Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Esdras Minville et la pensée coopérative

idéologique au Québec

 

[Ce texte fut publié par Ruth Paradis en 1979. Pour la  référence bibliographique précise, voir la fin du document.]

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Il s'est écrit peu de choses sur les origines d'une pensée coopérative de nature idéologique au Québec, ainsi que sur ceux qui en ont été responsables. Cela est plutôt étonnant si l'on tient compte de la place qu'occupe ce secteur d'activité dans la vie économique du Québec d'aujourd'hui.

 

Dans un article de François-Albert Angers, sur "Victor Barbeau, coopérateur", on peut lire ce qui suit:

 

"C'est à d'autres, plus proches de l'événement qu'iront les palmes. Trop de temps a passé, rien d'assez spectaculaire n'est survenu au départ, pour que les pionniers les plus prestigieux ne soient pas condamnés en quelque sorte à un oubli véritable." (1)

 

Ces quelques mots sont bien significatifs de ce qui s'est passé dans notre façon de percevoir l'histoire de la pensée coopérative au Québec. Et un récent article de Duchêne attire l'attention sur le fait que cela est plus vrai encore dans le cas d'Esdras Minville.

 

Gaston Deschênes, dans "Le mouvement coopératif québécois: évolution et problématique" (2), écrit:

 

"Certes avant la crise, de nombreuses coopératives existaient; cependant ce développement coopératif est sans commune mesure avec celui qui se situera entre 1937 et 1945."(2)

 

Cette constatation n'a rien de surprenant: il est pro­pre au système coopératif de ne grandir qu'au fur et à mesure des besoins de certains groupes. D'où cette longue période entre le début du siècle et l'année 1937 comme point de départ du véritable essor coopératif au Québec. Mais au surplus, il a été courant d'associer cet essor avec le début d'un contenu de pensée proprement idéologique dans le mouvement coopératif québécois. (3) Or Minville, dans un texte sur "Le capital étranger", publié dans L'Action française en 1924, parle déjà du coopératisme dans cet esprit. Il en reparle dans un autre texte, "Agir pour vivre", dans L'Actualité économique d'octobre 1927.

 

Or l'explication qu'essaie de donner Duchêne de la naissance du mouvement coopératif québécois est intéressante à cet égard. II discerne trois facteurs impor­tants: l'économique, le social et le national. Mais il faut aussi, ajoute-t-il, "connaître les agents de développement de la coopération, les propagandistes du mouvement, sans compter ce que les sociétaires ont perçu dans cette "propagande": la question est de taille. (4)

 

Or Minville, même s'il a peu écrit sur la question de 1924 à 1930, a quand même dit des choses significatives qui le montrent comme ayant certainement été un grand propagandiste de la coopération. Ayant reconnu les succès de la coopération surtout en Angleterre et au Danemark, il dira que « dans le Québec, nous avons voulu faire de l'organisation coopératiste, comme d'à peu près toute chose, une pièce d'artillerie pour campagne électorale ». Il ajoutera:

 

« Notre capital n'est si faible que parce qu'il est inorganisé, écrivait très justement L'Action française. Cependant, si nous pouvons en retenir une partie et la détourner vers nos propres oeuvres, c'est grâce à l'existence des sociétés comme les Artisans, L'Alliance nationale, la Caisse nationale d'Économie et quelques autres qui canalisent les petites épargnes et les font ser­vir à notre avantage. Or, que sont ces sociétés sinon l'application du principe de mutualité, une forme de coopération. » (5)

 

Ce qui fait cependant une différence dans ce qu'écrit Minville de 1924 à 1930, c'est qu'on croit y déceler plutôt un caractère corporatif que proprement coopératif. Quoique dans son article intitulé « De Montréal à Victoria », écrit en 1930 (6), de même que dans un autre arti­cle de 1932 (7) sur « Les coopératives de consommation en Allemagne », il est évident que sa connaissance de la formule coopérative est claire et précise. Ses textes sont d'une éloquence telle qu'il ne nous est pas permis d'en douter.

 

Il convient donc de situer Minville non seulement comme un précurseur de la pensée idéologique coopérative au Québec, mais aussi comme un homme d'action qui va finalement consacrer une bonne partie de son oeuvre à promouvoir la formule coopérative.

