L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia
Préliminaires de la Commission Tremblay
Lettre d'Esdras Minville à Maurice Duplessis
et réponse du premier ministre
(1945)
Ce 15 novembre 1945
A l'honorable Maurice Duplessis
Premier Ministre de la Province
Hôtel du Gouvernement
Québec
Monsieur le Premier Ministre,
Plus j'étudie les propositions de la conférence fédérale-provinciale, plus je suis frappé, voire effrayé de l'étendue du travail à accomplir pour y répondre convenablement.
Depuis des années, comme vous le disiez vous-même l'autre jour en public, Ottawa affecte des équipes de spécialistes et de techniciens de toutes catégories à la préparation de ses projets. Les propositions qui vous ont été soumises à l'ouverture de la conférence procèdent sans doute de vues politiques et de théories économico-sociales discutables, mais s'appuient sur une documentation énorme et présentée avec la préoccupation évidente de forcer la conviction. Prendre connaissance de cette documentation est déjà en soi un gros travail ; l'analyser et la rétorquer est une tâche bien plus considérable encore.
Sans doute, pourrions-nous nous contenter d'un mémoire qui rappellerait les fondements historiques de la Confédération, les raisons particulières de la province de Québec de se refuser à tout affaiblissement de son autonomie et opposerait une fin de non-recevoir aux projets du gouvernement central. Mais cela n'impressionnera pas beaucoup les gens d'Ottawa, retranchés derrière leur dossier documentaire et déterminés à faire triompher leurs vues. Cela surtout n'impressionnera pas beaucoup notre propre population dont la foi en l'autonomie de la province a besoin d'être éclairée et raffermie. Or l'occasion me semble on ne peut plus opportune de refaire son opinion sur un point d'importance vitale pour elle. Vous la déclariez avec raison, il y a quelques jours: le péril est à l'heure actuelle plus grave qu'il ne le fût en aucun moment de notre histoire. Mais si la situation est périlleuse, cela ne tient pas plus à la violence de l'attaque qu'à la faiblesse de la résistance que nos propres gens sont prêts à y opposer. Des appels réitérés à un canadianisme niveleur ont faussé les perspectives ; des réclamations mal étudiées en faveur de réformes économico-sociales mal conçues ont fini par faire prédominer dans l'esprit des classes populaires le souci du bien-être matériel sur la sauvegarde des valeurs culturelles et morales à cause desquelles pourtant nos ancêtres ont en 1867 exigé le régime fédératif. A moins d'un puissant plaidoyer qui replace la question sous son vrai jour et refasse l'opinion, je crains que dans nos propres milieux on ne vous reproche de n'avoir pas cédé aux pressions fédérales. Voyez l'attitude de certains groupements ouvriers touchant les lois du travail ; voyez surtout l'empressement avec lequel les allocations familiales — fausses pourtant au point de vue sociologique et au point de vue constitutionnel — ont été accueillies. Une seule critique: le taux décroissant. Comme si l'on désirait que la ficelle qu'Ottawa s'est ainsi mise entre les mains fût encore plus puissante !
II importe, à mon avis, que la Province présente à Ottawa un mémoire aussi fortement charpenté et aussi puissamment étayé que les propositions fédérales le sont elles-mêmes : histoire, droit constitutionnel, sociologie, fiscalité et finance, tous les aspects du problème étudiés à fond et présentés en un document appuyé lui-même sur une solide et complète documentation. Encore une fois, il ne s'agit pas simplement d'opposer une vigoureuse résistance, il s'agit de disposer notre population elle-même à appuyer de toutes ses forces cette résistance.
Eh bien! en regard du travail envisagé sous cet angle, les quelques techniciens actuellement à l'oeuvre font réellement pitié. Nous sommes trois à Montréal, cinq ou six à Québec, tous pris à nos besognes propres et ne consacrant aux travaux de la conférence que ce que le train-train quotidien nous laisse de temps libre. Pour faire dans ces conditions un travail de l'envergure que les circonstances me paraissent imposer, il va nous falloir un temps inimaginable — d'autant plus long que nous sommes tenus d'envisager des points de vue avec lesquels nous ne sommes pas familiers : histoire, droit constitutionnel, etc.
