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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia
Les conditions de l'autonomie économiquedes Canadiens français(1951)
[Ce texte a été publié en 1951 par Esdras Minville. Pour la référence bibliographique exacte, voir la fin du document] Retour à la page sur Esdras Minville Depuis Étienne Parent, surtout depuis Errol Bouchette et Édouard Montpetit, les Canadiens français ont été incités à accroître leur participation à la vie économique du pays, pressés même de conquérir l'indépendance économique. Et cela, comme condition, n'a-t-on cessé de le répéter, de survivance. Le problème ainsi posé prend une signification particulière. Il existe un problème économique canadien-français, parce qu'il existe un problème national canadien-français, et c'est en fonction du second que le premier doit être étudié.
Que faut-il entendre par indépendance économique ? Pourquoi un peuple désireux de sauvegarder son identité nationale doit-il avoir la maîtrise de sa vie économique ? Existe-t-il entre le national et l'économique d'autres relations qu'une simple relation de fait? Et dans ce cas, n'importe quelle forme d'organisation économique peut-elle concourir à la survivance et au progrès d'une nation ? – I –
L'idée d'indépendance économique s'est établie sur une et même plusieurs équivoques, et c'est pourquoi d'une idée saine est sortie l'une des plus dangereuses hérésies politiques dont le monde moderne ait eu à souffrir: le nationalisme économique que l'on retrouve en bonne partie à l'origine de la guerre de 1914, de la crise de 1929 et de la guerre de 1939. L'équivoque porte sur la notion même d'indépendance: elle a été conçue comme l'aptitude d'un peuple à satisfaire lui-même tous ses besoins, sans recourir à l'échange ou en y recourant le moins possible. Persistance de l'ancienne conception mercantiliste de l'économie ou, si on le préfère, transposition en termes collectifs de la vieille conception paysanne de l'établissement individuel.
Eh bien, ainsi conçue, l'indépendance économique est une pure utopie. L'état économique d'un peuple est fonction avant tout de son sol, des virtualités du territoire. Or, il n'est pas un pays au monde — pas même les Etats-Unis, pas même la Russie contemporaine qui l'une et l'autre possèdent les richesses les plus abondantes et les plus variées — qui puisse, à moins d'asservir sa population, produire lui-même tous les biens nécessaires à l'infinie diversité des besoins humains.
Et pourtant, répétons-le, cette idée est bonne en soi et vaut qu'on en cherche la réalisation. A la condition de la concevoir sainement. Aussi y a-t-il lieu de distinguer entre indépendance et autonomie. Au sens rigoureux du terme, il ne peut y avoir aujourd'hui ni individu ni peuple économiquement indépendants, et il n'est pas désirable qu'il y en ait. L'individu fait partie de la société, le peuple de l'humanité, et ils doivent, chacun à sa manière et à son rang contribuer au progrès collectif. Or, c'est par l'échange — échange de biens, échange d'idées — qu'ils apportent leur contribution à la vie commune et en retour s'en assurent le bénéfice. Mais il peut y avoir et il est hautement désirable qu'il y ait des individus et des peuples économiquement autonomes. Un individu jouit de l'autonomie économique s'il possède un métier, une profession, des moyens de travail qui lui permettent, non pas de produire lui-même tous les biens nécessaires à sa subsistance, mais certains biens économiques grâce auxquels, par l'échange, il assurera la satisfaction de l'ensemble de ses besoins. Ainsi en est-il des peuples. L'autonomie économique ainsi définie, bien loin d'exclure; implique l'idée de collaboration, de participation à la vie commune, sociale ou internationale.
On dira d'un peuple qu'il est économiquement autonome s'il est en état d'utiliser lui-même toutes ses forces de travail dans une économie dirigée selon son esprit et organisée en vue de la meilleure utilisation des virtualités de son territoire. Le peuple canadien-français pourra donc se dire autonome économiquement le jour où il possédera une chaîne d'entreprises du type capitaliste ou de toute autre forme appropriée: entreprises agricoles, industrielles, commerciales, financières, fondées sur le potentiel économique de son territoire, assez nombreuses et puissantes pour assurer un emploi régulier et des conditions raisonnables de vie à l'ensemble de ses forces humaines — quitte à compenser par l'échange avec les autres parties du pays ou le reste du monde les insuffisances ou les excédents de sa production. Si jamais le Canada français parvenait à l'autonomie économique ainsi comprise, il aurait réalisé l'une des conditions de sa survivance nationale tout en contribuant au progrès du Canada et même de l'humanité tout entière.
