Date Published: |
L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia
Esdras Minville et la pensée coopérativeidéologique au Québec
[Ce texte fut publié par Ruth Paradis en 1979. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.] Retour à la page sur Esdras Minville Il s'est écrit peu de choses sur les origines d'une pensée coopérative de nature idéologique au Québec, ainsi que sur ceux qui en ont été responsables. Cela est plutôt étonnant si l'on tient compte de la place qu'occupe ce secteur d'activité dans la vie économique du Québec d'aujourd'hui.
Dans un article de François-Albert Angers, sur "Victor Barbeau, coopérateur", on peut lire ce qui suit:
Ces quelques mots sont bien significatifs de ce qui s'est passé dans notre façon de percevoir l'histoire de la pensée coopérative au Québec. Et un récent article de Duchêne attire l'attention sur le fait que cela est plus vrai encore dans le cas d'Esdras Minville.
Gaston Deschênes, dans "Le mouvement coopératif québécois: évolution et problématique" (2), écrit:
Cette constatation n'a rien de surprenant: il est propre au système coopératif de ne grandir qu'au fur et à mesure des besoins de certains groupes. D'où cette longue période entre le début du siècle et l'année 1937 comme point de départ du véritable essor coopératif au Québec. Mais au surplus, il a été courant d'associer cet essor avec le début d'un contenu de pensée proprement idéologique dans le mouvement coopératif québécois. (3) Or Minville, dans un texte sur "Le capital étranger", publié dans L'Action française en 1924, parle déjà du coopératisme dans cet esprit. Il en reparle dans un autre texte, "Agir pour vivre", dans L'Actualité économique d'octobre 1927.
Or l'explication qu'essaie de donner Duchêne de la naissance du mouvement coopératif québécois est intéressante à cet égard. II discerne trois facteurs importants: l'économique, le social et le national. Mais il faut aussi, ajoute-t-il, "connaître les agents de développement de la coopération, les propagandistes du mouvement, sans compter ce que les sociétaires ont perçu dans cette "propagande": la question est de taille. (4)
Or Minville, même s'il a peu écrit sur la question de 1924 à 1930, a quand même dit des choses significatives qui le montrent comme ayant certainement été un grand propagandiste de la coopération. Ayant reconnu les succès de la coopération surtout en Angleterre et au Danemark, il dira que « dans le Québec, nous avons voulu faire de l'organisation coopératiste, comme d'à peu près toute chose, une pièce d'artillerie pour campagne électorale ». Il ajoutera:
Ce qui fait cependant une différence dans ce qu'écrit Minville de 1924 à 1930, c'est qu'on croit y déceler plutôt un caractère corporatif que proprement coopératif. Quoique dans son article intitulé « De Montréal à Victoria », écrit en 1930 (6), de même que dans un autre article de 1932 (7) sur « Les coopératives de consommation en Allemagne », il est évident que sa connaissance de la formule coopérative est claire et précise. Ses textes sont d'une éloquence telle qu'il ne nous est pas permis d'en douter.
Il convient donc de situer Minville non seulement comme un précurseur de la pensée idéologique coopérative au Québec, mais aussi comme un homme d'action qui va finalement consacrer une bonne partie de son oeuvre à promouvoir la formule coopérative.
Victor Barbeau, dans son livre Initiation à l'humain, publié en 1944, nous raconte comment il est venu à la coopération. A l'issue d'une conférence qu'il avait prononcée sur « La révolution nécessaire » (1936), un groupe de dames, insatisfaites de son exposé, le pressèrent de questions. En leur répondant, Barbeau avait mentionné le coopératisme. « Seul il était de taille à nous maintenir debout » (8), avait-il dit. Ces simples mots venaient de souder sa volonté à celle de Madame Berthe Louard. Du même souffle, « il épousera la pensée de Charles Gide, pour qui la coopération était une philosophie spéciale, une société particulière, un mode de vie, un régime économique spécial. » (9)
Dans les faits, l'action de Barbeau se traduira dans la mise sur pied, avec la collaboration surtout de Berthe Louard, de La Familiale, du premier syndicat coopératif de consommation canadien-français.
