Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Esdras Minville

Discours à l'Assemblée des Jeune-Canada

(décembre 1932)

 

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Mesdames, Messieurs,

 

Serait-ce un signe des temps ? Qu'un groupe de jeunes hommes, qu'un groupe de moins de vingt-cinq ans aient songé à organiser une manifestation comme celle-ci — non seulement y aient songé, mais aient accepté le surcroît de besogne qu'une telle organisation entraîne forcément, et cela, sans espoir de gain personnel, sans même — le croirait-on, dans notre pays ? — une arrière-pensée de politique de parti, simplement pour servir une cause qui les dépasse et nous dépasse tous, voilà bien, il me semble, dans notre histoire, du moins dans notre histoire des quinze ou vingt dernières années, un fait nouveau.

 

Et c'est un fait qui se présente comme un motif d'espoir. Les générations ont passé nombreuses chez nous qui — moyen commode peut-être d'échapper à des responsabilités trop pressantes! — s'en sont remises de leurs espérances dans la génération qui suivait: "La jeunesse nous sauvera"! Hélas, la jeunesse a sans doute assez souvent déçu les espérances ainsi placées en elle, puisqu'il paraît bien que le salut n'est pas encore proche.

 

Mais voilà le fait nouveau que je signalais il y a un instant — une jeunesse, en tout cas un groupe de jeunes, ayant du coeur et, ce qui est bien commode pour marcher droit, une épine dorsale, qui s'apprêtent à répondre à l'attente de leurs devanciers. Ceux-là accèdent à la vie portant au front autre chose que les rides, et dans l'âme autre chose que l'amer désenchantement d'une vieillesse prématurée. Ils ne veulent pas que dans huit ou dix ans d'ici on écrive d'eux ce que, avec trop de vérité, on écrivait récemment de la génération qui les précède, à savoir qu'elle est une génération de désabusés, une génération de vieillards. Ils entrent, et avec quelle crânerie? dans une carrière peu encombrée quoi qu'il paraisse: la carrière d'hommes. Ils y entrent convaincus que sur leurs épaules de vingt-cinq ans reposent déjà un certain nombre de responsabilités bien définies, de responsabilités qui ne s'arrê­tent pas à leur petite personne mais s'étendent à la société au milieu de laquelle leur formation leur assignera demain un poste de chef — de responsabilités qui, dépassant la satisfac­tion de leur plaisir et l'avancement de leurs intérêts individuels, se haussent jusqu'à la défense des droits les plus chers de la collectivité, jusqu'à la défense du patrimoine moral, de la culture dont ils sont les bénéficiaires en attendant d'en être les dépositaires et les dispensateurs — qui se haussent en un mot jusqu'à l'apostolat national.

 

Et certes, il faut les louer d'avoir un courage que tant d'autres n'ont pas, de nous donner un exemple qui devrait nous venir d'ailleurs. Il faut surtout les encourager à persévé­rer dans ces sentiments, en les prévenant toutefois que la voca­tion d'apôtre de l'idéal national n'est pas chez nous sans péril. L'air qui circule dans certains de nos milieux ne favorise pas précisément l'éclosion et l'épanouissement de la foi et de l'enthousiasme patriotiques. L'un des organisateurs de cette soirée me faisait part, il n'y a pas bien des jours, de ses consta­tations à ce sujet: "Il semble, disait-il, que les problèmes na­tionaux sont choses dont on s'occupe quand on a 20 ans, mais auxquels on ne songe plus quand on a 30 ans". Eh oui, c'est bien cela, en effet. Mais c'est précisément parce que les pro­blèmes nationaux sont choses dont on s'occupe, pour lesquels même on s'enthousiasme à 20 ans, mais que l'on dédaigne, et contre lesquels on se met en garde à 30 ans, que nous en sommes encore réduits, comme peuple, à devoir, après 173 ans de coha­bitation avec une population différente, organiser des soirées du caractère de celle-ci. Je n'ai pas encore atteint l'âge où l'on peut donner des conseils, je n'ai même pas celui où l'on peut refuser d'en accueillir, mais s'il m'était permis de communi­quer aux jeunes hommes qui nous ont convoqués ici ce soir un des résultats de ma petite expérience, je leur dirais: "Si vous ne voulez pas que le désenchantement et l'indifférence d'une sénilité trop tôt venue n'envahissent votre âme, et que l'arrivisme le plus frénétique n'y supplante les magnifi­ques élans de votre ardeur patriotique, vous devez savoir de science certaine et faire de cette connaissance une règle de vie, qu'il est des atmosphères qu'on ne saurait respirer sans se pourvoir d'un masque protecteur".