Soulignons tout de suite deux exigences de cette conception de l'autonomie: 1) pleine utilisation et donc connaissance parfaite du milieu physique; 2) aptitude des hommes à produire et à entretenir des relations d'échange.
— II —
Pourquoi un peuple désireux de conserver son identité nationale doit-il avoir la maîtrise de sa vie économique? La sociologie a longtemps confondu nation et société. Et c'est une autre des équivoques qui ont contribué à fausser dans une certaine mesure l'idée d'indépendance économique. Bien que formant souvent la même collectivité, la nation et la société sont des entités distinctes. La société est une entité politique dont l'objet est le bien commun. Il y a société dès qu'il y a collectivité, et donc nécessité de régler selon des normes définies, en vue du bien de tous, les relations des individus entre eux et des individus avec les choses — et cela indépendamment du caractère national des unités composantes.
La nation, elle, est une entité sociologique, une communauté de culture, un groupement humain caractérisé par la pratique commune et héréditaire d'une certaine philosophie de la vie. Les sociologues appellent culture nationale l'ensemble des valeurs rationnelles et spirituelles propres à un groupement humain déterminé: moeurs, coutumes, traditions, croyance, langue, lois et institutions. Ces valeurs, patrimoine collectif de la nation, qui leur doit et sa physionomie et son caractère particuliers, n'existent cependant pas en dehors de l'homme, mais en lui et par lui. L'homme fait la nation en ce sens qu'il est lui-même le point de fixation des valeurs dont la nation est la dépositaire collective; en revanche, la nation constitue le milieu où, d'une génération à l'autre, l'homme reçoit en sa personnalité profonde le dépôt de richesses culturelles qui l'identifient et le mettent en état de participer, du seul fait qu'il vit, pense et agit, à l'incessante reconstitution de la nation. De l'une à l'autre il y a partie liée, action et transposition réciproques.
Une nation, comme tout organisme vivant, porte en elle-même le principe de sa conservation et de son renouvellement: le milieu ethnique. Celui-ci résulte du fait que, collectivité, la nation constitue un centre où sa culture est, en ses diverses manifestations: langue, lois, moeurs, traditions, de nécessité, en tout cas de convenance sociale — centre avec lequel spontanément, par le seul fait qu'il y grandit et en subit l'influence quotidienne, l'enfant est mis en accord d'une génération à l'autre, et auquel tout individu venant de l'extérieur éprouve le besoin de s'adapter. De cette communauté de culture et des avantages qui en découlent dans la pratique journalière de la vie procède la volonté de les conserver — le vouloir-vivre collectif, condition première de toute survivance nationale. L'efficacité du milieu ethnique suppose l'homogénéité, donc, d'une part, unité culturelle et linguistique, d'autre part, organisation, dans l'esprit de la culture nationale, des grandes fonctions de la vie collective: économique, sociale, politique. Si l'une de ces fonctions s'inspire d'une pensée étrangère ou est dominée de fait par des éléments étrangers, l'homogénéité du milieu ethnique est affaiblie, et par suite, la nation menacée dans son organe de renouvellement. D'où la propension spontanée des groupements nationaux à l'autonomie économique qui les soustrait à la dépendance de l'étranger pour la satisfaction de l'un des besoins les plus impérieux de leurs effectifs humains, et à l'autonomie politique qui les met en état de dresser eux-mêmes les cadres à l'intérieur desquels se déroule leur existence. En fait, une nation n'est assurée de son destin que si elle parvient à régir elle-même et à organiser dans son esprit les diverses fonctions de la vie collective. Fait de culture, donc de sa nature ni économique, ni politique, elle est tenue, par les exigences même de sa survie, de faire et de l'action économique et de l'action politique et ainsi de se poser en face de l'État et d'exiger de lui certaines attitudes. (2)
C'est la raison pour laquelle, tout au long de ses deux premiers siècles d'histoire, le Canada français a cherché à s'assurer une mesure sans cesse croissante d'autonomie politique — représentée aujourd'hui par l'autonomie de la province de Québec. C'est aussi la raison pour laquelle, suivant en cela les conseils d'Étienne Parent, de Bouchette et de Montpetit, il doit chercher à s'assurer la plus large mesure possible d'autonomie économique, car c'est en dirigeant lui-même toutes les fonctions de la vie collective, la fonction économique peut-être encore plus que les autres, qu'il gardera à sa culture valeur de nécessité sociale, et du fait même à son milieu ethnique puissance de conservation et de renouvellement de sa culture.