Il est intéressant de suivre l'évolution de la pensée de Barbeau dans L'Initiation à l'humain, à partir de l'étape où avaient été entreprises les démarches de la mise sur pied de La Familiale (1935) par Madame Louard, avec quelques autres personnes, jusqu'à la naissance de cette dernière, le 8 juin 1937; puis par la suite dans le fonctionnement de la Familiale à travers les années. On voit comment un certain nombre de coopératives ont pris naissance au Québec. On trouve également de nombreuses références à des personnes qui ont été des pionniers en coopération: Lionel Groulx, le Père Georges-Henri Lévesque, et avant eux Alphonse Desjardins, etc.
Il est toutefois étonnant de ne pas retrouver là le nom de Minville. Et d'autant plus qu'il y avait une relation importante à faire entre la naissance du premier syndicat coopératif canadien-français et celle du premier chantier coopératif, en Gaspésie, sous l'instigation de Minville, en 1938. C'est un point que François-Albert Angers a noté dans l'ouvrage sur La coopération, déjà cité (10); et qui se retrouve aussi dans l'article de Gaston Duchênes (11).
Minville, dans son oeuvre, nous apparaît comme un homme attentif à ce qui se passe autour de lui. Il étudie, analyse les situations et essaie de trouver les solutions qui collent le plus à la réalité québécoise. C'est en fonction de ce souci qu'il sera amené à adopter la formule coopérative.
Quant à Barbeau, selon François-Albert Angers, il a apporté la nouveauté, au Québec, de ne pas avoir de réticences à prendre le parti de la coopération sans réserves, « de ne pas s'inquiéter qu'on prenne le coopératisme pour une panacée, d'avertir qu'il ne faut pas en attendre de miracles, que cela peut aider mais ne réglera pas tous les problèmes, comme trop de nos coopérateurs, parmi les dirigeants mêmes avaient tendance et ont encore tendance à le faire. » (12) C'est bien là un fait marquant dans le processus de développement de la pensée coopérative au Québec.
Mais Minville et Barbeau sont d'avis qu'entre la liberté trop grande et la socialisation, le coopératisme trouvait sa place. Selon des approches un peu différentes, Minville et Barbeau arrivent à la même conclusion que par la coopération les Québécois pourront prendre en main leur destinée. Ils se retrouvent d'accord aussi sur les raisons pour lesquelles nous avons tardé à l'apercevoir. Dans l'Initiative à l'humain, Barbeau écrit:
On y lit encore ceci:
On retrouve là, sur le retard dans le développement coopératif, la même perception exprimée par Minville dans l'article de 1924 sur « Le capital étranger », de l'introduction à l'intérieur du système d'un principe de division: la politique.
Quant à l'aspect du sens des responsabilités des citoyens plutôt que du recours à l'État pour tout contrôler, aussi bien Barbeau que Minville n'hésitent pas à favoriser la formule coopérative, qui laisse justement aux individus la possibilité d'organiser la société et de participer à son fonctionnement, selon leurs moyens et leurs besoins en assumant les responsabilités qui s'imposent.
Enfin Minville et Barbeau ont tous les deux reproché aux Canadiens-Français leur esprit individualiste, qui est tout à fait incompatible avec le coopératisme.
Gaston Duchênes soulève ici la question du rapport entre coopératisme et nationalisme. Il écrit à ce sujet:
On peut répondre à la question que pose Duchênes par une autre question: y aurait-il eu auparavant d'autres groupes ou organismes que les organismes à caractère nationaliste pour participer autant à la promotion du coopératisme au Québec? Et poser la question, c'est y répondre. Les preuves s'en trouvent autant dans certaines publications, que mentionne Duchênes, que dans la nature des résultats que l'on connaît aujourd'hui en coopération.
