Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

Le chanoine Groulx couronne
son oeuvre

[Cet article fut publié par Esdras Minville en 1950. Pour la référence exacte, voir la fin du document.]

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On dit parfois de M. le chanoine Groulx qu'il est notre historien national. Titre mérité. Non seulement parce que M. le chanoine se classe au premier rang de nos meilleurs ouvriers de l'histoire, mais surtout parce qu'il a consacré sa carrière à l'étude de l'histoire, non pas du Canada entité politique s'or­ganisant grâce à l'apport de groupements d'origines et de caractères ethniques divers, mais du peuple canadien-français s'efforçant de réaliser sa carrière nationale dans les cadres, eux-mêmes en formation, du Canada.

Avant même que les sociologues n'aient clairement établi la distinction entre la nation et la société, le national et le politique, M. Groulx en inspirait ses travaux. Toujours il a entendu le mot national au sens propre, c'est-à-dire comme qualifiant un groupement humain caractérisé par une certaine culture, et qui cherche à aménager son territoire et à en édifier la structure institutionnelle selon sa conception par­ticulière. Ce n'est pas lui qui aurait jamais songé, comme le font malheureusement tant de nos compa­triotes, à décomposer sa propre personnalité et à en reclasser les éléments selon une hiérarchie plus agré­able aux Canadiens d'autres origines — encore moins, à s'excuser de sa culture française et à se proclamer canadien avant tout. Canadien, il l'est autant que qui que ce soit, et d'autant plus qu'il appartient par ses ascendances, sa pensée, toutes les fibres de son être, au groupement humain qui en a créé le fait et en a le premier mérité le titre. Mais il ne se croit pas lui-même, ni ne croit ses compatriotes d'une qualité inférieure parce que son canadianisme et le leur s'inspirent d'une culture différente de celle dont se réclament les autres éléments de la population canadienne. Les préro­gatives qu'il doit à sa culture nationale lui paraissent aussi précieuses que celles qu'il doit à son statut politique, et c'est à faire apprécier pleinement la valeur des unes et des autres et mieux juger leurs rela­tions réciproques que sa carrière d'homme d'étude et de pensée s'est employée.

Son dernier ouvrage: L'Histoire du Canada fran­çais consacre définitivement, si l'on peut dire, son attitude sur ce point. Attitude logique, pensons-nous, car l'histoire a valeur humanisante dans la mesure, non pas où elle montre l'homme assujetti à l'influence d'un certain milieu, mais dans la mesure où elle le montre dominant ce milieu et y poursuivant, d'une génération à l'autre, une oeuvre de civilisation et d'humanisation. La seule attitude logique, irions-nous même jusqu'à dire, si, comme le proclament eux-mêmes les plus fervents apôtres du canadianisme inté­gral, le Canada est et doit demeurer un pays bi-ethni­que où deux cultures nationales également protégées par les lois peuvent se développer en collaboration, mais librement et chacune selon son inspiration propre.

Pendant un siècle et demi, l'histoire du Canada français s'est confondue avec celle du Canada. Depuis 1760, elle en est une des données — commune, dans la mesure où le fait canadien-français s'insère dans le fait canadien, et sa vie dans celle du pays tout entier; autonome, dans la mesure où le Canada français conserve son identité propre et organise son activité selon sa conception particulière. L'histoire du Canada est donc faite de deux histoires parallèles qui s'in­fluencent mutuellement, se compénètrent, sans cepen­dant se confondre, et il est conforme au caractère humain et à l'ordre constitutionnel que ces deux his­toires soient traitées séparément, quitte, dans chaque cas, à en indiquer la synthèse sur les différents plans où elle se réalise. C'est à cette conception de l'histoire du Canada que se rattache toute l'oeuvre du chanoine Groulx et en particulier son dernier ouvrage.

« J'attendais ce livre depuis vingt-cinq ans », a écrit un professeur de l'enseignement secondaire. Ainsi en était-il de tous ceux d'entre nous qui, d'une part, s'intéressent à l'histoire, en attendent des direc­tives pour le présent et l'avenir et, d'autre part, connaissent la carrière et les travaux de M. Groulx. Ce livre, nous l'attendions comme complément d'une oeuvre d'une exceptionnelle fécondité — l'oeuvre personnelle la plus riche qu'un Canadien français ait encore produite — mais qui, bien que rigoureusement centrée sur l'histoire, donnait cependant l'impression d'un certain éparpillement du fait que l'auteur, obéis­sant aux circonstances et sans doute aussi à son tem­pérament, n'a voulu négliger aucun des aspects de notre vie nationale. A défaut du grand ouvrage en dix ou quinze volumes dont, jeune historien, M. le cha­noine avoue avoir rêvé — et dont d'ailleurs, ses intimes le savent, il a rassemblé les matériaux — l'Histoire du Canada français s'insère dans son oeuvre comme une donnée ordonnatrice. Ses ouvrages antérieurs, ouvra­ges d'histoire proprement dits, ouvrages de propa­gande et d'éducation nationales le postulent en quelque sorte à la fois comme un appui et un parachè­vement. La pensée du maître s'y déploie, sinon dans toute son ampleur — à cause de la rigidité du cadre que lui imposent les conditions dans lesquelles il doit travailler — du moins dans toute sa rigueur.

