Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

La défense de notre capital humain

"Le réservoir de la race"

(1926)

 

[Ce texte a été rédigé par Esdras Minville en 1926. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]

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« Grossièrement, écrit Lucien Romier (1), le peuple se divise en deux multitudes: la multitude des villes et la multitude des champs. Mais la multitude des villes est une matière humaine déjà en cours de consommation et qui s'use parfois plus vite dans la classe ouvrière que dans la classe bourgeoise — matière humaine que vient nourrir le trop-plein de la multitude des champs. Au village et non à la ville se trouvent les sources profon­des de la nation. »

 

Romier ne fait que reprendre ici, en la résumant à sa manière, une thèse longuement développée par A.-L. Galéot dans son livre sur le problème du peuplement en France : l'Avenir de la race. Etudiant le peuplement dans ses relations avec la prospérité sociale, parlant en particulier de la nécessité d'une classe paysanne prolifi­que, Galéot affirme qu'il découle des recherches et des études poursuivies jusque-là — il écrivait en 1922 — que règle générale, « les familles bourgeoises ne se maintiennent pas au-delà de quelques siècles. De leur côté les classes laborieuses des villes sont constituées pour une forte part, s'élevant parfois jusqu'à la moitié, par des gens venus du dehors, et principalement de la cam­pagne avoisinante. »

 

« Cela signifie, continue le même auteur, que les classes ouvrières comme les classes fortunées des villes ne peuvent continuer d'exister que si elles reçoivent constamment un afflux de population d'origine rurale. Dans les campagnes seulement les hommes vivent dans des conditions suffisamment normales pour que la con­tinuité de la race y soit assurée. »

 

Mais encore faut-il que cet afflux de population ru­rale ne vide pas la campagne, autrement « la décadence du peuple entier suivrait de près ».

 

Voilà qui donne à réfléchir.

 

Il n'est que trop vrai que les vingt dernières années ont enregistré la rupture de l'équilibre entre l'élément rural et l'élément urbain de notre population, au profit de celui-ci. Si « la multitude des villes est une matière humaine en cours de consommation », la situation dans laquelle nous nous trouvons présentement serait pour nous grosse de menaces. La ville rongerait nos forces vives plus vite que la campagne ne les reconstituerait et, pour peu que nous tardions à y remédier, cet état de chose nous conduirait à l'extinction comme groupe eth­nique à plus ou moins brève échéance. Conclusion pessi­miste, à la vérité ! Pouvons-nous toutefois, en l'appli­quant au Canada, vérifier le bien-fondé de la thèse es­quissée ci-dessus? Pouvons-nous, en recueillant les faits, en les groupant et en les comparant, établir qu'à la cam­pagne se trouvent « les sources profondes de la nation » ? C'est ce que nous allons tenter au cours des pages qui vont suivre. Examinons donc brièvement le taux de la natalité à la ville comparativement à celui de la cam­pagne ; suivons quelque peu le mouvement migratoire des dernières années ; étudions l'influence de la cam­pagne au triple point de vue de la santé physique, de la santé morale et de la valeur intellectuelle de la popula­tion.

 

*      *      *

 

Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes pour notre accroissement numérique. Occupés entièrement à nous défendre contre les empiètements de nos voisins et à repousser la pénétration de notre entourage, il ne nous reste guère d'énergie pour façonner à notre image et assimiler les éléments étrangers que l'immigration jette au milieu de nous. L'expérience de toujours nous l'enseigne : nous n'exerçons qu'une influence très fai­ble sur les sujets d'origine étrangère, si encore nous en exerçons quelqu'une. Même les nouveaux venus qui nous sont apparentés par l'origine: Français, Belges-Wallons, Italiens, Latins de toutes dénominations restent eux-mêmes au milieu de nous, forment colonies dans nos villes, se désintéressent de nos problèmes, heureux encore quand ils ne passent pas tout simplement dans le camp adverse.