— III —
Les considérations qui précèdent sur la nature et le principe de renouvellement de la nation laissent déjà pressentir la réponse à donner à notre troisième question: existe-t-il entre le national et l'économique des relations autres qu'une simple relation de fait ? Ou, si on le préfère: suffit-il que l'organisme économique soit aux mains des nationaux pour que la vie nationale en tire plein bénéfice ?
Une culture nationale est une forme d'humanisme. Elle a pour objet la personne humaine à qui elle apporte une manière de se réaliser, de parvenir à son plein épanouissement, d'accomplir sa vocation. Toute culture nationale qui n'embrasse pas l'homme dans l'intégrité de son être et de sa destinée est stérile, en tout cas destinée à être supplantée. En revanche, plus une culture nationale se conforme par ses exigences internes aux normes fondamentales de l'ordre humain, plus profondément elle informe la personnalité et plus efficacement elle sert la civilisation. La culture nationale étant ainsi conçue comme une forme d'humanisme, ses relations avec l'économique se définissent de la même manière que les relations de l'économique avec l'humain. L'homme a des besoins économiques qui doivent être satisfaits — nécessité impérieuse. Mais il y a aussi, et c'est par là qu'il est homme, des besoins d'un ordre supérieur — intellectuels et spirituels — qui exigent non moins impérieusement satisfaction. Il n'y a véritable progrès humain que s'il y a progrès de l'esprit. A la hiérarchie des besoins correspond donc une hiérarchie des valeurs. Dans la vie des individus et dans celle des sociétés, l'économique joue un rôle nécessaire, mais par rapport aux fins de l'homme, c'est un rôle subordonné. Tout en répondant à ses fins propres, l'économique doit contribuer au progrès des valeurs supérieures par lesquelles s'accomplissent et la vocation de l'homme et l'avancement de la civilisation. Tout régime social qui n'embrasse pas l'ensemble des valeurs humaines ou en bouleverse l'ordre se stérilise lui-même dans la mesure où il compromet le sort de l'homme ou fausse l'orientation de sa vie.
Comme Canadiens français, nous avons hérité d'une culture d'inspiration chrétienne et de génie français — une des formes de l'universelle conception chrétienne de l'homme, de la société et du monde. Cette culture admet, respecte, voire même exalte toutes les valeurs humaines, non cependant sans les concevoir comme hiérarchisées selon leurs fins respectives et ordonnées toutes à la vocation surnaturelle de l'homme. Ce qu'il y a en elle de proprement national, ce n'est pas la pensée, mais l'ex-pression, c'est-à-dire en tout premier lieu la langue, et l'interprétation, c'est-à-dire le mode d'intégration dans la vie quotidienne: usages, coutumes, traditions. La France de tous les temps, mais surtout celle des débuts du Canada français, est une grande nation chrétienne, une des réalisations les plus représentatives de la conception chrétienne de l'ordre humain et de la civilisation. C'est pourquoi, né français, le peuple canadien est né chrétien, et c'est pourquoi dans la mesure où il persévère dans sa culture d'origine, il s'affirme nation chrétienne.
Cette culture d'inspiration chrétienne et de génie français porte les caractères de sa double origine:
Tout en se pliant aux exigences géographiques, économiques et, éventuellement, politiques du milieu canadien, nos ancêtres ont organisé leur vie individuelle et collective selon la conception générale dont nous venons d'indiquer les dominantes. Au long des années s'est ainsi édifié un ordre social qui en est l'ex-pression institutionnelle et en porte les caractères. Cet ordre social est:
Au second palier, pour remplir les fonctions dont la famille ne peut s'acquitter seule, la paroisse. Celle-ci répond à des fins spécifiques d'ordre religieux — le clocher est le symbole de notre conception de la vie et de la civilisation; elle répond aussi à des fins sociales relevant en tout ou en partie du magistère de l'Église: assistance, enseignement. La paroisse a en outre au Canada français assumé certaines fonctions économico-sociales qui, bien que n'étant pas de la compétence propre de l'Église, ressortissent néanmoins à sa juridiction dans la mesure où elles touchent à la morale. Ainsi, dès le début de notre histoire, la paroisse s'est instituée en quelque sorte cellule initiale, communauté première de notre vie nationale — et par elle s'affirme au regard du monde le caractère foncièrement spiritualiste de notre civilisation.
