Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Les idées économiques d'Esdras Minville

des débuts à la maturité (1923-1936)

 

[Ce texte a été publié en 1976 par Pierre Harvey. Pour la référence bibliographique exacte, voir la fin du document]

Retour à la page sur Esdras Minville

Par rapport à ce que l'on considère normalement comme relevant des préoccupations de l'économiste, l'oeuvre d'Esdras Minville peut s'ordonner en deux pé­riodes assez nettement distinctes l'une de l'autre. De 1923, jusque vers 1937-38, l'oeuvre est surtout économi­que ; après, elle relève plus de ce que l'on pourrait appeler la « philosophie sociale ». A suivre d'année en année les écrits de l'ancien directeur des HEC, on perçoit en effet une lente désaffection par rapport aux problèmes économiques proprement dits, avec comme transition, à partir de 1932 surtout, un intérêt de plus en plus vif, d'une part, pour la mise en place des préalables à une certaine « planification » d'un développement har­monieux pour le Québec et d'autre part, un intérêt croissant pour la question de la refonte du système économico-social, surtout dans la ligne de l'organisation corporative. Les remarques qui suivent seront consacrées à la première période, au cours de laquelle, en fait, s'est progressivement formée et intégrée la pensée éco­nomique qui allait ensuite servir d'arrière-plan et de support à l'élaboration d'une certaine « philosophie so­ciale ». Celle-ci d'ailleurs devait se modifier avec le temps, le corporatisme y occupant de moins en moins de place dans les années de l'immédiat après-guerre.

 

A travers ces cheminements on peut cependant re­lever dans les oeuvres de Minville un certain nombre de préoccupations qui se consolideront avec le temps. Du début jusqu'à la fin de sa carrière d'abord, Minville se préoccupera de l'économie du Québec et surtout de la promotion des intérêts économiques de la collec­tivité québécoise ; en second lieu, Minville aura toujours une forte tendance à prendre parti pour les catégories les plus démunies de (la société ; enfin la recherche constante d'un ordre économique à substituer à ce qui est perçu comme le désordre du capitalisme libéral de l'époque l'amènera à adopter une attitude réformiste qui se manifestera de plusieurs façons mais surtout, pendant un temps du moins, par une adhésion à l'idée corporatiste.

 

Toutes ces préoccupations sont naturellement mar­quées très fortement par les problèmes de l'époque, ceux, en particulier, qui résultent de la crise de 1929. Si Minville cherche un ordre nouveau quelconque, c'est d'abord que la Grande crise constitue pour lui, comme pour plusieurs de ses contemporains, la démonstration de la faillite du capitalisme libéral. Dès 1923, il se préoccupait déjà de l'infériorité économique de ses com­patriotes dans leur propre milieu, mais la crise succédant à l'invasion américaine, vient, à ses yeux, accentuer l'urgence de reconstruire un Québec économique pour les Québécois, en se préoccupant alors surtout du sort des classes laborieuses, les plus touchées par les grands bouleversements de l'époque. On est donc justifié d'af­firmer que les grands axes de la pensée économique de Minville, dans cette première partie de sa carrière, sont très fortement intégrés les uns aux autres autour de la promotion économique des Québécois dans un ordre économique plus humain.

 

Ceci dit, il n'est pas toujours facile, cependant, et au-delà de ces considérations générales, de se faire une idée claire de la pensée de Minville à travers ses écrits. D'abord ceux-ci sont abondants, mais fort disparates. Ils touchent une foule de problèmes qui sont abordés le plus souvent à l'occasion de commentaires sur les évé­nements du moment. En second lieu, ces commentaires d'actualité, au-delà des simples descriptions statistiques, font nettement plus de place aux interrogations qu'aux affirmations ou prescriptions. Enfin, l'appareil strictement analytique est peu explicite ou en tout cas, diffus : il s'agit plus de doctrine que d'analyse économique proprement dite, au sens que nous donnerions à ces mots à l'heure actuelle. Cette dernière remarque mérite cepen­dant quelques commentaires.