 

Il n'y a donc, et probablement pour plusieurs années à venir, rien à attendre de ce côté. Nous avons besoin de la force du nombre : nous ne pouvons la demander qu'à nous-mêmes. Or la statistique d'une façon générale, constate une baisse du taux de la natalité au pays, aussi bien dans le Québec que dans les autres provinces. Si la proportion des naissances par mille de population est encore plus élevée chez nous que partout ailleurs, la tendance cependant est à la baisse. Ici une double cons­tatation : en premier lieu, la décroissance de la natalité correspond au déplacement de plus en plus rapide de la masse de la population vers les villes; en second lieu, cette décroissance est déterminée par la diminution du nombre des naissances dans les villes et les comtés ur­bains et c'est cette diminution qui pèse sur la moyenne générale et tend de plus en plus à l'écarter de son niveau d'autrefois.

 

Que dans le Québec, la population urbaine l'emporte aujourd'hui numériquement sur la population rurale, c'est un fait connu que chacun déplore. En avril, M. J.-C. Magnan signalait ici même quelques-unes des causes de l'exode des ruraux vers les villes. Bornons-nous, pour notre part, à illustrer le fait à l'aide de statistiques officielles.

                

        Années              Urbains        %          Ruraux         %

          1891  .............. 499,715         29.2       988,820        70.8

          1901  .............. 654,065         39.7       994,833         60.3

          1911  .............. 966,842         48.2       1,038,934      51.8

          1921  .............. 1,323,071      56.0       1,038,128      44.0

 

En 1871, notre population était 19.5% urbaine et 80.5% rurale.

 

Voilà donc le fait brutal: en moins de cinquante années notre population totale n'a pas doublé, mais notre population urbaine a plus que quadruplé. Notre population rurale, elle, ne s'est accrue que de 5% envi­ron. De 1911 à 1921, elle a même reculé.

 

Or le nombre des naissances par mille de population tombe graduellement de 1884 à 1923, de 39 à 32.2. La descente s'effectue naturellement avec des alternatives de hausse et de baisse ; mais la tendance générale de toute la période est décidément à la baisse. De 1910 à 1.922, le taux de la natalité varie entre 35 à 39 par mille de population, mais ici encore la tendance est à la baisse et, en 1923, la statistique enregistre 32.25 naissances par mille habitants, soit le taux le plus bas que nous ayons encore touché.

 

Si nous comparons maintenant la statistique des naissances des centres ruraux à celle des centres urbains, nous constatons que d'une façon générale ceux-là se tiennent au-dessus de la moyenne, tandis que ceux-ci se tiennent en-dessous. Ainsi, en 1923, le taux de la natalité qui, à Montréal, n'était que de 27.06 par mille de population (7.43 par 1000 à Westmount!) variait de 35 à 40 par mille habitants dans les comtés exclusivement ruraux et atteignait un chiffre particulièrement élevé dans les centres de colonisation comme l'Abitibi et le Témiscamingue—57.5 par mille habitants en ce dernier endroit. Des comtés comme Chicoutimi-Saguenay, Lac Saint-Jean, l’Islet, Matapédia, Témiscouata, Montmo­rency, Rimouski, Saint-Maurice et quelques autres enre­gistraient de 40 à 49 naissances par mille de population. En revanche, les comtés urbains restent en-dessous de la moyenne. Ceux où l'élément anglais prédomine, ou forme une partie notable de la population, enregistrent également un chiffre inférieur à la normale. Si nous remontons dans le temps, nous constatons un écart tou­jours sensiblement égal entre le taux de la natalité des centres ruraux et celui des centres urbains. Ici encore c'est une vue d'ensemble qu'il faut prendre : certains centres ruraux, dépassent à peine le chiffre moyen et parfois même ne l'atteignent pas; en retour certaines villes — c'est le cas de Québec en 1923 — enregistrent une natalité légèrement supérieure à la moyenne. Nous ne pouvons naturellement citer des chiffres pour tous les cas; les statistiques officielles sont d'ailleurs à la disposition de quiconque veut les consulter. Mais d'une façon générale, nous le répétons, la campagne fournit un chiffre de naissance sensiblement supérieur à celui de la ville.