Lorsque, sous la poussée des pressions extérieures, l'ancienne économie paysanne a dû se transformer en économie commerciale, le coopératisme et l'association professionnelle, l'une et l'autre dans la ligne d'inspiration de notre tradition nationale, sont venus organiser la fonction sociale du travail — et ce passage de la simple solidarité familiale des périodes antérieures à la solidarité sociale des temps actuels s'est effectué dans les cadres et sous l'égide de la paroisse. Quant à l'établissement artisanal, il est devenu, avec l'avènement du machinisme et de l'industrie, l'entreprise privée, c'est-à-dire une institution aujourd'hui très discutée et pourtant fondamentale en toute civilisation personnaliste.
Ce régime social s'est d'abord édifié dans la forme rurale — et cela pour répondre à une nécessité rigoureuse de l'époque. Mais il s'adaptait aussi à la vie urbaine. Le régime de la propriété, du travail, de la famille, de la profession, de la paroisse, sous des modalités différentes, procède dans les villes de la même conception générale de l'homme et de sa vocation, des valeurs diverses qui concourent à l'accomplissement de cette vocation, et de l'ordre dans lequel elles y concourent — jusqu'au jour où a déferlé la révolution industrielle.
Partant de là, il est facile de formuler la réponse à notre dernière question, savoir: n'importe quelle forme d'organisation économique peut-elle concourir à la survivance et au progrès de la nation ? L'économique, fonction de la vie individuelle et de la vie collective, doit être en accord par son inspiration avec la culture nationale. S'il procède d'une conception différente de l'homme et de l'ordre social, il s'institue en centre d'influence étrangère au sein de la nation — tend à briser l'homogénéité du milieu ethnique, donc à affaiblir la nation dans son organe de renouvellement. Il ne suffit donc pas que l'organisme économique soit aux mains des nationaux: il faut qu'il soit conçu et dirigé selon l'esprit de la nation. En fait, des entreprises aux mains d'étrangers peuvent avoir valeur nationale, cependant que des entreprises dirigées par des nationaux ont l'effet contraire. Tout dépend de l'esprit dont elles procèdent elles-mêmes et dont procède la politique économique dont elles sont l'expression concrète.
Si le Canada français veut conquérir l'autonomie économique et s'il veut que sa force économique soit un facteur de vie nationale, il ne lui suffira donc pas d'acquérir des entreprises en nombre suffisant pour assurer l'emploi permanent de ses forces de travail. Il va lui falloir définir sa politique économique et l'articuler aux données maîtresses de sa culture nationale. L'effort à fournir n'en est donc pas uniquement un d'enrichissement; c'en est d'abord un de pensée.
—IV—
Est-il possible, à la lumière de ces considérations sociologiques, trop sommaires, admettons-le, pour être pleinement intelligibles, de formuler des directives, c'est-à-dire de dégager les données maîtresses d'une politique économique canadienne-française — politique étant entendue non seulement de l'action de l'État, mais de l'orientation générale de la multitude et de son activité — dont l'objet serait la conquête, à plus ou moins brève échéance, d'une force économique bien adaptée à la fois à ses propres fins et aux fins nationales ? Nous ne saurions, il va sans dire, entrer ici dans les détails. Pareille politique d'ailleurs peut tenir en quelques propositions essentielles. Que l'on veuille bien remarquer cependant que pour le relier au national, il faut sur chaque point dépasser l'économique proprement dit et atteindre l'homme, car lui seul peut donner valeur nationale à l'action économique. Quelles seraient donc les principales données de cette politique ?