 

Tous ceux qui ont connu Esdras Minville d'un peu près sont d'accord sur un point : il n'a jamais voulu s'attribuer à lui-même le titre d'économiste. Et à le lire, on a nettement le sentiment que lorsqu'il aborde un problème économique, il pose surtout des questions dont il attend les réponses d'autres que lui-même. Ce qui est attribuable, sûrement pour une bonne part, à sa très grande modestie, mais aussi probablement aux circonstances du moment. Quand Minville commence sa carrière, il n'y a pas, dans le milieu Québécois un seul économiste de profession. Ceux qui abordent l'examen des problèmes de l'heure le font avec les moyens du bord, et Minville n'échappe pas à cette règle: il a à faire seul ses premières armes, ou à peu près. A part François Vézina qui commence sa carrière à peu près en même temps que Minville, Edouard Montpetit constitue alors, à toute fin utile, le seul guide dont Minville puisse disposer. Or, Montpetit lui-même a été formé à l'École française dominante de l'époque qui est encore très près du Droit et plus préoccupée de descriptions institutionnelles que d'analyse proprement dite. A part certains représentants, comme Aftalion par exemple, de l'école « positiviste », les économistes français de l'épo­que, surtout dans les Facultés, sont, pour une part, juristes et se préoccupent beaucoup de réformisme. Et comme le note Schumpeter : « aucun de (ces) groupes qui mettent de l'avant des systèmes de reconstruction sociale, socialistes et solidaristes inclus, n'ont apporté de contribution digne de mention dans une histoire de l'analyse » (1). Leur apport n'en doit pas être considéré comme négligeable pour autant : on ne doit pas cepen­dant le chercher dans 'e domaine de l'analyse, mais plutôt dans ceux de la description des institutions, de la critique du système et de l'élaboration d'idées pour la réorganisation de celui-ci. C'est tout naturellement dans cette voie que devait s'engager Minville, par suite des influences subies, des problèmes à résoudre et, pour une part aussi, de son propre tempérament.

 

Ce qui ne veut pas dire, cependant que Minville ne disposait pas au moins d'un minimum d'idées claires sur les mécanismes économiques fondamentaux. Par exemple, dans un commentaire sur les problèmes mo­nétaires des premières années de la crise, Minville mani­feste qu'il perçoit très nettement, et surtout beaucoup mieux que la plupart de ses contemporains, la notion de circuits réelle et monétaire : « Le mouvement écono­mique comporte, écrit-il alors, une double circulation : celle des marchandises d'une part, celle de la monnaie d'autre part. Et ces deux circulations sont tellement liées que la moindre variation dans l'une a aussitôt sa réper­cussion sur l'autre sous forme de hausse ou de baisse des prix. Que la production du blé, par exemple, dépasse, à un moment donné, les besoins et les prix baissent. Qu'au contraire la demande de blé l'emporte sur l'offre, les prix montent. Inversement, si la circulation fiduciaire d'un pays se gonfle au delà des limites normales les prix tendent à monter non pas à cause de l'appréciation des marchandises proprement dites, mais à cause de la dépréciation relative de la monnaie, affectée par sa propre surabondance » (2).

 