 

Mesdames, Messieurs, pourquoi sommes-nous donc ici ce soir ? Je suis chargé de répondre: pour protester. Eh oui! pour protester. C'est en une protestation collective que nous nous associons contre le traitement infligé à la langue française, c'est-à-dire à l'élément le plus précieux, avec la foi religieuse, de notre patrimoine moral, dans un pays que nos ancêtres ont découvert, humanisé et où, formant encore près d'un tiers de la population, nos droits sont solennellement garantis par les lois. Il y a eu dans notre histoire des épisodes doulou­reux. Quand l'épreuve est venue, quand l'adversité nous a atteints, nous nous sommes inclinés, cherchant dans l'accep­tation même de nos maux la force de les surmonter. Ins­truits d'ailleurs par notre foi religieuse que pour les peuples aussi bien que pour les individus, la souffrance est un lot nécessaire, un lot que la Providence départit en particulier à ceux qu'Elle appelle à de hautes destinées, nous avons ac­cueilli les rigueurs de notre sort, en quelque sorte, comme une promesse de survivance et de triomphe final. Mais notre vie de peuple vaincu, de peuple besogneux a souvent aussi été traversée par des injustices et des humiliations. De celles-là nous nous sommes indignés, contre celles-là nous avons parfois protesté avec vigueur, parce que malgré tout il subsiste au-dedans de quelques-uns d'entre nous un fonds de fierté incoercible, un fonds de fierté dont il n'est ni dans la puissance des hommes, ni dans celle des choses, d'empêcher la manifes­tation; parce que, si nous admettons l'épreuve comme une rigueur aussi féconde que nécessaire, la charité la plus élé­mentaire envers nous-mêmes nous ordonne de dénoncer l'injustice et de nous redresser sous l'outrage; parce que, enfin, nous prétendons que la valeur d'un peuple ne s'apprécie ni à la hauteur de sa morgue, ni à l'abondance de son or, mais à la richesse de sa culture et à l'importance de l'apport qu'il cons­titue dans l'humanité.

 

Il ne m'appartient pas d'énumérer et de commenter les faits dont nous avons à nous plaindre. Cela sera fait dans un instant. Vous savez qu'il n'en manque pas et que ces faits ont souvent la gravité de l'acte d'insolence posé et répété de parti pris. Il ne m'appartient pas non plus d'exposer ici la thèse des droits de la langue française au Canada: d'autres s'en sont chargés qui s'en acquitteront mieux que je ne saurais sans doute le faire. Qu'il me suffise de réaffirmer que ces droits sont imprescriptibles, qu'ils appartiennent à un ordre de biens inaccessibles à la furie des persécuteurs, et que, quoi qu'on tente et quoi qu'on fasse, pourvu que nous sachions vouloir, ils finiront bien par triompher. Ils triompheront d'autant plus rapidement que, en dépit des craintes assez comiques de tel illustre contempteur de notre soi-disant nationalisme ou­trancier — comme si nous étions un peuple de lions! — la question des minorités entre de plus en plus avant dans les préoccupations du monde civilisé; que le droit international, celui qui se constitue, surtout depuis la guerre, sous la surveil­lance du plus haut organisme politique de l'univers, la Société des Nations, et avec l'approbation tacite, sinon encore dé­clarée, de la plus haute puissance morale de tous les temps, le Siège Apostolique — que le droit international nouveau s'in­génie en quelque sorte à multiplier autour des groupes mino­ritaires, où qu'ils existent, les garanties et les protections léga­les. Et cela au nom du principe que tout foyer distinct de culture, entendue au sens le plus large du mot, mérite non seulement la tolérance, le respect, la bienveillance, mais la protection effective des pouvoirs politiques. Ces idées, il est vrai, se font jour dans des milieux où l'on ne pense pas que la conclusion d'un traité de commerce et le remaniement d'un tarif douanier consacrent les grands hommes, épuisent tout l'art de la politique. Mais comme en définitive les idées mè­nent le monde et que, géographiquement du moins, le Canada fait partie du monde civilisé, on peut espérer qu'il faudra bien que chez nous, comme ailleurs, certain élément de la popula­tion finisse par reconnaître que le nombre, la force et la puis­sance économique ne soustraient aux prescriptions de la justice, ni ne dispensent du respect des lois, ni n'absolvent des transgressions à la foi jurée.