1) Renforcer l'économie rurale, et cela pour deux raisons: a) en premier lieu, comme peuple minoritaire ayant à souffrir de sa faiblesse numérique, notre première préoccupation doit être de sauvegarder et d'utiliser au maximum chacune de nos unités humaines. Or, selon l'observation constante de la démographie, la campagne est le réservoir permanent des forces vives, physiques et morales de la nation. Les villes sont des centres de consommation des forces humaines. Un simple coup d'oeil sur les statistiques démographiques révèle qu'à ce point de vue il n'en est pas autrement chez nous. b) En second lieu, c'est à la campagne que notre culture nationale s'est le plus parfaitement incarnée dans le régime institutionnel: famille, propriété, travail, profession, paroisse; c'est là, par suite, que le milieu ethnique conserve le plus complètement son homogénéité et donc son efficacité. Le Canada français tout entier a été moulé dans le cadre institutionnel d'une civilisation rurale — la ville a dans certains cas perfectionné ce que la campagne avait produit; assez souvent, elle l'a faussé, en aucun cas elle n'y a ajouté. La première condition de notre survivance nationale, c'est la préservation de la vie rurale.
Renforcer l'économie rurale, cela veut dire:
a) Consolider les régions anciennes et y améliorer les conditions de vie par la diffusion des bonnes techniques, la diversification des productions et le renforcement des organismes d'échange. Donc, connaissance du milieu, d'une part, formation des hommes d'autre part. L'association professionnelle et les coopératives sont en voie de renouveler la vie des campagnes. Il faut appuyer, encourager de toute manière ces mouvements d'importance vitale, non seulement pour les ruraux, mais pour le Canada français tout entier, car avec eux, la tradition communautaire, sans rien perdre de sa fécondité première, se dépasse elle-même jusqu'à embrasser, comme l'exige l'époque actuelle, tous les aspects de la vie sociale. b) Agrandir le domaine rural en y annexant, par une politique de colonisation rajeunie et dans son esprit et dans ses méthodes, les régions non encore peuplées de notre province, et en dirigeant vers les minorités françaises des autres provinces telle partie de notre supplément de population rurale qui manifeste le désir d'aller s'y établir. Plus du tiers de la population rurale canadienne-française est aujourd'hui établi hors du Québec; il est dans l'intérêt du Canada français tout entier de renforcer des groupements qui constituent, avec la population rurale de notre propre province, les sources même de notre vie nationale. La conquête des régions nouvelles, la colonisation, est une constante de notre histoire, non seulement parce que la terre est un mode de subsistance, mais parce que l'établissement rural, forme typique de l'établissement autonome, correspond le plus exactement à notre conception traditionnelle de l'ordre social et des relations de l'économique avec l'humain.
Agrandir le domaine rural, c'est en outre y intégrer des ressources qui jusqu'ici n'ont pas été considérées comme en faisant partie mais qui pourraient, comme la terre elle-même, servir de base à des établissements du type rural. La forêt, par exemple, se présente dans la plupart des régions de notre province comme la grande ressource complémentaire de l'agriculture, la ressource-clé de l'économie rurale. A venir jusqu'à ces toutes dernières années, elle a été traitée comme ressource industrielle de type urbain, et non seulement elle n'a pas contribué à consolider l'économie rurale, mais elle a été organisée comme une fonction autonome, en concurrence avec elle. Bien loin de renforcer l'agriculture, elle a contribué à l'affaiblir en y répandant l'esprit prolétaire qui est l'antithèse de l’esprit rural. Le coopératisme forestier est une expérience de quelques années à peine dans notre province. Sous forme de syndicats autonomes ou de chantiers coopératifs, cette expérience, si minime soit-elle encore, a pourtant produit des résultats concluants. Grâce au coopératisme, on peut espérer que nos populations rurales parviendront, si toutefois une opinion publique éclairée veut bien leur assurer son concours, à reconquérir la forêt comme elle a naguère reconquis la terre agricole elle-même.
Quant aux pêcheries, elles ont été longtemps la plus négligée de nos ressources. Depuis une quinzaine d'années, un effort considérable a été fourni pour les organiser sur une base rationnelle de production et d'échange. Le mouvement social des régions maritimes rejoint ainsi le mouvement social des régions agricoles et les premières tentatives d'organisation forestière et il n'y a pas de raison que ces divers mouvements ne finissent par se nouer en une vaste et puissante synthèse de nos forces rurales. Ce jour-là, le Canada français aura réalisé la première condition d'une expansion économique en accord avec les exigences de sa vie nationale.