De même, Minville perçoit très bien les enchaîne­ments de réactions économiques que Keynes devait quelques années plus tard populariser dans la théorie économique par l'intermédiaire du concept de multipli­cateur d'emploi. A l'occasion d'un commentaire sur les travaux publics comme mesure destinée à combattre le chômage, Minville souligne comment l'effet de ces mesures ne s'arrête pas à la création directe d'un certain nombre d'emplois : « Le travail appelle le travail. Par répercussion, l'intervention des pouvoirs publics relevait l'industrie et le commerce, créant de l'emploi là où, sans cette intervention, il n'y en aurait pas eu, libérant des capitaux qui, répandus dans le public en quelque sorte par ondes successives, retardaient le déclin de sa puissance de consommation » (3). Dans ce commentaire, Minville plaide pour les travaux publics contre l'allocation directe aux chômeurs. Et il réfute les arguments de ceux qui préconisent les secours directs parce que moins coûteux : « La politique des travaux coûte cher en argent, c'est entendu ! Coûte-t-elle plus cher que l'assistance aux chômeurs (...) ? Tout comme le travail appelle le travail, le chômage engendre le chômage. La suspension des travaux remédiateurs réduisit à la mendicité des centaines d'ouvriers ; du même coup, elle ralentit l'acti­vité dans les diverses branches de l'industrie et du commerce qui alimentaient ces travaux. Des centaines d'autres travailleurs perdaient ainsi (...) leur emploi (...) Le public payeur de taxes est-il soulagé dans la mesure où l'on réduit les travaux de chômage ? Non, puisqu'il doit combler le déficit croissant des budgets d'assistance. Or le public payeur de taxes voit lui-même sa capacité de paiement péricliter au rythme du ralen­tissement général des affaires » (4). On admettra qu'en 1933, pour un non-économiste, les divers éléments du « modèle » macro-économique sont assez bien tenus en main !

 

Une lecture attentive de la masse considérable des commentaires d'actualité que rédige Minville au cours des années de la crise permettrait de dégager de nom­breux autres passages montrant qu'il maîtrisait assez bien l'essentiel des mécanismes macro-économiques tels qu'ils étaient perçus à l'époque. Par ailleurs l'analyse micro-économique semble nettement plus étriquée. Ce qui ne doit pas nous surprendre outre-mesure. D'abord, dans la littérature française de l'époque, du moins chez les auteurs qui dominent alors la scène, par l'intermé­diaire des Facultés surtout, l'analyse micro-économique se réduit à très peu de chose : quelques considérations générales sur l'équilibre de l'offre et de la demande ordi­nairement. Minville ne va pas au-delà de ses sources dans cette voie. On comprend facilement pourquoi d'ailleurs ; il est préoccupé avant tout de politique économico-sociale à une époque où les problèmes les plus pres­sants sont d'ordre macro-économique. II est normal alors que la micro-économie n'ait que peu d'intérêt pour lui.

 

Abordons maintenant ce domaine de la politique économico-sociale qui constitue manifestement le point de convergence des intérêts d'Esdras Minville au cours de la première période de sa carrière. Disons tout de suite, ce qui est d'ailleurs normal, que sur un certain nombre de points, particuliers, les idées de Minville, telles qu'il les exprimait il y a une quarantaine d'années, peuvent parfois paraître étranges au lecteur trop pressé. Elles le sont moins si on les replace dans le contexte de l'époque ; mais surtout, on se rend compte à une lecture plus attentive que Minville ne répugne pas, loin de là, à moderniser ses vues à mesure que dans l'ensemble du monde les idées elles-mêmes évoluent. Car tout en étant très préoccupé de doctrine, Minville n'a rien du doctrinaire.

 

En 1925, par exemple, il écrit de l'impôt sur le re­venu : « C'est un impôt direct inquisitorial, c'est-à-dire, tracassier ». C'est « une ingérence dans (les) affaires privées » (5). Mais l'opposition à cette ingérence vient du fait que les formules de perception sont compliquées, que les taux pour les particuliers sont progressifs alors qu'ils restent proportionnels pour les maisons d'affaires, que celles-ci disposent de moyens d'éluder une part de la charge alors que les particuliers sont à la fois plus dépourvus sur ce plan et tout aussi tentés de chercher à échapper au fisc, ce qui fait qu'un très grand nombre de contribuables sont pris en défaut. Mais six ans plus tard, revenant sur le même sujet à l'occasion d'un commentaire sur le budget fédéral Minville écrit : « On se demande (...) pourquoi le ministre des Finan­ces, qui porte de 1 à 4 p.c. la taxe sur les ventes, multi­pliant ainsi par quatre l'impôt qui grève le plus directement et le plus lourdement le budget du pauvre, du petit salarié, du père de famille chargé d'enfant (...) a jugé bon d'abaisser par le sommet le barême de l'impôt sur le revenu (...) Aider en les dégrevant, les capitalistes qui entreprennent la mise en oeuvre de nos ressources naturelles, nous en sommes. Exonérer ces mêmes capitalistes en leur donnant carte blanche, et relever l'impôt qui atteint la masse des consommateurs, le procédé est des plus discutables » (6). Les termes des commentaires de 1925 permettaient de penser que Minville favorisait l'impôt indirect et s'accommodait mal d'un impôt sur le revenu. Ceux de 1931 montrent bien qu'il était alors ou est devenu parfaitement conscient du caractère régressif de l'impôt indirect, surtout lorsqu'il s'accompagne d'un dégrèvement des revenus les plus élevés. On n'aura donc pas à s'étonner, malgré ce qu'il écrivait au tout début de sa carrière, de le voir endosser trente ans plus tard les recommandations de la Commission Tremblay sur la fiscalité dans le Québec.