Ce livre, nous l'attendions aussi comme une donnée ordonnatrice de la pensée historique au Canada. Le Canada français a produit de bons ouvriers de l'his­toire. La recherche et les études historiques ont été longtemps et demeurent peut-être encore le secteur d'activité intellectuelle où la pensée canadienne-française s'est le plus complètement et le plus fortement exprimée. Il ne nous vient donc nullement à l'esprit de discuter les mérites de nos premiers histo­riens: ils ont droit à notre reconnaissance. Mais au passé dont ils ont reconstitué la trame, aux événe­ments dont ils nous ont gardé la mémoire, il man­quait l'explication d'ensemble qui en réaliserait la synthèse et leur conférerait leur pleine valeur huma­nisante. Cette oeuvre, M. le chanoine l'entreprend: écrire un ouvrage qui ne se contente pas de raconter les événements, même avec la plus extrême rigueur scientifique, mais qui, les supposant connus dans leurs données essentielles, s'attache plutôt à les expliquer. Sous sa plume, le passé revit, non comme une suite de faits qui se succèdent dans le temps, mais comme un enchaînement de situations dont les unes préparent les autres dans le contexte géographique, économique, social, politique et' humain de l'époque — lui-même d'ailleurs en évolution.

Il n'y a pas lieu de rééditer ici ce que journaux et revues ont écrit du récent ouvrage de M. Groulx, sa méthode, l'étendue de son information, l'ampleur de ses vues, la prudence de ses jugements, etc. M. le chanoine n'en est pas à ses premiers essais et tout nouveau livre de lui est dans notre monde un événe­ment intellectuel. Contentons-nous de souligner la maîtrise avec laquelle il renouvelle une matière qui a pourtant été bien des fois traitée. Et cela parce qu'il écrit une synthèse, mais aussi parce que la logique du sujet l'exige.

Nos historiens s'en étaient tenus jusqu'ici à l'as­pect politique de notre vie nationale, du moins le prenaient comme cadre et comme guide, lui assurant du même coup la prépondérance. Mais si la politique est la plus haute expression de la vie d'un peuple, elle n'en est pas l'expression complète: il ne suffit pas de savoir ce qu'ont été, un moment donné, les institutions et l'état politiques d'un certain groupement humain pour tout connaître de sa vie réelle. La vie collective comporte d'autres éléments et obéit à d'autres res­sorts. Ces éléments et ces ressorts, M. Groulx veut les atteindre, les décrire, en expliquer le mécanisme. La communauté humaine tout entière — et non telle ou telle manifestation de sa vie ou telle ou telle forme de son comportement — est son sujet. Il l'observe dans sa naissance, sa formation, sa croissance, la qualité de ses effectifs, les motifs auxquels elle obéit; dans ses relations avec le milieu géographique — le sol et ses caractéristiques, les peuplades indiennes, les colonies concurrentes — et avec la métropole, elle-même re­placée dans le complexe européen et universel de l'époque. Il dégage et fait voir le jeu des forces qui en favorisent ou en contrecarrent l'épanouissement. En un mot, il met tout en oeuvre pour saisir la commu­nauté naissante dans l'intégrité mouvante de son être.