 

Je tiens ces propos avec d'autant plus de liberté et d'autant plus d'aise que, rangé depuis assez longtemps déjà dans la catégorie des pessimistes, entendons par là des gens qui ne croient pas de leur devoir de magnifier, les jours de fête patrio­tique, les qualités, les vertus, les talents et jusqu'aux verrues de notre peuple, quittes à le mépriser entre temps, je ne ferme pas délibérément les yeux sur nos propres torts et ne me cache nullement que la multitude de nos grandes et petites lâchetés quotidiennes compromettent beaucoup plus sûrement nos droits que les agressions les plus brutales de l'extérieur. Il est sans doute pénible, en pareille circonstance, d'avoir à consentir un tel aveu, mais il n'entre pas, que je sache, dans les préceptes du perfectionnement moral de battre invariablement sa coulpe sur la poitrine du voisin. Il est beau, il est bon de proclamer bien haut nos droits; il est beau, il est bon d'exi­ger que ceux qui les ont reconnus sous leur signature les res­pectent. Mais il serait encore plus beau et plus raisonnable de commencer par ne pas détruire nous-mêmes ce que nous voudrions que les autres vénèrent. Et puisque c'est à cause de la langue française que nous sommes ici, je songe à sa "grande pitié" dans la province de Québec. Nous qui protestons si hautement lorsque, dans les services fédéraux, dans les bureaux des entreprises publiques, dans les maisons d'affaires anglo-saxonnes, on ignore ou maltraite notre langue, quel cas en faisons-nous vraiment, quel attachement lui témoignons-nous? Jetez les yeux autour de vous, prêtez l'oreille aux conversations qui se tiennent dans la rue, dans les tramways, dans les bureaux, dans les salons, et même dans les cercles où pon­tifient parfois les sommités de notre monde intellectuel; lisez certains journaux, lisez surtout la correspondance et les im­primés qui s'échappent de nos maisons d'affaires et dites-moi, en vérité, s'il est au Canada plus grands coupables envers la langue française que nous-mêmes. Et quand on sait le nombre désespérément infime, la proportion humiliante de ceux d'entre nous qui se font un honneur, un devoir, d'employer leur propre langue quand ils traitent avec les services publics, les compa­gnies de chemin de fer, même les grands magasins dont nous formons le gros de la clientèle, on peut se demander ce qu'il en est vraiment de notre prétendue fierté? Davantage, dans les milieux où l'on se pique avec le plus d'éclat d'un zèle iné­narrable pour le relèvement intellectuel de notre population, quelle est la langue qui fait l'objet des plus instantes, des plus tapageuses réclamations? Est-ce la langue française? langue bénie des ancêtres, réduite sur nos lèvres à un tel état de dépé­rissement qu'elle rappelle la caricature et se distingue à peine du sabir. Vous le savez bien, sauf quelques originaux et quel­ques excentriques de notre espèce, tout le monde est d'accord pour réclamer plus d'anglais, et encore plus d'anglais et du meilleur anglais. C'est à un point tel que, sauf toujours quel­ques louables exceptions, l'immense majorité de nos gens, surtout dans les villes, en est rendue à ne considérer plus le français que comme une langue que l'on parle chez soi, mais qui n'a aucune utilité lorsqu'il s'agit de traiter des affaires. Or, vous le savez, mesdames et messieurs, une langue à laquelle on ne tient plus que par une aussi vague sentimentalité, à laquelle on cesse de reconnaître toute utilité pratique, est une langue que l'on abandonnera avant deux générations. Et s'il en est ainsi, et les faits sont là, trop nombreux, pour le démontrer, pouvons-nous nous étonner de ce que nos manifes­tations périodiques en faveur de la langue française n'exercent pas sur l'esprit obtus de ses détracteurs une influence bien profonde, qu'elles aillent même jusqu'à faire douter dans les milieux les plus sympathiques de notre sincérité? Je ne conteste certes pas l'utilité, voire, dans un pays comme le nôtre, la nécessité de la langue anglaise pour la partie instruite de notre population. Mais encore ne faut-il pas oublier que le bilinguisme intégral tel qu'on veut le réaliser chez nous est une chimère désastreuse; que la condition essentielle pour parvenir à une connaissance exacte et approfondie de l'anglais, c'est d'abord, pour nous, de posséder la langue française; que si l'ignorance de l'anglais peut être en certains cas une lacune, une connaissance insuffisante du français est en toutes cir­constances pour nous pire qu'une lacune, une infériorité: En vérité, mesdames et messieurs, nous aurons beau récla­mer, nous aurons beau protester, il n'y servira de rien tant que nous ne donnerons pas nous-mêmes l'exemple, tant que nous ne nous enfoncerons pas dans la tête comme un clou la conviction que, pour reprendre le mot de Monseigneur Béli­veau, s'il doit y avoir du français au Canada, c'est à nous d'en mettre. Je ne suis pas de ceux qui proclament à tout bout de champ la générosité, la largeur de vue de nos compatriotes anglais, je suis même de ceux qui croient que de tels senti­ments sont voués dans l'âme, même des meilleurs d'entre eux, à un éternel rachitisme — et pour nous éclairer là-dessus, nous avons 175 ans d'histoire canadienne outre quelques siècles d'histoire tout court — mais je suis certain que le jour où nous aurons assez de fierté nationale, et assez de fierté tout court pour respecter nous-mêmes notre propre langue, nous saurons bien trouver d'autres moyens que des discours plus ou moins éloquents pour en imposer le respect aux autres. Le scandale a assez duré que nous nous donnons à nous-mêmes, que nous donnons surtout aux groupes épars à travers un continent, de notre pauvre peuple disloqué. Nous en finirons de galvauder et de saccager notre propre bien, ou nous justifie­rons une fois de plus aux yeux du monde et devant l'histoire l'aphorisme dénonciateur qui veut que les peuples ne meurent pas, mais se suicident.