 

Sur d'autres points Minville reflète plus étroitement les idées de son temps. C'est le cas, tout au long de la Crise, en ce qui concerne le problème de l'équilibre budgétaire. A mesure que se prolonge le marasme écono­mique, les administrations canadiennes, comme partout dans le monde, ont à supporter un nombre sans cesse croissant de chômeurs avec des ressources fiscales dé­clinantes. D'année en année, les déficits s'accumulent et les ministres des Finances cherchent à rétablir la situation en accentuant la pression fiscale. Minville, dans ces commentaires successifs sur les budgets canadiens constate cet état de choses et se voit contraint d'approuver les efforts déployés par le gouvernement pour équi­librer son budget. Il considère même que c'est là un préalable à la reprise de l'activité économique. Bien sûr, une telle attitude nous paraît, à l'heure actuelle, contraire à tout bon sens. Mais il ne faut pas oublier que c'était là, avant la guerre de 1929, l'attitude générale dans le monde. Le principe de la demande effective et la notion de budget fonctionnel ne feront leur appari­tion dans la littérature qu'après 1936. On n'en trouvera un premier énoncé approximatif dans les documents ca­nadiens que lors des toutes dernières étapes des tra­vaux de la Commission Rowell-Sirois, au début de la guerre de 1939. En préconisant l'équilibre budgétaire comme remède à la crise, Minville ne fait alors que refléter les opinions générales à l'époque sur la question. De même, lorsque Minville discute de questions moné­taires, il reste nettement dominé par l'idée de l'étalon-or dont l'abandon lui paraît devoir entraîner une inflation dévastatrice. Mais c'est là cependant un domaine où il ne semble vouloir se hasarder qu'avec réticence, et ses commentaires sur ces questions sont toujours remplis d'interrogations. II faut admettre cependant que dans le contexte de la Crise, le désarroi était tel que chaque dévaluation ou chaque désaffection par rapport à l'or prenait les commentateurs par surprise. On assistait, impuissant, à l'écroulement d'un système que l'on s'était habitué à considérer comme immuable. Et ce n'est qu'avec les accords de Bretton Woods en 1944 que l'on parviendra à concevoir un ordre économique interna­tional nouveau et viable... du moins pour quelques décennies. Minville n'est manifestement pas très à l'aise dans ce domaine. Il se contente de refléter, avec les interrogations posées et les inquiétudes manifestées, la confusion presque générale des esprits sur ces problè­mes à ce moment de l'histoire économique du monde.