Ainsi considérée dans sa plénitude, la matière ne se prête évidemment pas à la division et au classement selon les seules étapes de l'évolution politique. Elle doit être divisée et classée selon les étapes de l'évo­lution vitale du fait humain dont elle entend rendre compte. « Laissons de côté, écrit M. le chanoine, les arbitraires divisions par siècles ou par régimes politiques. Matière vivante et ondoyante, vie totale de l'univers ou d'un peuple, l'histoire ne saurait marquer ses étapes ni selon les simples aventures des insti­tutions politiques ni selon les tranches absolues du calendrier. » Mais l'aménagement de la matière histo­rique, comment M. Groulx le conçoit-il ? « En géologie, continue-t-il, on appelle époque la durée entre deux changements qui ont bouleversé l'aspect du globe, transformé les conditions d'existence de la bête ou de l'homme. En histoire, il n'y a de divisions justifiables qu'aux grandes coupures dans le temps: coupures où quelque chose finit, où quelque autre chose commence; où une série ou masse de faits qui donnent à une durée une physionomie spéciale s'efface pour faire place à une autre masse de faits qui annonce, prépare la physionomie distincte d'une autre tranche de la durée. Voilà où diviser. Si l'on tient à parler proprement et à distinguer entre époque et période, l'époque, ce sera la durée entre deux grands changements; la période, ce sera la durée entre changements minimes à l'inté­rieur d'une époque. Selon ces normes, l'histoire du Canada se divise avec netteté en deux époques: l'épo­que coloniale, l'époque de l'indépendance. L'époque coloniale se subdivise elle-même en deux périodes très nettes: celle du régime français, celle du régime bri­tannique. Selon ces normes toujours, une vue panora­mique de tout le régime colonial français permet d'y discerner quatre groupes de faits principaux ou quatre nouvelles périodes, ainsi que leur explication. »

Ces périodes, M. Groulx les présente sous les titres et dans l'ordre suivants: naissance laborieuse de la colonie (1504–1660), essor (1660-1672), cheminement dans la guerre (1672–1713) et dans la paix (1713-1754), chute de la colonie (1754-1760). La marche de l'oeuvre se trouve ainsi dessinée en relations directes avec son objet: le fait canadien-français lui-même, sa vie totale: économique, sociale, politique, religieuse, et son évolution dans le temps sous l'influence des forces qui les meuvent et du dedans et du dehors. Nous assistons ainsi à la naissance d'une communauté nouvelle, à son enracinement en pleine sauvagerie américaine, à son expansion en dépit de difficultés de toutes sortes - dont toutes ne sont pas attribuables à l'hostilité du milieu, mais, pour plusieurs d'entre elles, tiennent à l'insuffisance des hommes, de la clairvoyance et de l'initiative de qui dépend en grande partie le sort de la colonie.

Bientôt, cette petite communauté humaine com­mencera à donner des signes de différenciation par rapport à la nation-mère et à prendre conscience de sa personnalité propre, ainsi que des conditions de sa survivance et de ses progrès. Sans cesser de demeurer française par ses innéités culturelles et spirituelles, elle s'affirme canadienne dans la mesure où elle s'enra­cine au sol dont elle a entrepris la conquête et d'une certaine manière s'identifie avec lui. D'une génération à l'autre, le fait canadien-français prend de la con­sistance, précise ses caractères, se prépare pour la grande aventure nationale dont, après quatre siècles, il n'a pas encore terminé l'expérience.

M. Groulx clôt son premier volume sur le Traité d'Utrecht — c'est-à-dire avec la fin de la première phase (cheminement dans la guerre) de la troisième période de l'époque coloniale française. Or déjà à ce moment-là, le sort de la colonie est en bonne partie arrêté. Les conditions sont posées des grands événe­ments à venir: étant donné le cadre géographique et ses exigences, étant donné ce qui se passe au Canada et dans le reste de l'Amérique, étant donné la politique coloniale britannique et la politique coloniale fran­çaise, la chute à plus ou moins brève échéance de la colonie est inévitable.

Tout au long de sa carrière, M. Groulx n'a cessé d'insister sur ce qu'il appelle la logique de l'histoire; sous le titre, très significatif à cet égard, de Notre maître le passé, il a publié plusieurs volumes qui, par une multitude d'exemples, s'efforcent d'en illustrer les lois. Il suffit de parcourir à sa suite les premières grandes étapes de la première époque de notre histoire et d'en observer l'enchaînement pour se convaincre, non seulement de l'existence, mais de l'extrême rigueur de cette logique. Un peuple ne choisit pas sa vocation: il la tient de ses origines. Et s'il est conscient de son destin, il doit en accepter les conditions, donc gouverner sa vie en conséquence. Eh bien, pour un peuple, gouverner sa vie, c'est d'abord et avant tout ordonner ses actes à la conservation et à la pleine utilisation de ses forces humaines. Cela suppose, d'une part, conscience sans cesse en éveil des exigences de sa vocation et volonté correspondante de fidélité; d'autre part, adaptation au milieu. La première de ces deux conditions ne se posait pas il y a trois siècles dans les mêmes termes qu'elle se pose aujourd'hui pour la communauté cana­dienne-française. Mais la seconde se posait de la même manière et avec autant de rigueur. Tout comme aujourd'hui, le grand drame de cette époque, c'est la disproportion entre la tâche à réaliser et les moyens de l'accomplir disproportion à corriger sans cesse par un surcroît de valeur morale. Politique de peuplement inappropriée, politique de colonisation, sinon inco­hérente, du moins spasmodique, politique économique mal adaptée aux données élémentaires du milieu phy­sique et humain et qui, au lieu d'inciter la jeunesse à la stabilité, l'invite plutôt à l'aventure et à la course des bois — il n'en fallait pas davantage pour maintenir la colonie en état chronique d'infériorité par rapport aux exigences de sa situation. Les autorités métropo­litaines l'eussent-elles compris que le sort du Canada, le sort de l'Amérique, le sort de la France elle-même en eussent été changés. Mais leur politique ayant man­qué de clairvoyance et d'ampleur, en dépit des avis qui leur venaient du Canada même, nous en subissons encore aujourd'hui les conséquences — nous, c'est-à-dire la nation française tout entière, car il ne peut être indifférent ni à la France, ni à aucun des éléments de la nation française répandue dans le monde que le sort du Canada français soit aujourd'hui ou demain assuré ou compromis.