 

A cet égard la jeunesse qui nous a convoqués ici ce soir est plus qu'une vague espérance: la promesse et, pour peu que, résistant à l'ambiance elle garde son allant et sa dé­cision actuelle, la certitude que quelque chose sera changé chez nous avant longtemps. Car il faut en revenir toujours à la même éternelle chanson: notre situation n'est si précaire à tous égards, nos droits ne sont si souvent bafoués à l'extérieur et saccagés à l'intérieur, notre langue ne jouit de si peu de considération chez les étrangers et ne dépérit si tristement sur nos lèvres, en un mot nous n'avons tant de raisons d'interroger le présent et de redouter l'avenir, que parce que nous avons toujours manqué et manquons plus que jamais de direction; parce que notre élite, avec une inimaginable inconscience de ses devoirs et de ses responsabi­lités, n'a jamais su réaliser l'accord des esprits sur les quelques principes fondamentaux qui devraient régir notre vie collec­tive, ne s'est jamais donné la peine d'élaborer la doctrine de vie nationale qui, visant un idéal bien défini, serait assez simple pour pénétrer toutes les intelligences, assez géné­reuse pour combler tous les sentiments, assez forte pour rallier toutes les volontés. Nous touchons là à la racine du mal, et ce mal, il est chez nous, dans nos esprits. Nous le combattrons à l'intérieur et par le fait même nous acquer­rons la force de le vaincre à l'extérieur.

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Source : Esdras MINVILLE, « Discours à l’assemblée de la jeune génération », dans l’Action nationale, Vol. I, No 2 (février 1933) : 120-128.

 

 

 

 

 
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