* * *
2) Mais la province de Québec n'est pas, comme on l'a longtemps prétendu, une province essentiellement agricole. La nature de ses ressources en a déjà fait une grande province industrielle, destinée de toute évidence à une industrialisation de plus en plus étendue. N'en concluons pas qu'il faille négliger l'agriculture et l'organisation rurale. Au contraire, notre province doit pratiquer une politique rurale d'autant plus clairvoyante et compréhensive que précisément sa vocation est plus nettement industrielle — et cela pour la raison déjà évoquée, savoir, la préservation de notre véritable réservoir de forces humaines et du centre le plus efficace de renouvellement de nos forces nationales. L'industrie sera pour longtemps encore à ce double point de vue une périlleuse aventure.
Si les Canadiens français veulent parvenir à l'autonomie économique, il va donc leur falloir se plier aux exigences de leur milieu, entrer dans le mouvement d'industrialisation. Or, l'expansion industrielle procède d'un ensemble de conditions:
Chacune des données ci-dessus pourrait faire l'objet de longues études. Nous nous contentons de les mentionner en passant.
Nos traditions culturelles et sociales ne nous inclinent pas spontanément vers les carrières du commerce et de l'industrie, comme c'est le cas des Américains ou des Anglo-Canadiens. Elles ne s'y opposent pas non plus — pas plus qu'elles ne s'opposent d'ailleurs à toute carrière que l'homme reconnaît être celle où il peut le plus complètement donner sa mesure et se réaliser lui-même. Il s'agit donc, avant tout, d'assurer la formation d'hommes d'affaires le plus nombreux possible et compétents, entendons aptes à réussir dans les affaires, et à y réussir selon l'esprit de notre culture nationale.
L'homme d'affaires remplit trois fonctions: une fonction technique qui exige la maîtrise des méthodes industrielles, commerciales, financières et administratives; une fonction économique nécessitant l'aptitude à diriger une entreprise, c'est-à-dire à la situer à tout moment dans un contexte économique lui-même en continuelle transformation; une fonction sociale exigeant l'aptitude à ordonner l'entreprise d'une façon générale au bien commun et d'une façon particulière au bien commun de tous ses participants. Pour remplir cette triple fonction, le chef d'entreprise a donc besoin de beaucoup plus que de simple habileté technique. Il lui faut une culture qui lui permette d'embrasser sa propre profession dans toute son ampleur et d'en dominer les exigences. Ils ne sont pas nombreux chez nous, ni ailleurs, les hommes d'affaires ayant ainsi la pleine intelligence de leur fonction. Et pourtant, à une époque comme la nôtre, leur action est d'une importance capitale, car c'est sur eux que s'accomplit à l'heure actuelle l'évolution sociale, et la société de demain sera en bonne partie ce qu'ils auront su la faire. Un grand prestige s'attacherait à leur nom s'ils consentaient enfin, dépassant les positions traditionnelles de leur classe, à entrer à fond dans leur rôle.
L'homme d'affaires canadien-français sera évidemment le principal artisan de la conquête économique dont nous parlons. Mais cette conquête elle-même sera, au point de vue national, une émancipation ou une simple déviation selon l'esprit dans lequel elle aura été conduite. Si nos hommes d'affaires sont d'authentiques témoins de la nation, c'est-à-dire des hommes qui vivent assez intégralement leur culture nationale pour lui en communiquer l'esprit et le caractère, leur oeuvre aura valeur nationale. Si, au contraire, faute d'un sens assez éveillé des exigences de la culture nationale, ils se contentent de demander à des sources étrangères l'esprit et les règles de leur vie professionnelle, leur oeuvre sera en fait une détérioration sous les apparences du progrès. Et le danger est grand d'une méprise. Nos centres urbains où la vie des affaires se déploie dans toute son ampleur sont autant dire un produit de l'industrie. C'est elle qui, depuis un demi-siècle surtout, en a provoqué la formation ou l'expansion, en a façonné l'esprit et créé le climat. Eh bien, si l'on analyse la pensée dont procède la civilisation dite industrielle qui a ainsi déterminé chez nous l'expansion urbaine, on constate qu'elle est en contradiction sur tous les points avec notre tradition culturelle.