Or qui veut ouvrir les yeux et l'esprit se rend vite compte que le même problème se pose aujourd'hui, sinon en ses modalités concrètes, du moins en ses données essentielles, exactement comme il y a trois siècles. Il ne s'agit pas pour nous comme pour nos ancêtres de défendre contre les forces étrangères un territoire plusieurs fois trop vaste pour les forces dont nous disposons, de l'aménager, de l'humaniser, mais sur un continent dominé par le matérialisme anglo-protes­tant, de maintenir et d'assurer l'expansion d'une civilisation franco-catholique. Cela suppose, outre la formation dans l'esprit de la culture à conserver des générations successives, la pleine utilisation de cha­cune des unités humaines dont notre peuple est com­posé. Donc, éducation nationale et politique de peu­plement compréhensive, méthodique, déterminée en fonction du potentiel hommes, du potentiel ressources et des conditions permanentes de stabilité et de progrès de toute société humaine. Une telle politique existe-t-elle dans notre pays, dans notre province ? Ne nous comportons-nous pas plutôt comme si l'his­toire ne nous avait rien appris, ne nous avait même jamais été enseignée ? Et pourtant les actes posés aujourd'hui auront leurs conséquences demain, comme les actes posés il y a trois siècles ont leurs conséquences de nos jours.

Les amis et admirateurs de M. le chanoine Groulx auraient sans doute désiré, tout comme l'auteur lui-même, que les circonstances lui aient permis de réaliser l'oeuvre dont des années d'études, de recherches et de réflexion lui ont dessiné le schéma dans l'esprit. Mais où est l'artisan à qui il arrive ce bonheur de tout ac­complir ce qu'il conçoit et projette ? M. Groulx n'échappe pas à la règle commune, même si, plus heu­reux que bien d'autres, il a pu, lui, en réaliser une grande partie. A notre avis, il en minimise indûment les mérites en présentant son livre comme « les lignes blanches sur papier bleu de l'édifice qu'il arrive à tout homme de ne pas bâtir ». L'édifice n'est pas ache­vé, mais il est en bonne voie d'édification et si, par la force des circonstances, l'architecture a dû en être réduite au strict nécessaire, elle comporte néanmoins tout ce qui peut être utile à sa solidité. Les jeunes générations auront cette chance de posséder, à l'âge où l'esprit aspire aux vues d'ensemble, un ouvrage réalisé à partir des sources et par un historien de lon­gue expérience, dans lequel elles apprendront, avec explications à l'appui, tout ce qu'un Canadien fran­çais attentif aux réalités de son pays et aux conditions de survie et de progrès de son peuple, doit connaître d'un passé dont procède le présent, des forces qui l'ont modelé et des leçons qui s'en dégagent par la conduite de la vie quotidienne — individuelle ou collective. Permettre à chacun de situer soi-même dans le contex­te de la vie nationale, d'évaluer exactement et selon les normes d'une saine philosophie, la contribution de celle-ci au progrès du pays et du monde, et de prendre conscience de ses responsabilités personnelles à cet égard, n'est-ce pas, en dernière analyse, l'objet de l'histoire ? M. Groulx peut se rendre le témoignage d'être chez nous l'un de ceux qui ont le plus contribué à sa réalisation.

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Source : Esdras MINVILLE, « Le chanoine Groulx couronne son œuvre », dans l’Action nationale, Vol. XXXVI, No. 1 (septembre 1950) : 8-18.