 

La décroissance de la natalité dans notre province s'expliquerait donc en partie par le déplacement du gros de la population vers les centres urbains. En tout cas les deux phénomènes se tiennent. La baisse com­mence avec les débuts de la migration dont le tableau reproduit plus haut indique la marche, et s'affirme de plus en plus à mesure que le mouvement migratoire s'accentue.

 

Ainsi se trouve justifiée — du moins au point de vue numérique — la prétention de ceux qui, comme Romier et Galéot, que nous citons en commençant, croient qu'à la campagne et non à la ville, se trouve le véritable ré­servoir de la race, réservoir qui normalement déverse dans les villes son trop-plein. Dans notre cas cependant, si l'on n'entreprend bientôt et si l'on n'entreprend sé­rieusement d'enrayer le mouvement de migration dont nous parlons plus haut, il est clair que ce réservoir ne tardera guère à s'épuiser et, ma foi, ce sera tant pis et pour la campagne et pour la ville. Nous ne sommes pas de ceux qui croient au pessimisme érigé en dogme. Mais encore faut-il que l'optimisme s'appuie sur quelque base, que notre confiance diffère de celle de certain bipè­de à plume qui se croit en sûreté dès lors que, la tête enfouie dans le sable, il ne voit plus ce qui se passe autour de lui. Nous avons beau regarder, tenter même de scruter l'horizon, nous avouons ne reconnaître à aucun signe l'âge d'or qu'on nous annonce depuis si longtemps, qu'on nous affirme même être déjà com­mencé. Nous constatons bien que des capitalistes étran­gers viennent chercher chez nous la fortune. Mais n'est-ce pas précisément parce que trop d'étrangers viennent la chercher ici, que la Fortune ne trouve plus à nous jeter, à nous, les fils du sol, que les miettes de sa corne épuisée? Bien heureux encore quand, pour satisfaire ses plus récents courtisans, elle ne nous reprend pas les faveurs que jadis elle nous avait accordées. On trouverait, croyons-nous, un exemple assez frappant de ce cu­rieux caprice de la belle enchanteresse, si l'on dressait un bilan comparatif de notre agriculture d'aujourd'hui et d'il y a dix ans.

 

*     *     *

 

Nous avons besoin du nombre. La source du nombre, pour nous, c'est la natalité. Il n'en existe pas d'autre. Mais cette source ne continuera de jaillir abondante et saine que si la race garde toute sa vigueur à la fois phy­sique et morale.

 

Or l'expérience de tous les temps enseigne qu'au point de vue de la santé physique, la campagne com­porte des avantages que la ville n'offre pas. « La supé­riorité physique des ruraux n'est pas un privilège de classe mais la conséquence d'un mode de vie. » Le tra­vail aux champs est, en effet, de toutes les occupations, celle qui répond le mieux aux exigences de l'hygiène : grand air et grand soleil. Libre des fumées et des éma­nations de toutes natures qui vicient celle des villes, l'atmosphère des champs nourrit et vivifie l'organisme humain. La pureté de l'air jointe à l'ensoleillement des habitations s'oppose à la propagation des maladies in­fectieuses ou épidémiques que l'entassement des villes cultive souvent comme en serre chaude et répand parfois avec une rapidité que rien n'arrête. L'alimenta­tion saine, composée des meilleurs produits de la ferme, et la régularité du régime de vie favorisent la croissance normale de l'individu et son épanouissement en force et en santé.

 

L'homme des champs, attaché à une besogne rude, la dirige pourtant à son gré et qui dira quelle influence bienfaisante cette liberté exerce sur son organisme phy­sique? Il ne subit aucune contrainte, si ce n'est celle que lui impose, à certains époques, l'urgence des travaux. Mais là encore, la contrainte ne dure-t-elle pas : la sai­son laborieuse est relativement courte. L'automne ra­lentit l'activité sur la ferme et l'hiver apporte une détente durant laquelle la terre se repose et l'homme re­fait ses forces. En tout temps, pourvu qu'il le veuille, le campagnard peut travailler dans des conditions sani­taires à peu près parfaites.