 

Par contre, dans d'autres domaines, les idées de Minville tranchent nettement sur celles d'un bon nombre de ses contemporains. C'est le cas d'abord en ce qui concerne l'exploitation des ressources naturelles. Malgré l'idéologie libérale dominante à l'époque, dès 1931 il dit de l'exploitation de I'hydro-électricité : « La Com­mission hydro-électrique de l'Ontario (...) constitue un bel exemple d'entreprise fondée et administrée par le public et pour le public. En une vingtaine d'années, elle a réalisé des progrès qui sont la réponse la plus nette, la plus péremptoire à ceux qui professent que seule l'initiative privée est capable de mener à bien une entreprise de cette nature » (7). A ceux qui arguaient contre l'Hydro-Ontario qu'il s'agissait là d'un monopole d'État, ce qui, à l'époque était souvent considéré comme un argument sans réplique, Minville répondait que l'affirma­tion était inexacte parce qu'il subsistait un certain nom­bre d'entreprises privées dans le secteur, et surtout, il ajoutait immédiatement : « Mais même si I'Hydro-(Ontario) était véritablement un monopole d'État, avec les incon­vénients que cela peut comporter, il resterait encore qu'il vaut mieux posséder un monopole même si l'on croit avoir à s'en plaindre que d'en subir un sur lequel il faut désespérer d'exercer jamais même la plus faible action » (8). II ajoutait d'ailleurs qu'il s'agissait là d'un puissant moyen dont pouvait disposer l'État pour mettre à la raison les grandes entreprises capitalistes, pour assurer son indépendance politique et pour servir de levier de commande dans ses projets de développement économique.

 

Cette liberté par rapport à ce qui à l'époque était considéré comme hétérodoxe, surtout dans les milieux d'affaires, on la retrouve aussi à l'occasion des com­mentaires nombreux qu'écrit Minville sur la question de l'exploitation forestière. Contrairement à ce que croient ou feignent de croire plusieurs de ses contem­porains, il ne cesse de répéter que nos ressources, dans ce domaine sont malgré tout limitées et qu'il y aurait hautement intérêt à en aménager rationnellement l'exploitation. Mais surtout il perçoit très bien l'effet des politiques d'exploitation des grandes entreprises pape­tières sur l'avenir de cette ressource. Et il n'hésite pas à recommander, dès 1930, que le reboisement soit mis à la charge des entreprises : « On devrait (...) déter­miner d'avance la capacité maximum de production de ces usines afin de parer à l'épuisement des forêts et même prévoir, en cas de nécessité, le reboisement aux frais de l'entreprise » (9).

 

Cette question des forêts revient très souvent dans les écrits de Minville. C'est une question qu'il connaît bien, à laquelle il s'est très tôt intéressé et qui constitue pour lui un des points d'appui important pour la mise en place d'une politique de développement régional surtout pour les régions excentriques du Québec, comme sa Gaspésie natale par exemple. Ses préoccupations pour le développement régional s'inscrivent d'ailleurs dans l'ensemble de ses visions réformistes que nous exa­minerons maintenant.

 

Rappelons encore une fois au préalable que presque toute la période que nous analysons ici sommairement est dominée par l'immense tragédie de la grande crise de 1929. On a le très net sentiment alors qu'une période de l'histoire du monde se termine et qu'il faut voir à aménager les conditions d'un monde meilleur pour le futur. Et ce monde meilleur à bâtir doit faire une place plus large aux préoccupations autres que de production : «Il faut en prendre son parti, écrit Minville, le régime économique doit se socialiser, i.e., prêter plus d'attention à l'aspect social des phénomènes économiques. Le libé­ralisme économique — qui n'a d'ailleurs jamais été appliqué intégralement — a valu au monde d'immenses progrès, mais en un temps où les problèmes économiques les plus pressants étaient des problèmes de !production. Tel n'est plus le cas : la crise actuelle est une crise de répartition, nos problèmes sont des problèmes de répar­tition (...) Par définition (le !libéralisme) s'oppose aux interventions d'autorité, à la réglementation méthodique selon un plan d'ensemble de la vie économique et sociale. Le difficile, le périlleux ce sera d'ajuster une économie conçue selon les principes du libéralisme aux exigences d'une époque ayant des 'aspirations que le libéralisme ignore » (10).