Notre civilisation à nous est spiritualiste, avons-nous dit; celle-là est matérialiste dans son inspiration (l'économique est à lui-même sa fin et sa loi; il n'a de relation avec la morale que dans la mesure où celle-ci est facteur d'ordre et ainsi condition de prospérité économique); la nôtre est personnaliste; celle-là est technique et se révèle collectiviste dans ses formes les plus avancées (primauté des exigences techniques sur les exigences humaines du travail; entreprises de plus en plus puissantes, résultant du rassemblement de capitaux recueillis dans tous les coins du pays et d'un continent, et de masses ouvrières de plus en plus nombreuses soumises à des conditions identiques de travail et de vie); la nôtre est communautaire; celle-là est individualiste dans son principe et socialiste dans ses aboutissants (au nom de la liberté et de la dignité individuelles, l'État est invité à assumer des fonctions économiques et sociales qui aboutissent en pratique à la négation de la liberté); enfin, la nôtre est qualitative; celle-là est quantitative et dans ses procédés et dans ses fins (même mode de vie, même manière de se nourrir, de se loger, de s'habiller, de s'amuser, en définitive, même manière de penser) — conséquence de la production standardisée et conditions de son succès.
Il y a donc danger, et danger grave, qu'en empruntant comme ils doivent le faire couramment à cette civilisation industrielle ses techniques — qui, reconnaissons-le, se sont révélées et se révèlent de plus en plus d'une extraordinaire puissance — nos hommes d'affaires ne lui empruntent aussi son esprit; qu'eux aussi finissent par penser que la conquête de la richesse est une fin en soi, l'objet premier de l'industrie et du commerce; que les exigences techniques de la production et des échanges l'emportent sur les exigences humaines du travail et de la consommation; que les responsabilités dont l'homme d'affaires ne peut personnellement s'acquitter doivent être refilées à l'État; que les aspirations des travailleurs et des classes populaires ne sont légitimes que dans la mesure où elles ne dérangent aucune combinaison financière et n'entraînent aucune adaptation du régime économique.
Si nos hommes d'affaires finissaient par penser ainsi, quelle serait, il y a lieu de nous le demander, leur contribution à notre vie nationale ? A quoi serviraient les plus magnifiques réussites industrielles ou commerciales si elles devaient en définitive faire triompher dans les esprits une conception de l'économique si diamétralement opposée à ce que nos traditions culturelles et sociales ont de plus profondément humain, et donc de plus essentiellement sain ? Non: la conquête économique, l'autonomie économique n'auront de valeur nationale que si elles sont réalisées selon les exigences permanentes de notre culture. Le problème ne consiste donc pas seulement pour nous à accroître le nombre et la puissance de nos entreprises; il consiste aussi, et nous dirions même surtout, à les adapter, et par leur forme sociologique et par leur inspiration, à notre vie nationale — sans quoi, répétons-le, elles seront au milieu de nous comme des forces de détérioration d'autant plus agissantes qu'elles se présentent sous les apparences du progrès.
Le chef d'entreprise est engagé dans quatre types de relations qui, au temps du libéralisme, étaient censées être réglées automatiquement par le jeu des lois économiques: relations avec la clientèle et relations avec le personnel, réglées naguère par la loi de l'offre et de la demande; relations avec ses collègues du commerce et de l'industrie, réglées naguère par la loi de la concurrence; relations avec l'État, qui autrefois n'étaient même pas censées exister, le bon gouvernement étant celui qui s'abstenait de toute intervention dans l'activité économique. Mais, aujourd'hui, le libéralisme est dépassé et si les lois économiques existent toujours, l'expérience a révélé leur inaptitude à promouvoir la paix sociale et la prospérité commune. Selon quelle norme seront donc désormais réglées les relations économiques, sinon selon la norme de toute relation humaine: la justice? Mais comment restaurer la justice dans un monde établi sur l'égoïsme et l'antagonisme des intérêts ? Tel est le problème — et qui ne concerne pas seulement le Canada français, mais tous les peuples de civilisation chrétienne, industrialisés ou en voie d'industrialisation.