 

Tel n'est pas le cas de l'ouvrier des villes. Tous les jours l'usine le réclame, — l'usine où règne une atmos­phère pauvre en oxygène, mais riche en émanations délé­tères et que ne purifie jamais un rayon de soleil. La nécessité de gagner son pain et celui de sa famille lui commande la vigilance. Du matin jusqu'au soir, il subit la contrainte énervante de la machine qui exige une attention toujours en éveil et, en certains cas, celle non moins déprimante du patron qui demande un effort sans relâche. Les forces peuvent baisser, l'énergie dé­cliner, la nécessité reste la même et le joug ne s'allège pas. A l'ouvrier d'usine, au manoeuvre sans autre res­source que la vigueur de ses muscles, l'hiver n'apporte pas le repos, si ce n'est parfois le repos forcé, le chô­mage, avec ce qu'il signifie souvent de privations et de misères, peu faites, à la vérité, pour restituer ses forces à un organisme fatigué.

 

N'insistons pas: tout cela est chose connue puisque chaque printemps se reforme le défilé des citadins qui vont demander aux champs, à la plage ou à la montagne, un renouveau de vitalité, ou du moins la tranquillité et le repos que la ville leur refuse. Si nombreux pourtant que soient ces déménageurs, ils sont encore des privilégiés. Derrière eux la masse demeure, rivée à son labeur sous le soleil de juillet comme sous les bises de janvier.

 

Demandons plutôt à la statistique un témoignage qui confirme à la fois l'opinion commune et l'enseignement de l'expérience. Le taux de la mortalité d'une façon générale est moins élevé dans les comtés exclusivement ruraux que dans les villes ou dans les comtés où se ren­contrent des centres urbains. La différence toutefois n'est pas aussi marquée qu'on le croirait d'abord. Nous pourrions citer des chiffres: nous préférons renvoyer le lecteur à la remarquable étude que le Dr Joseph Bau­douin confiait il y a quelques mois à la Revue Trimes­trielle, étude qu'il a d'ailleurs résumée dans l'Action française du mois de mars. Il ne faudrait toutefois pas conclure du peu de différence entre le taux de la mor­talité rurale et celui de la mortalité urbaine, que la salu­brité des campagnes n'est qu'un mot vide ajouté à la liste déjà longue des phrases creuses que les propagan­distes à tant la page servent couramment au public. Ar­rêtons-nous plutôt aux deux constatations suivantes : en premier lieu, le taux de la mortalité est effectivement plus élevé dans les villes; le plus ou moins ne change ici rien au fait. En second lieu, les services d'hygiène ne fonctionnent encore que dans les villes. Aucun orga­nisme de cette nature n'a jusqu'ici étendu son action à la campagne. Dans les centres urbains, du moins en certains quartiers, où ces organismes exercent leur action, le taux de la mortalité, notamment de la morta­lité infantile, a baissé sensiblement; néanmoins il reste encore plus élevé qu'à la campagne. Si les écoles d'hy­giène sociale, les dispensaires, les consultations de nour­rissons, les gouttes de lait, les ligues anti-tuberculeuses, qui luttent dans les villes, étendaient leur action aux milieux ruraux, qui dirait dans quelle proportion leur intervention y réduirait le taux de la mortalité? La ville est organisée pour combattre la maladie et la mort, la campagne ne l'est pas. (2) Cependant celle-ci enregistre encore de meilleurs résultats. Cette simple constatation en dit plus long que les plus longues considérations sur les avantages comparatifs de la campagne et de la ville au point de vue de la santé physique. D'ailleurs on admettra volontiers que c'est à la campagne que se recru­tent les sujets humains les plus sains et les plus vigou­reux. Tout aux champs combat la débilité ; tout à la ville y pousse.