 

On retrouve dans ce texte une des idées maîtresses de Minville : la nécessité d'organiser rationnellement l'économie. Ce qui ne veut pas dire qu'on doive enfermer le pays dans un système de barrières étanches, au contraire. Contre tous les isolationnistes, Minville ne cesse de prêcher la nécessaire complémentarité interna­tionale. En 1932, il écrit par exemple : « Nous ne disons pas que le tarif douanier seul (...) soit la cause (de la crise du commerce extérieur) mais nous disons qu'une politique douanière qui restreint outre mesure nos échan­ges avec l'étranger, loin (d'y) remédier contribue à l'aggraver » (11).

 

Ce programme de restauration Minville l'expose d'ailleurs dès 1927, c'est-à-dire tout au début de sa carrière et avant que la crise n'ait frappé le monde occidental. L'occasion lui en est fournie par un cycle de conférences publiques lancé par l'intermédiaire de la Société des Conférences de l'École des Hautes Études Commerciales. Minville fait alors un exposé sur les problèmes économiques du Québec » (12). II fait un bref récit de la débandade de l'économie québécoise devant l'invasion anglo-américaine qui tend à faire des Québécois un peuple de salariés. Il souligne comment l'agriculture a été brisée par ,une excessive concentration économi­que sur Montréal et propose un certain nombre de mesures pour remédier à la situation : politique familiale pour fixer la population, promotions des PME liées aux divers milieux régionaux, modernisation de l'agri­culture et occupation des sols utilisables, inventai­res des ressources et création d'un organisme pro­vincial, le Conseil technique d'études économiques, chargé d'étudier les mesures à prendre, d'en faciliter et surveiller l'application. Ces divers éléments de programmes se retrouvent ensuite dans les écrits subsé­quents de Minville. Il vaut donc la peine de les examiner, de plus près. Commençons par les propositions concer­nant l'agriculture qui ont fait couler beaucoup d'encre dans les années de l'immédiat après-guerre.

 

On a accusé Minville à ce sujet, de s'être laissé aller à l'agriculturisme. Je n'entreprendrai pas ici de rouvrir ce débat. M. Angers a fait bonne justice de ces prétentions déjà (13). Je me contenterai de souligner que si Minville prêche la consolidation de l'agriculture, ce n'est pas par opposition à l'industrie et au commerce. II écrit en effet sans équivoque : « Nous ne pouvons nous attarder indéfiniment à la phase agricole de l'économie: il nous faut songer à autre chose, au commerce et à l'industrie, compléments indispensables de l'organisme économique » (14). Mais l'industrie est en plein développement, la grande industrie surtout : « Le formidable élan imprimé à la grande industrie en ces dernières années nous dispense, nous interdit même tout nouvel effort en ce sens. Le grand effort des années à venir devra tendre à établir enfin l'agriculture sur la base d'une prospé­rité stable et définitive » (15). II ne s'agit donc pas d'un retour béat à un pastoralisme figé, mais bien plutôt de prendre conscience que l'industrialisation a fait de l'agriculture le parent pauvre de l'économie. Minville ne demande pas de retour en arrière, mais suggère que l'on rétablisse un équilibre rompu entre un secteur industriel en pleine expansion et une agriculture qui prend de la « peau de chagrin ». Bien sûr Minville reste, dans l'âme, très attaché à ses origines rurales et son plaidoyer pour l'agriculture est empreint d'une chaleur que l'industrie ne saurait susciter chez lui. Ce qui est quand même tout autre chose que l' « agriculturisme » conçu comme doctrine permanente.

 