 

Victor Barbeau, dans son livre Initiation à l'humain, publié en 1944, nous raconte comment il est venu à la coopération. A l'issue d'une conférence qu'il avait pro­noncée sur « La révolution nécessaire » (1936), un groupe de dames, insatisfaites de son exposé, le pressèrent de questions. En leur répondant, Barbeau avait mentionné le coopératisme. « Seul il était de taille à nous maintenir debout » (8), avait-il dit. Ces simples mots venaient de souder sa volonté à celle de Madame Berthe Louard. Du même souffle, « il épousera la pensée de Charles Gide, pour qui la coopération était une philosophie spéciale, une société particulière, un mode de vie, un régime économique spécial. » (9)

 

Dans les faits, l'action de Barbeau se traduira dans la mise sur pied, avec la collaboration surtout de Berthe Louard, de La Familiale, du premier syndicat coopératif de consommation canadien-français.

 

Il est intéressant de suivre l'évolution de la pensée de Barbeau dans L'Initiation à l'humain, à partir de l'étape où avaient été entreprises les démarches de la mise sur pied de La Familiale (1935) par Madame Louard, avec quelques autres personnes, jusqu'à la naissance de cette dernière, le 8 juin 1937; puis par la suite dans le fonctionnement de la Familiale à travers les années. On voit comment un certain nombre de coopératives ont pris naissance au Québec. On trouve également de nom­breuses références à des personnes qui ont été des pion­niers en coopération: Lionel Groulx, le Père Georges-Henri Lévesque, et avant eux Alphonse Desjardins, etc.

 

Il est toutefois étonnant de ne pas retrouver là le nom de Minville. Et d'autant plus qu'il y avait une relation importante à faire entre la naissance du premier syndicat coopératif canadien-français et celle du premier chantier coopératif, en Gaspésie, sous l'instigation de Minville, en 1938. C'est un point que François-Albert Angers a noté dans l'ouvrage sur La coopération, déjà cité (10); et qui se retrouve aussi dans l'article de Gaston Duchênes (11).

 

Minville, dans son oeuvre, nous apparaît comme un homme attentif à ce qui se passe autour de lui. Il étudie, analyse les situations et essaie de trouver les solutions qui collent le plus à la réalité québécoise. C'est en fonc­tion de ce souci qu'il sera amené à adopter la formule coopérative.

 

Quant à Barbeau, selon François-Albert Angers, il a apporté la nouveauté, au Québec, de ne pas avoir de réticences à prendre le parti de la coopération sans réserves, « de ne pas s'inquiéter qu'on prenne le coopératisme pour une panacée, d'avertir qu'il ne faut pas en attendre de miracles, que cela peut aider mais ne réglera pas tous les problèmes, comme trop de nos coopérateurs, parmi les dirigeants mêmes avaient ten­dance et ont encore tendance à le faire. » (12) C'est bien là un fait marquant dans le processus de développement de la pensée coopérative au Québec.

 

Mais Minville et Barbeau sont d'avis qu'entre la liberté trop grande et la socialisation, le coopératisme trouvait sa place. Selon des approches un peu différentes, Minville et Barbeau arrivent à la même con­clusion que par la coopération les Québécois pourront prendre en main leur destinée. Ils se retrouvent d'accord aussi sur les raisons pour lesquelles nous avons tardé à l'apercevoir. Dans l'Initiative à l'humain, Barbeau écrit:

 

« L'important est donc que, utilisant notre dernière ressource, le nombre, celle à laquelle nous ne songions que pour les jeux aléatoires de la politique à bascule, nous opérions un redressement graduel et continu; que par la force non de notre corps mais de notre volonté, de notre fierté, nous cessions d'être des nabots dont la moitié, en temps de dépression, mourrait peut-être de faim si on ne lui apportait sa pitance toute cuite dans l'écuelle de l'Etat. » (13)

 

On y lit encore ceci:

 

« Notre division, notre compartimentage expli­que la plupart de nos difficultés comme il explique les solutions empiriques que nous ne cessons d'y apporter. » (14)

 

On retrouve là, sur le retard dans le développement coopératif, la même perception exprimée par Minville dans l'article de 1924 sur « Le capital étranger », de l'in­troduction à l'intérieur du système d'un principe de divi­sion: la politique.