 

Est-il besoin de revenir sur l'importance des forces morales dans la formation et la conservation des natio­nalités? Nous serions, certes, fort mal venu à tenter l'aventure : le R. P. Dugré a passé il y a quelques mois par ce chemin et là où il passe, rien ne reste à glaner. Sur l'importance des forces morales, l'histoire nous ap­porte son témoignage. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire de remonter les siècles ni de parcourir le monde : un coup d'oeil de l'autre côté de la frontière suffit. Attaché aveuglément à la conquête de la richesse matérielle et de la puissance économique, le peuple américain méprise les forces spirituelles. Or, que se passe-t-il? La chute de la moralité, la déchéance de la justice et la propaga­tion corrélative du crime outre-frontière arrachaient récemment au président Coolidge et à l'économiste Babson des avertissements qui ressemblent fort à des cris d'alarme.

 

Les coutumes dissolvantes qui sévissent chez nos voi­sins ne rebroussent pas chemin en touchant la fron­tière : elles pénètrent au pays par de multiples canaux dont les moins larges ne sont sûrement pas le cinéma, les journaux, les magasines et le tourisme. Elles se mêlent aux coutumes de même nature qui fleurissent chez nous, et la contagion se répand. Dans les villes, cette contagion trouve un champ fertile, une masse toute préparée à la recevoir et à la propager. De la ville qui en est le foyer, elle étend ses ondes à la campagne par le tourisme et surtout par cette large bouche d'égout que, par euphémisme, nous appelons la presse à sensation.

 

Pourtant la campagne demeure encore et pour plusieurs raisons le principal centre de résistance, le milieu le plus difficilement accessible à la contamination. La large atmosphère des champs, comme elle le fait des fumées et des émanations malodorantes, dissipe, dilue et purifie les souffles malsains, dont le contact énerve les consciences et atrophie les coeurs. Les relations étroi­tes, la quasi fraternité qui unit les campagnards entrave, dans une certaine mesure, la diffusion parmi eux des habitudes libres que la ville cultive. Se connaissant tous personnellement, ruraux et villageois se surveillent en quelque sorte mutuellement et se sentant surveillés, veil­lent sur eux-mêmes. L'unité de foi religieuse par-dessus toute chose exerce une influence salutaire. La paroisse occupe le centre de l'organisation sociale des groupe­ments ruraux ; tout, dans ces milieux, gravite pour ainsi dire autour du clocher. A la paroisse préside le curé, le bon curé de campagne, qui se fait l'ami et le conseiller de tous, du plus humble comme du plus opulent. Son influence rayonne, et plus peut-être que tout le reste contribue au maintien de l'intégrité morale de la grande famille paroissiale.

 

Tel n'est pas le cas dans les villes, où le cosmopoli­tisme sévit. Habitant le même quartier, appartenant à la même paroisse, les citadins vivent bien souvent porte à porte sans se connaître et sans nouer de relations. Cha­cun vaque à sa besogne comme il l'entend, professe la doctrine et observe les coutumes qui lui plaisent sans se préoccuper de son entourage. Une règle unique s'appli­que, en tout cas, prime toutes les autres : la mode, bonne ou mauvaise. Comme toute chose nouvelle, importée ou conçue sur place est invariablement présentée comme étant le dernier mot de la mode, les coutumes les plus affligeantes deviennent bientôt règle générale.

La paroisse n'exerce pas dans les villes la même force de cohésion que dans les centres ruraux. Le curé, fût-il un modèle de dévouement, ne peut arriver à connaître personnellement chacun de ses paroissiens. Il est encore le chef ; il n'est plus, du moins au même degré, le confi­dent, le conseiller, l'ami ; son influence est limitée d'autant. En retour, ces vastes agglomérations composées d'éléments divers par l'origine, par la mentalité et la croyance, constituent un terrain éminemment propre à l'éclosion et à la propagation des courants d'idées, souvent les plus dangereux. Les remous sociaux qui finissent par emporter les foules dans leurs tourbillons, par s'étendre même à tout un pays, prennent naissance dans les villes et bien souvent dans quelques obscurs -réduits comme les villes en comptent d'innombrables.