Au plan de la pensée, Duchênes distingue cependant deux écoles, à l'époque de la crise et de la fin de la guerre de 1939. C'est à Montréal qu'il situe l'école du nationalisme économique, plus particulièrement identifiée avec L'Action nationale, l'Ecole Sociale Populaire, l'Ecole ou Faculté des Sciences sociales de Montréal et l'Ecole des Hautes Études commerciales. Or du point de vue de notre propos, il est à noter que ce sont toutes là des institutions où Minville est une figure dominante:
Président à L'Action Nationale, penseur économique du groupe de l'École Sociale populaire, directeur de l'Ecole des Hautes Études vers le milieu de la période après y avoir été le directeur de la revue L'Actualité économique de 1925 à 1938, puis en même temps doyen de la Faculté des Sciences sociales avec la guerre et l’après-guerre.
Or en ce qui concerne la pensée de l'École nationaliste, Duchênes la caractérise comme voyant dans la coopération un « moyen d'aboutir à l’affranchissement économique des Canadiens d'expression française ». Mais simplement un moyen, car selon lui, pour les nationalistes, « seul le corporatisme peut organiser la libération économique. » (16)
La soussignée n'a pas eu, pour les fins du présent texte, l'occasion de pousser ses analyses au point de pouvoir prétendre contester cette affirmation. Mais elle apparaîtrait contestable si l'on croit ce que dit François-Albert Angers de la portée que Minville accordait à la solution corporatiste. « Pour Minville, écrit-il, le corporatisme social, vu l’effondrement du régime économique traditionnel (au temps de la crise des années '30), ne constitue qu'une forme plus généralisée, plus systématique, de la politique rationnelle qu'il estimait nécessaire même dans un cadre où le mécanisme de l’entreprise concurrentielle suffit à soutenir le rythme de l'activité. » (17) Donc, un rôle beaucoup plus fondamental de système économique de portée universelle qu'outil de libération économique. Et Angers précise:
De son côté, Duchênes précise aussi sa pensée comme suit, plus loin dans son texte:
En fait, le débat était déjà amorcé avant la guerre. En l'année précédant la Semaine sociale mentionnée par Duchênes, Minville avait bien exprimé sa perception dans des termes qui faisaient du coopératisme une pièce maîtresse de la réforme économique et sociale, et non seulement de la libération économique des Canadiens-Français. Dans L'Actualité Economique de décembre 1936, à l'occasion d'un article intitulé« Libéralisme? Communisme? Corporatisme », il écrivait:
Le nom de Minville doit donc être plus étroitement associé qu'on ne l'a fait jusqu'ici à ceux qui ont contribué à donner, au cours des années '30, un contenu plus idéologique à la pensée coopérative au Québec. Dans un prochain texte, nous rechercherons plus en profondeur le contenu idéologique des idées de Minville sur la coopération au cours des 20 premières années de sa carrière.
1. Cahiers de l'Académie canadienne-française, 1978, p. 155.
2. Gaston Duchênes, Revue canadienne d'économie publique et coopérative, janv.-déc. 1972, p. 125.
3. Fançois-Albert Angers, La coopération, Vol. I — Le monde vivant de la coopération, Fides, 1976, p. 129.
4. Duchênes, op. cit., p. 127.
5. L'Action française, juin 1925, pp. 346-347.
6. la référence n’est pas donnée dans le texte original.
7. Idem, VIII, 283
8. Initiation à l'humain, p. 55.
9. François-Albert Angers, "Victor Barbeau, coopérateur", op. cit., p. 159.
10. Op. cit., p. 138.
11. Op. cit., p. 126.
12. Op. cit., p. 164.
13. Op. cit., p. 113.
14. Op. cit., p. 34.
15. Op. cit., p. 147.
16. Op. cit., p. 128.
17. L'Action nationale, mai-juin 1976, La pensée économique de Minville, p. 746.
18. Op. cit., p. 147. Retour à la page sur Esdras Minville
Source : Ruth PARADIS, « Esdras Minville et la pensée coopérative idéologique au Québec », dans l’Action nationale, Vol. 69, No 2 (octobre 1979) : 107-116.
|
© 2006
Claude Bélanger, Marianopolis College |