 

Quant à l'aspect du sens des responsabilités des citoyens plutôt que du recours à l'État pour tout con­trôler, aussi bien Barbeau que Minville n'hésitent pas à favoriser la formule coopérative, qui laisse justement aux individus la possibilité d'organiser la société et de par­ticiper à son fonctionnement, selon leurs moyens et leurs besoins en assumant les responsabilités qui s'imposent.

 

Enfin Minville et Barbeau ont tous les deux reproché aux Canadiens-Français leur esprit individualiste, qui est tout à fait incompatible avec le coopératisme.

 

Gaston Duchênes soulève ici la question du rapport entre coopératisme et nationalisme. Il écrit à ce sujet:

 

« Parler de coopération nous entraîne dans les dédales du nationalisme. II est connu que de nom­breuses chapelles nationalistes ont participé au mouvement coopératif (L'Action nationale, Société Saint-Jean-Baptiste); il est connu par ailleurs que plusieurs cadres du mouvement, à tous les niveaux, ont adhéré à la société occulte dite "Ordre de Jac­ques Cartier", et que certains d'entre eux occupaient les plus hauts échelons: ces faits ont certainement eu leur influence sur l'orientation du mouvement. Faut-il pour autant se ranger du côté de Victor Barbeau qui affirmait en 1963: ‘Le mouvement coopératif n'a commencé à prendre une certaine ampleur, une certaine vigueur, qu'à partir du jour où les nationalistes ont découvert qu'il n'y avait pas de formule plus appropriée non seulement aux besoins, mais j'oserais dire aussi au tempérament des Cana­diens français. Et c'est donc grâce à L'Action française du Chanoine Groulx et plus tard à l’Action nationale (…) que le mouvement coopératif a gagné du terrain ». (15)

 

On peut répondre à la question que pose Duchênes par une autre question: y aurait-il eu auparavant d'autres groupes ou organismes que les organismes à caractère nationaliste pour participer autant à la promotion du coopératisme au Québec? Et poser la question, c'est y répondre. Les preuves s'en trouvent autant dans cer­taines publications, que mentionne Duchênes, que dans la nature des résultats que l'on connaît aujourd'hui en coopération.

 

Au plan de la pensée, Duchênes distingue cepen­dant deux écoles, à l'époque de la crise et de la fin de la guerre de 1939. C'est à Montréal qu'il situe l'école du na­tionalisme économique, plus particulièrement identifiée avec L'Action nationale, l'Ecole Sociale Populaire, l'Ecole ou Faculté des Sciences sociales de Montréal et l'Ecole des Hautes Études commerciales. Or du point de vue de notre propos, il est à noter que ce sont toutes là des institutions où Minville est une figure dominante:

 

Président à L'Action Nationale, penseur économique du groupe de l'École Sociale populaire, directeur de l'Ecole des Hautes Études vers le milieu de la période après y avoir été le directeur de la revue L'Actualité économique de 1925 à 1938, puis en même temps doyen de la Faculté des Sciences sociales avec la guerre et l’après-guerre.

 

Or en ce qui concerne la pensée de l'École na­tionaliste, Duchênes la caractérise comme voyant dans la coopération un « moyen d'aboutir à l’affranchissement économique des Canadiens d'expression française ». Mais simplement un moyen, car selon lui, pour les nationalistes, « seul le corporatisme peut organiser la libéra­tion économique. » (16)

 

La soussignée n'a pas eu, pour les fins du présent texte, l'occasion de pousser ses analyses au point de pouvoir prétendre contester cette affirmation. Mais elle apparaîtrait contestable si l'on croit ce que dit François-Albert Angers de la portée que Minville accordait à la solution corporatiste. « Pour Minville, écrit-il, le corporatisme social, vu l’effondrement du régime économi­que traditionnel (au temps de la crise des années '30), ne constitue qu'une forme plus généralisée, plus systémati­que, de la politique rationnelle qu'il estimait nécessaire même dans un cadre où le mécanisme de l’entreprise concurrentielle suffit à soutenir le rythme de l'activité. » (17) Donc, un rôle beaucoup plus fondamental de système économique de portée universelle qu'outil de libération économique. Et Angers précise:

 

« Dans la perspective plus complexe d'un effondrement des mécanismes traditionnels, il y aura outre l'Etat et le Conseil économique, pour l'exécution — et parce qu'il faut éviter l'Etat omni­potent et autoritaire — les organismes paritaires de réglementation jouissant de toute l'autonomie nécessaire et compatible avec leur aptitude à résoudre les problèmes. »

 

De son côté, Duchênes précise aussi sa pensée comme suit, plus loin dans son texte:

 

« Avec le corporatisme, le coopératisme a eu d'étroites relations: aux Semaines sociales de 1937, on parla plus de corporation même si le thème était la coopération; plusieurs leaders voyaient la coopérative comme un accessoire de la corporation et après la guerre, il y eut un débat sur l'importance relative des deux institutions. Toutes ces questions n'ont pas été étudiées... » (18)

 

En fait, le débat était déjà amorcé avant la guerre. En l'année précédant la Semaine sociale mentionnée par Duchênes, Minville avait bien exprimé sa perception dans des termes qui faisaient du coopératisme une pièce maîtresse de la réforme économique et sociale, et non seulement de la libération économique des Canadiens-Français. Dans L'Actualité Economique de décembre 1936, à l'occasion d'un article intitulé« Libéralisme? Communisme? Corporatisme », il écrivait:

 

« Nous persistons à croire que de toutes les réformes sociales proposées de nos jours, l'institution corporative est de beaucoup la plus riche de possibilité. (...) Mais pour qu'elle produise tous ses effets, nous inclinons fortement à croire qu'il faudrait pousser plus loin que ses apôtres ne l'ont osé jusqu'ici: sinon jusqu'à supprimer le capitalisme, du moins jusqu'à modifier certaines pièces de son mécanisme (...). Deux moyens s'of­frent. L'actionnariat ouvrier généralisé avec par­tage corrélatif des profits. En deuxième lieu, formule plus fructueuse peut-être: l'épanouissement du corporatisme dans le coopératisme, c'est-à-dire la propriété et l'exploitation collective des en­treprises. Les deux formules pourraient d'ailleurs s'appliquer, selon les exigences particulières de telle ou telle branche de l'activité économique. » (p. 165).

 

Le nom de Minville doit donc être plus étroitement associé qu'on ne l'a fait jusqu'ici à ceux qui ont contribué à donner, au cours des années '30, un contenu plus idéologique à la pensée coopérative au Québec. Dans un prochain texte, nous rechercherons plus en profondeur le contenu idéologique des idées de Minville sur la coopéra­tion au cours des 20 premières années de sa carrière.

 

1. Cahiers de l'Académie canadienne-française, 1978, p. 155.

 

2. Gaston Duchênes, Revue canadienne d'économie publique et coopérative, janv.-déc. 1972, p. 125.

 

3. Fançois-Albert Angers, La coopération, Vol. I — Le monde vivant de la coopération, Fides, 1976, p. 129.

 

4. Duchênes, op. cit., p. 127.

 

5. L'Action française, juin 1925, pp. 346-347.

 

6. la référence n’est pas donnée dans le texte original.

 

7. Idem, VIII, 283

 

8. Initiation à l'humain, p. 55.

 

9. François-Albert Angers, "Victor Barbeau, coopérateur", op. cit., p. 159.

 

10. Op. cit., p. 138.

 

11. Op. cit., p. 126.

 

12. Op. cit., p. 164.

 

13. Op. cit., p. 113.

 

14. Op. cit., p. 34.

 

15. Op. cit., p. 147.

 

16. Op. cit., p. 128.

 

17. L'Action nationale, mai-juin 1976, La pensée économique de Minville, p. 746.

 

18. Op. cit., p. 147.

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Source : Ruth PARADIS, « Esdras Minville et la pensée coopérative idéologique au Québec », dans l’Action nationale, Vol. 69, No 2 (octobre 1979) : 107-116.

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College