Deux solutions se présentent: l'étatisme, le dirigisme, ou autre forme avouée ou camouflée de socialisme, d'une part; le renouvellement et l'adaptation de l'économie libre, d'autre part. Quelles qu'en soient la forme et les méthodes, doctrinaires à la russe ou pratiques à l'anglaise, le socialisme est un bourbier où toute civilisation du type spiritualiste et personnaliste est destinée au naufrage. Les tendances centralisatrices, étatisantes, socialisantes qui, depuis une vingtaine d'années, sous prétexte de solution à la crise ou d'effort de guerre, se développent au Canada, représentent, à notre avis, le plus grave danger qui ait jamais pesé sur le Canada français; car le socialisme est dans son inspiration même opposé à notre tradition culturelle et sociale; au surplus, il se réaliserait sous l'égide d'une majorité qui n'a jamais eu de sympathie particulière pour notre groupe, et d'autant moins qu'elle a déjà fait pour son propre compte le sacrifice des valeurs que nous considérons comme de l'essence même de notre civilisation nationale.
La seule solution conforme au bien commun réside donc dans le renouvellement de l'esprit et des méthodes de l'économie libre. L'entreprise privée, quelles que soient les critiques dont elle est aujourd'hui l'objet, constitue l'une des données sociales maîtresses d'une civilisation humaniste, car elle représente la réalisation institutionnelle de deux des prérogatives essentielles de l'homme: la liberté de travail, ou faculté de choisir le métier le mieux en accord avec les tendances de sa personnalité et de l'exercer sous l'empire de la morale et du droit; le droit de propriété, ou faculté de faire servir à son avantage personnel, dans les cadres du bien commun, les biens légitimement acquis. Si ces deux libertés étaient abolies ou restreintes dans des proportions indues, l'homme serait privé de deux prérogatives nécessaires au plein exercice de son activité et au plein accomplissement de sa personnalité.
Mais entreprise privée ne signifie pas exclusivement entreprise du type capitaliste selon la conception individualiste du siècle dernier. D'autres types d'entreprise privée peuvent prendre leur place dans l'économie de la nation — les coopératives, par exemple. Surtout, l'entreprise privée, quelle qu'en soit la forme sociologique, devra renouveler ses formules, entrer, par l'inspiration et les modes de réalisation, dans un ordre social fondé sur l'ensemble des valeurs nécessaires à l'accomplissement de la destinée humaine. L'association professionnelle, ou corporatisme social, se présente comme le mode le plus efficace d'adaptation de l'entreprise privée à ses fins propres et au bien commun. Et nous rejoignons ainsi l'enseignement social de l'Église, le seul qui permettra à la société moderne d'échapper aux sombres arcanes du socialisme et de recouvrer l'ordre et la paix. Et en rejoignant la doctrine chrétienne, nous renouons la pensée qui a inspiré l'ordre social au Canada français depuis les débuts de son histoire. Peuple chrétien dont l'originalité nationale tient essentiellement à sa conception chrétienne de la vie, nous devons au monde, dans tous les secteurs d'activité, le témoignage chrétien. Nous n'avons même pas d'autre raison d'être.
* * *
Directives économiques ? Est-il possible d'en formuler qui ne soient d'abord culturelles et philosophiques ? Les techniques ont certes leur importance, mais les hommes ont surtout besoin d'une pensée. Les conquêtes économiques les plus éclatantes n'auront pour nous valeur nationale que si elles ont d'abord valeur humanisante. En des temps comme ceux que nous traversons, alors que le monde hanté par la folie de la destruction court au suicide pour avoir perdu la notion des valeurs et le sens de sa propre vie, vous me pardonnerez bien, Mesdames et Messieurs, d'avoir pris une heure de votre temps pour réaffirmer cette vérité.
(1). Conférence prononcée le 30 mars 1951, au Cercle Universitaire sous les auspices de la Section Duvernay de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, lors du troisième d'une série de quatre diners-causeries, dont le thème général est "directives nationales."
(2). Cf. Le Citoyen canadien français, t. 1. Retour à la page sur Esdras Minville
Source : Esdras MINVILLE, « Les conditions de l’autonomie économique des Canadiens français », dans Action nationale, Vol. XXXVII, No 4 (mai 1951) : 260-285.
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Claude Bélanger, Marianopolis College |