Le thème des PME revient souvent aussi dans la pensée de Minville. II constate d'abord que les Québécois sont absents de la grande entreprise : « Qu'avons-nous à faire dans la direction des services publics : transports terrestres et maritimes, téléphones, télégraphes, organes vitaux de la machine économique ? Qu'avons-nous à voir dans l'administration de l'industrie hydro-électrique, res­source précieuse sur laquelle nous étions en droit de compter pour nous soustraire éventuellement à une tutelle aussi dangereuse que coûteuse, et que nous avons laissée se constituer en monopole qui ne manquera sûrement pas une occasion de nous faire sentir le poids de sa puissance ? Qu'avons-nous à faire dans l'industrie du papier, la plus grande industrie manufacturière de la province et du pays, sauf à lui fournir la plupart de ses manoeuvres et de ses petits employés ? » (16) Minville semble convaincu que nous ne sommes pas prêts (à l'époque déjà!) pour la grande industrie. De plus, les régions ont besoin d'implantations plus modestes pour rééquilibrer leurs structures économiques. Il suggère donc de tendre « à reconstituer, en marge des grandes industries, une chaîne de petites et moyennes entreprises (...) qu'il nous suffira de compléter de fortifier pour en faire l'organisme économique complet dont nous avons tant besoin ? (17)

 

La base de la vision que se donne Minville d'une politique de développement économique harmonieux du Québec reste cependant l'inventaire des ressources et la mise en place d'un organisme directeur responsable des programmes à mettre en oeuvre. Cette question de l'inventaire des ressources apparaît dès 1927, mais elle est présentée comme un préliminaire à la planification du développement : « Puisque nous sommes aujourd'hui acculés à la nécessité de tout recommencer ou à peu près, n'est-il pas raisonnable que nous tâchions de procéder cette fois avec méthode, selon un plan d'ensemble, suivi ? (...) II s'agit de commencer par le commencement, de dresser la liste des ressources dont nous disposons, d'apprendre où elles sont, ce qu'elles sont, ce que nous pouvons en faire dans l'état actuel des choses (...) » (18). Donc, inventorier pour pouvoir plani­fier.

 

Cette question de l'inventaire des ressources comme préliminaire à la remise en ordre de l'économie québé­coise, Minville l'abordera à plusieurs reprises au cours de la première partie de sa carrière. II y reviendra par exemple en 1935, soulignant alors que c'est là une idée qu'il a mise lui-même de l'avant dix ans plus tôt « en pleine prospérité, alors que, tout le monde ayant de l'argent sous le pouce, personne, sauf quelques rares pessimistes ne sentait encore le mal qui déjà nous ruinait » (19). Ces grandes enquêtes dont rêvait Minville finirent par être lancées avec le support du gouvernement.  Mais la mesquinerie politicienne s'en mêlant, elles s'enlisèrent progressivement, par suite surtout du caractère étriqué des ressources mises à la disposition des cher­cheurs, d'ailleurs peu nombreux et pour certains, assez sommairement préparés, il faut l'admettre. Les ouvrages de la collection « Notre Milieu » devaient constituer la dernière manifestation de cet effort de recherche lancé par Minville dès 1927.

 

Ces grandes enquêtes ne devaient pas avoir un caractère académique. Pour Minville, il s'agissait d'abord de mettre en oeuvre une politique. Ce qui l'avait amené, dès 1927 aussi, à promouvoir la création d'une sorte de Conseil économique, qu'il intitule alors Conseil techni­que d'études économiques : « Pourquoi (...) n'aurions-nous pas chez nous un Conseil technique d'études écono­miques (...) qui, groupant quelques-unes de nos plus fortes personnalités, se chargerait de procéder à la vaste et si nécessaire enquête (proposée) et mettrait ensuite à l'étude les moyens de tirer parti, à notre béné­fice, de nos ressources (...) » (20).  Cette idée d'une sorte d'organisme de planification sera reprise en 1933. Minville profite alors de la publication d'un rapport du Comité économique de la société des Nations sur la ques­tion pour développer le projet qu'il avait mis de l'avant six ans plus tôt (21). II explique pourquoi un tel Conseil devrait être constitué d'experts et avoir un rôle consul­tatif. Il esquisse même le schéma d'organisation par comités et sous-comités ainsi que les règles générales de nomination des membres. Il dresse une liste des principaux problèmes sur lesquels le Conseil devrait se pencher de toute urgence: « Le Conseil étudierait les problèmes que les autorités politiques lui soumettraient. Mais il jouirait d'un droit d'initiative, mettant à l'étude les questions qui lui paraîtraient suffisamment importantes. II serait chargé d'élaborer une politique économique adaptée aux besoins, aux moyens, aux apti­tudes, à la situation de notre peuple » (22). Cette recom­mandation de Minville finira elle aussi par être mise en pratique par le gouvernement du Québec ; mais à travers les vicissitudes électorales, elle sera progressi­vement vidée d'une bonne part de son contenu.

