadienne.
Plus riches que nos ancêtres, nous le sommes cependant beaucoup moins que les populations qui nous entourent. Nous continuons ainsi de subir la sujétion du riche sur le moins riche — sujétion d'autant plus redoutable que notre époque est plus lourdement matérialiste. Cet envoûtement a ceci de pernicieux qu'il énerve et dissout les forces spirituelles, notre grand, notre unique préservatif tout au long de notre histoire.
Nous avons sur nos devanciers un immense avantage : notre situation politique s'est améliorée au point de remettre presque entièrement entre nos mains l'organisation et l'orientation de notre vie collective. Mais entité distincte, nous ne pouvons cependant nous retrancher dans des frontières nettement délimitées. Même dans la province de Québec, nous devons partager notre territoire et notre autonomie législative.
Il nous manque donc l'inappréciable stimulant qu'est l'indépendance totale, la puissance de redressement et de rebondissement, l'ardeur défensive et offensive des peuples libres.
Considérée par rapport à nous-même, notre situation est incontestablement plus forte qu'elle ne l'a jamais été. Considérée par rapport à notre entourage, elle est peut-être plus précaire qu'à aucun autre moment de notre histoire.
Le problème pour nous reste donc entier : résister à l'effritement, à la désagrégation, à la dispersion, par des forces qui se sont multipliées et affermies, mais sans grandir au rythme des forces contradictoires. C'est notre problème national — aux données multiples et enchevêtrées — semblable au problème national de tout autre peuple faible et qui, au surplus, retarde.
Il nous faudra pourtant un jour en finir de « passer notre temps à rattraper du temps perdu », de progresser à une allure qui nous laisse constamment en retard. Si nous voulons une fois pour toutes consolider nos chances de survie, puis de vie et d'épanouissement dans le sens de nos origines, il va falloir nous mettre à vivre en quelque sorte à l'accéléré, à vivre méthodiquement et donc plus intensément que les populations qui nous entourent, afin d'accorder notre pas au leur et d'égaliser ainsi entre elles et nous les conditions de la concurrence.
Or, résister, vivre intensément, entrer dans le rythme général du pays, puis du continent et enfin du monde, qu'est-ce à dire? sinon ramasser nos énergies, les protéger à la fois dans leur source et dans leur déploiement, les lier et les coordonner en les ordonnant à la tâche commune? Qu'est-ce à dire, encore, sinon veiller sur nos forces vives, substance même de l'organisme national, hâter l'accroissement de notre nombre, et assurer l'utilisation aussi parfaite que possible, dans leurs sphères d'action respectives, de chacune des unités humaines dont se compose la collectivité. Qu'est-ce à dire enfin sinon pourvoir à l'établissement de nos jeunes générations au fur et à mesure qu'elles accèdent à la vie.
Nous touchons ici au noeud de la question, à la donnée dernière du problème familial et première du problème national, car celui-ci n'est en somme que le prolongement de celui-là sur un plan plus vaste et plus élevé.
Il ne suffit pas d'avoir des enfants nombreux et sains, et de les élever consciencieusement: il faut encore les mettre en état de vivre leur vie dans sa plénitude, en d'autres termes, il faut les établir car c'est par là que se ferme ce que nous pourrions appeler le cycle familial.
D'autre part il ne suffit pas pour former un peuple de maintenir tant bien que mal, sur un territoire donné, une multitude humaine flottante et inorganisée, sans liens permanents avec son passé et son milieu : il faut assurer à cette multitude la stabilité dans le temps et dans l'espace, l'accrocher en quelque sorte au sol, non seulement par les affections de son coeur, mais aussi par l'attrait de l'intérêt matériel sans lequel les sentiments même les plus élevés s'exténuent et s'épuisent. Il faut donc assurer aux générations successives un débouché dans la vie, la certitude que, continuatrices des générations antérieures, elles s'épanouiront dans les générations qui sortiront d'elles. La vie d'un peuple doit être une ascension ou elle sera un affaissement. Mais c'est sur la famille et sur les générations sorties successivement d'elle que s'appuiera, n'en doutons pas, l'élan ascensionnel ou le mouvement régressif.
Or dans un pays si glorieux pourtant de ce qu'il appelle ses extraordinaire progrès, si confiant malgré tout en l'éblouissante prospérité qui l'attend, ne cesse-t-on de lui dire, au prochain tournant du cycle économique, des milliers de pères de famille se demandent avec une inquiétude croissante ce qu'il feront demain des jeunes enfants qui peuplent aujourd'hui leur foyer.
La crise actuelle, qui nous atteint si profondément, marque pour notre peuple un moment décisif. Ou bien, comme le reste du monde, nous en sortirons appauvris et donc moins aptes que jamais à refaire une situation que même les plus optimistes jugent dangereuse; ou bien nous en sortirons plus forts, mieux en état de prendre définitivement en mains nos destinées collectives. Toute la question est de savoir si nous saurons tirer parti des circonstances. Or cette même crise si désastreuse et si inquiétante aura au moins eu le bon effet de nous révéler le point faible de notre structure sociale, et ainsi de nous indiquer dans quel sens doivent désormais tendre nos efforts de redressement et de restauration. Toutes nos lacunes, toutes nos faiblesses, toutes nos déficiences, tous nos échecs, toutes nos misères comme peuple, ont tenu jusqu'ici pour une part à l'insuffisance de nos forces numériques, mais surtout à l'utilisation incomplète, mal conduite parce que mal comprise de nos forces humaines. C'est donc sous cet angle que nous devrons aborder la réorganisation de notre vie collective si nous ne voulons pas que se continue la série des tâtonnements, des hésitations, des sursauts, des affaissements, des abandons et des reprises qui l'ont caractérisée jusqu'ici.
Mais si nous voulons qu'avertissements, dénonciations, objurgations et directions finissent par impressionner les esprits et par déterminer la réaction d'ensemble que nous souhaitons, il faudra nous expliquer désormais en des termes intelligibles à la masse de notre population. Nous nous sommes trop obstinés à parler bien collectif, intérêt collectif, danger collectif, à un peuple chez qui le sens social est encore à naître et chez qui dix théories contradictoires ont émasculé le sens national. A des individualistes nés et grandis dans une atmosphère individualiste, prenons-en notre parti, il faut parler individualisme, bien personnel, intérêt personnel, dangers personnels. C'est à cette fibre que nous toucherons si, ramenant nos problèmes nationaux à leurs conséquences ultimes, nous en faisons voir les répercussions possibles dans la vie de chacun d'entre nous et démontrons que le bien de chacun est en cause, que l'avenir de tous et de chacun est en jeu. L'établissement des jeunes générations est un de ces problèmes qui atteignent l'individu en même temps que la collectivité, et, par suite, que les masses populaires sont plus aptes à comprendre. Retour à la page sur Esdras Minville
Source : Esdras MINVILLE, « L’établissement des jeunes – Le point de vue national », dans Le Semeur, 31e année, No 3 (novembre 1934) : 33-38.
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Claude Bélanger, Marianopolis College |