Aussi bien, je me demande si la suggestion qui vous a déjà été faite, je crois, ne serait pas la meilleure : nommer une commission assez représentative tant par le nombre que par la réputation de ses membres pour frapper fortement l'opinion publique : historiens, juristes, économistes, sociologues, comptables, statisticiens, et lui confier la préparation d'un mémoire complet : analyse des propositions fédérales, et exposé des contre-propositions provinciales, celles-ci conçues elles-mêmes en regard des besoins propres de la Province et des besoins généraux du Canada. Après avoir élaboré son plan d'ensemble, cette commission se partagerait en comités selon les sujets à étudier, puis en séances plénières périodiques, conseillerait les différentes études. Elle disposerait, il va sans dire, du personnel voulu pour exécuter le travail et se tiendrait en relations constantes avec vous et votre cabinet.
Et tant que dureraient ces travaux, une campagne de propagande par le journal et la radio ferait contrepoids à la propagande fédérale, en marche depuis des années et dont le ton s'accélère et s'accentue depuis l'ouverture de la conférence. La commission Rowell-Sirois a tenu l'affiche pendant des années ; les comités dits de reconstruction nous en ont mis plein les yeux durant toute la guerre. Rien d'étonnant si les masses populaires, n'entendant qu'un son de cloche, se laissent peu à peu « fédéraliser ». Il faudrait renverser le courant par une propagande puissamment orchestrée.
Vous vous mettriez ainsi en état de déposer à Ottawa un dossier assez rigoureusement constitué pour forcer le gouvernement fédéral à la défensive. Là est le point important. Tant qu'Ottawa aura l'initiative, il donnera l'impression d'être le plus fort et aura chance de l'emporter dans l'esprit d'un certain public. Et tant que les provinces qui croient avoir à se plaindre du fonctionnement de l'économie canadienne ne sentiront pas que les autonomistes comprennent la situation et sont capables d'y remédier, elles auront tendance à se confier au fédéral. Mais si les grandes provinces prennent l'initiative et proposent des solutions qui sauvegardent leur autonomie tout en répondant aux exigences générales du pays, l'accord des provinces contre la centralisation est possible. Pareille attaque cependant demande une forte préparation.
Mais l'enjeu en vaut da peine. La conférence fédérale-provinciale prendrait du coup dans l'esprit de la population une si haute signification que nul n'oserait plus s'en faire un argument de politique partisane. Du point de vue national, vous prendriez vous-même figure du chef qui, conscient de la gravité des circonstances, mobilise et coordonne les énergies de la nation et en prend lui-même la direction. C'est un rôle qui ne manque pas d'éclat.
Ma proposition vous étonnera peut-être. Je crois en toute conscience devoir vous la soumettre. Personnellement, je suis prêt à travailler, mais la tâche comme je l'aperçois dépasse les forces d'un seul homme, voire de quelques-uns, fussent-ils les mieux disposés. Une sorte de ralliement de toutes les énergies utilisables ne serait pas de trop.
Veuillez recevoir, Monsieur le Premier Ministre, l'assurance de ma haute considération.
Esdras Minville
Réponse de M. Duplessis
PERSONNELLE
Québec, le 16 novembre 1945.
Monsieur Esdras Minville, directeur
Ecole des Hautes Etudes Commerciales,
535, avenue Viger,
Montréal.
Cher monsieur Minville,
Je viens de recevoir votre lettre en date du 15 novembre courant, au sujet de la Conférence inter-gouvernementale canadienne.
Comme vous l'écrivez si bien, les problèmes à étudier et à résoudre, si possible, sont d'une telle envergure et d'une telle complexité qu'ils requièrent énormément de travail, beaucoup de préparation et beaucoup de soin. Vous avez également raison de vouloir faire contrepoids à la longue, tenace et perfide propagande des centralisateurs.
Le comité d'étude que vous suggérez est très intéressant mais il comporte certaines difficultés et plusieurs désavantages qu'il serait nécessaire de bien peser, je crois, avant d'en arriver à une décision définitive à ce sujet. Je partage évidemment votre opinion sur la nécessité d'avoir le personnel nécessaire et la collaboration de plusieurs experts. Je suis convaincu qu'à la reprise de la conférence aucune décision définitive ne sera prise ou ne pourra raisonnablement et effectivement être adoptée.
Dans le plus court délai et aussitôt qu'humainement possible, nous pourrons nous rencontrer pour discuter ces questions sous tous leurs angles. Je comprends que, dans l'intervalle, vous voudrez bien continuer le travail que vous avez commencé.
Veuillez agréer mes amicales salutations.
Cordialement,
Maurice Duplessis
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Source : « Les préliminaires de la Commission Tremblay », dans L’Action nationale, Vol. LXV, Nos 9-10 (mai-juin 1976) : 794-799.
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