 

En marge de la paroisse et des oeuvres qui la prolon­gent et la complètent, s'épanouissent, dans les milieux urbains, des organismes : clubs, associations de toute nature, dont certains distribuent à leurs adeptes un en­seignement puisé à tout autre source que le décalogue. Et parmi ces organismes, les moins nocifs ne sont peut-être pas ceux qui affectent la neutralité politique ou religieuse. Même pleinement réalisable, cette neutralité n'aurait-elle pas comme résultat le plus clair d'ériger l'apathie, l'indifférence et l'aveuglement volontaire en tradition, d'atrophier les consciences, d'en briser les ressorts, d'y détruire toute puissance de réaction? Mais cette neutralité n'est le plus souvent qu'une façade der­rière laquelle s'élaborent les doctrines les plus perni­cieuses.

 

La campagne demeure le château-fort et le dernier refuge de la tradition : traditions familiales qui réchauf­fent les coeurs, élèvent les âmes et qui constituent pour ainsi dire le moule où se modèlent des générations toutes pareilles, unies entre elles par un lien qui les rattache à leur plus lointaine origine ; grandes traditions sociales, sol fécond où les vertus collectives croissent et se renou­vellent et qui sont, ainsi que disait Brunetière « comme les racines de l'idée de patrie ». A la campagne et non à la ville se découvre la véritable physionomie d'un peu­ple ; là et pas ailleurs s'épanouissent encore les vieilles familles d'autrefois, les familles-souches, qui sont la pierre angulaire de la société et dont les rameaux multi­ples et vigoureux forment la charpente des nationalités. Elles se perpétuent ces familles dans un cadre qui ne change pas: la terre, les champs, la vieille maison, les arbres séculaires. Elles veillent avec piété sur les nobles traditions, sur les coutumes chargées de sens dont toute leur histoire est tissée et dont leur existence est en quelque sorte imprégnée ; sans en rien changer, sans en rien retrancher, elles les transmettent de générations en gé­nérations, afin que les foyers d'aujourd'hui s'éclairent et se réchauffent au flambeau qui a éclairé et réchauffé le foyer d'autrefois, afin que nul reflet ne se perde de l'idéal qui a illuminé tout un passé de foi ardente, de vertus sereines, de labeur généreux. La voix qui les en­seigne, c'est la voix qui monte (les tombeaux; mêlée à celle qui prie dans les églises, ou qui s'élève, douce et grave, du sein des êtres et des choses, cette voix, ne cesse de redire la leçon éternelle du sacrifice et de l'amour, de la vertu et de l'honneur, de la fidélité à Dieu et à la Patrie. Et dans cette atmosphère saturée de souvenirs, sans effort, les coeurs montent et les âmes s'épanouissent.

 

Dirions-nous la même chose de la ville? Hélas ! la ville canadienne, c'est le tombeau de la tradition : le nomadisme y sévit du premier au dernier jour de l'année; on l'y a élevé à la hauteur d'une institution. Regardons, pour nous en convaincre, le défilé ininterrompu des déménageurs continuellement hantés par le désir de changer de place, de transporter leur foyer du nord au sud, de l'est à l'ouest, du centre à la périphérie. Rien ne les retient; la maison qu'ils habitent ne leur parle ni au coeur ni à l'âme: elle ne les a pas vus naître, elle ne les a pas vus grandir et, pour peu qu'ils en aient le temps, elle ne les verra sûrement pas mourir. Ces noma­des n'ont pas de passé, puisqu'ils n'ont pas de souvenirs et qu'aussitôt vécues, leurs années s'estompent et s'ef­facent dans l'oubli. C'est leur âme qu'ils dispersent ainsi avec leur histoire.

 

Pendant que l'individu s'isole dans le temps, la col­lectivité poursuit le même travail sur un plan élargi. On ne veut pour border nos rues que des murs muets et bien muets. Si l'on découvre, oubliées dans quelque recoin, une maison vénérable, une chapelle pleine d'his­toire, toute bruissante des mille voix du passé, le pie du démolisseur s'acharne aussitôt avec une fièvre sauvage à les saccager et à en disperser les débris, quitte plus tard à en indiquer l'emplacement par une plaque de marbre ou de bronze. On croirait, à la vérité, que nul écho d'autrefois n'est digne de parvenir à nos oreilles.