 

II y aurait encore plusieurs des idées économiques de Minville qu'il serait intéressant d'analyser. On ne peut, par exemple, manquer au moins de mentionner les deux premiers textes des tout débuts de sa carrière et portant l'un sur l'impérialisme américain, l'autre sur les investis­sements étrangers (23). Ces textes manifestent une assu­rance qu'on ne retrouvera pas souvent par la suite. On a l'impression qu'à mesure qu'il avance dans l'examen des problèmes économiques, Minville en perçoit de plus en plus l'extrême complexité. Il multiplie alors les interrogations et évite de s'engager dans certains do­maines plus étroitement techniques comme ceux de la monnaie par exemple. Mais les deux textes de ses débuts de carrière gardent une actualité et une jeunesse assez étonnante après plus d'un demi-siècle. Ce qui tend à démontrer que si Minville n'a jamais prétendu au titre d'économiste ce n'est pas faute de moyens mais probablement parce que les questions plus larges de « philo­sophie sociale » avaient pour lui plus d'intérêt.

 

 

*     *      *

 

(1). Schumpeter, J.A. History of Economic Analysis, Oxford University Press, 1954, p. 843. La traduction est de nous.

 

(2). « La Monnaie dirigée et l'or,»  Actualité Économique, janv. 1931, p. 365.

 

(3). « L'aide aux chômeurs »,  Actualité Économique, avril 1933, p. 41.

 

(4). Ibid. p. 44.

 

(5). L'impôt sur le revenu, Actualité Économique, mai 1925 pages 9 et 10.

 

(6). « Le budget canadien de 1931 », Actualité Économique, juin-juillet 1931, p. 120.

 

(7). « L'Hydro-electric Commission de l'Ontario » ; Actualité Économi­que, décembre 1931, p. 376.

 

(8). Ibid, page 378.

 

(9). « Nos ressources forestières » ; Actualité Économique, août-septem­bre 1930, p. 182.

 

(10). « Lendemain d'élection » ; Actualité économique, octobre 1935, pp. 458 et 459.

 

(11). « Le commerce international en 1931 »; Actualité économique, février 1932 p. 478.

 

(12). « Agir pour vivre », Actualité économique, novembre 1927, p. 146-162.

 

(13). « L'industrialisation et la pensée nationaliste traditionnelle » ; Angers, F.A. ou Économie Québécoise, sous la direction de Rodrigue Tremblay, Presses de l'Université du Québec, 1976, pp. 149-163.

 

(14). « L'organisation de l'épargne » ; Actualité économique, décembre 1934, p. 503.

 

(15). « Agir pour vivre » ; op. cit. p. 155.

 

(16). « Agir pour vivre » ; op. cit. p. 151.

 

(17). Ibid, p. 155.

 

(18). « Agir pour vivre » ; op. cit. p. 155.

 

(19). « Une idée ancienne toujours opportune » ; Actualité économique, juin-juillet 1935, p. 260.

 

(20). « Agir pour vivre » ; op. cit. p. 157.

 

(21). « Les conseils économiques dans le monde », Actualité économique, août-septembre 1933, pp. 205-219.

 

(22). Ibid, p. 216.

 

(23). Les Américains et nous ; Action française, août 1923, pp. 98-105, et L'ennemi dans la place : le capital étranger, dans l’Action française, juin 1924, pp. 323-349.

Retour à la page sur Esdras Minville

 

Source : Pierre HARVEY, « Les idées économiques d’Esdras Minville des débuts à la maturité (1923-1936) », dans l’Action nationale, Vol. 65, Nos 9-10 (mai-juin 1976) : 626-642.

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College