 

En oubliant les traditions qui faisaient jadis la fierté de nos familles et de notre société, le citadin les a remplacées par d'autres coutumes et d'autres pensées. Les belles manières, les moeurs douces et polies d'autrefois le font sourire, mais il paye volontiers plusieurs dollars pour assister à un combat de boxe ou de lutte, il se pas­sionne pour le dernier spectacle de cinéma et se pâme d'admiration devant une « étoile de l'écran ». Étrange aberration d'esprit faussé, réduit à ne plus penser qu'au jour le jour, à ne plus raisonner que sur des faits isolés, des anecdotes fortuites ! La masse populaire dans les villes ne sait plus écouter la voix du passé, mais elle entend celle du présent; la grande presse la lui fait parvenir quotidiennement : récits faisandés, ragots de cours d'assise, commérages insanes — littérature de ruis­seau, dont elle se gave avec avidité et où elle trouve l'abrutissement, croyant y découvrir la vérité. Il n'est que trop vrai cependant que ce flot de fadaises et d'inep­ties qui s'échappe tous les jours de la presse à imprimer inonde déjà jusqu'à la plus reculée de nos campagnes !

 

On admet généralement assez volontiers que la cam­pagne constitue notre plus riche réservoir de forces phy­siques et morales. Il suffit d'ailleurs d'ouvrir les yeux pour s'en rendre compte. On semble moins disposé — faute sans doute d'y avoir réfléchi — à convenir que du point de vue intellectuel, la campagne constitue éga­lement notre plus précieuse réserve. Il ne s'agit nullement ici de paradoxe. D'ailleurs, la découverte est faci­le dans notre classe intellectuelle, des sujets originaires de la campagne, fils d'agriculteurs ou d'ouvriers campa­gnards. Rares sont chez nous ceux qui ne comptent pas des ruraux dans leur parenté et qui pourraient remonter plus de deux ou trois générations sans aboutir à quelque brave famille de terriens, ouvriers du sol depuis de lon­gues années. Ainsi en est-il partout : chez les ruraux se rencontre le plus souvent la réunion d'un corps et d'un cerveau sains.

 

Mais telle n'est pas précisément la question qui nous préoccupe en ce moment. Plus que la ville et l'usine, les champs et la ferme favorisent-ils la formation intel­lectuelle? Il y a à peine quelques mois, M. Omer Héroux esquissait dans le Devoir une thèse qui répondrait à peu près à cette question, thèse que M. Jules Dorion avait déjà exposée dans l'Action catholique. Nous nous bornerons ici à emprunter à ces deux Messieurs quelques-unes de leurs idées.

 

Et d'abord, il importe de distinguer : il y a connais­sances et connaissances, comme il y a fagots et fagots. La formation intellectuelle ne s'acquiert pas uniquement par le commerce des livres ou des journaux. Elle ne con­siste pas non plus dans la seule faculté de lire et d'écrire, même deux langues, et de pouvoir se démêler plus ou moins dans les calculs et les chiffres. Nous croyons plutôt que lorsqu'on parle de la valeur intellectuelle de la masse populaire, il faut entendre surtout la faculté de raisonner et de raisonner juste. Tel peut savoir à peine lire et écrire et pourtant posséder une rectitude de jugement et une robustesse de raisonnement que ne possède pas tel autre qui étale prétentieusement son bagage de connaissances livresques. Or, ce qui compte chez la masse du peuple, c'est le gros bon sens qui lui permet de se former une opinion, assez juste. A ce point de vue, la ferme constitue une puissante école. L'agriculteur est un chef d'entreprise. Tous les jours il est placé en face de nouveaux problèmes et, pour les résoudre, il doit user de son jugement, il doit raisonner, calculer, comparer, déduire. Cet exercice quotidien assouplit son cerveau, le forme à penser, dresse son esprit à l'observation et à l'initiative. D'un autre côté, la ferme avec ses occupa­tions multiples et variées, est en soi un petit monde; la vie s'y manifeste sous toutes ses formes. Pour être égal à sa tâche, l'agriculteur est forcé d'acquérir une cer­taine habileté dans l'exécution de divers travaux; il sait labourer et ensemencer la terre, mais il sait également construire ses bâtiments et réparer ses instruments aratoires, c'est-à-dire qu'il est, selon le cas, charpentier, menuisier, forgeron ou charron. Naturellement, il n'ex­celle pas dans chacun de ces métiers, mais il peut les exercer avec assez de dextérité pour satisfaire à ses besoins. Au surplus la campagne constitue un champ d'observation autrement plus vaste et plus riche que la ville. C'est là que la nature se révèle dans toute son ampleur et son harmonie, et c'est là que l'homme se familiarise avec une foule de choses devant lesquelles le citadin est bien souvent désemparé.

 

La ville tend à « mécaniser » l'individu. A l'usine, l'ouvrier est commandé par la machine au moins autant qu'il la commande. La spécialisation à outrance dispense l'homme de tout effort de raisonnement et le réduit, en bien des cas, à n'accomplir du matin jusqu'au soir et du premier au dernier jour de l'année, qu'une série de gestes ou de mouvements dans l'exécution desquels l'esprit n'intervient que pour une part infime. En dehors de l'usine, le régime de vie, marqué à l'empreinte du progrès, dispense l'individu de tout effort de calcul: on tourne une clef et, suivant le cas, on obtient de l'eau, de la lumière, de la chaleur, sans avoir à se préoccuper comment l'eau, la lumière ou la chaleur arrivent jusqu'à soi. Le champ d'observation dans les villes est extrê­mement réduit, limité. Vivant entre quatre murs de pierres ou de briques, l'homme n'assiste pas au travail de la nature : le mouvement des saisons, le réveil de la vie végétale au printemps, son épanouissement et son déclin, la vie des animaux et celle des plantes, tout lui échappe. L'attention de l'enfant n'est jamais sollicité [sic] par une foule de petits problèmes avec lesquels, dès leur bas âge, les campagnards se familiarisent. L'enfant dans les villes grandit la plupart du temps sans se préoccuper du pourquoi et du comment des choses.

 

Entrant, après sa journée de travail, à. son foyer, l'ouvrier des villes cherche la distraction dans la lecture des journaux, beaucoup plus rarement dans la lecture des livres et presque jamais dans celles des livres sérieux. Il acquiert de diverses questions, de la politique notam­ment, une connaissance vague, d'ailleurs fort discutable, qu'il ne cherche pas à redresser, à corriger ou à préci­ser, n'étant pas habitué à faire effort de raisonnement. On ne peut guère dire qu'il se forme une opinion; il accepte celle de son journal et quand le journal le plus répandu est celui qu'on sait...

 

Des deux types de connaissances — la connaissance livresque plus généralement répandue dans les villes et la connaissance « transmise de bouche en bouche ou née de l'observation » qui est le lot des campagnards—lequel vaut le mieux? L'idéal est bien de posséder les deux; mais on aurait tort de mésestimer le dernier. Plus for­mateur que l'autre, il est un merveilleux principe de progrès intellectuel.

 

A quelque point de vue qu'on envisage la question, la campagne et son régime de vie affirment nettement leur supériorité. C'est à la campagne que se trouvent véritablement, ainsi que dit Romier, « les sources profondes de la nation ». L'élément rural de la population représente en quelque sorte la stabilité, la continuité, tandis que l'élément urbain donne plutôt l'idée d'une masse toujours en mouvement et en voie de transforma­tion. La nécessité d'une classe rurale prospère et satis­faite ne fait de doute pour personne : le progrès de nos villes en dépend; l'avenir de notre peuple y est intimement lié.

 

(1). Explication de notre temps, Lucien Romier. — Grasset, éditeur, Paris.

 

(2). Une loi votée au cours de la dernière session de l'Assemblée législative prévoit la formation de services sanitaires de comtés, dont bénéficieront les centres ruraux.

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Source : Esdras MINVILLE, « La défense de notre capital humain – ‘Le réservoir de la race’ », dans l’Action française, Vol XV, No 5 (mai 1926) : 258-276. 

                     

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College