Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Août 2005

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Mgr Briand: Loyalisme ou Révolte

 

[Ce texte a été écrit par Dom Guy Marie OURY et fut publié en 1985. Pour la référence précise, voir la fin du document.]

[...] La Révolution américaine va constituer une rude épreuve pour le clergé et le peuple, et Mgr Briand peinera à maintenir son vaisseau sur la route qu'il a choisie, contre vents et tempêtes.

 

En 1770, il y eut à New York une bataille entre soldats et habitants, et une fusillade à Boston. En 1774, à l'automne, se réunit un premier Congrès continental où douze colonies sont représentées. Et l'année 1775 voit déjà s'instaurer l'état de guerre entre les colonies et l'Angleterre.

 

En l'absence d'écrit significatif, il est difficile de se faire une idée de la pensée politique à laquelle obéissait l'évêque de Québec; il était arrivé trop tôt en Canada (1741) et d'un milieu trop profondément terrien et provincial pour avoir été touché sérieusement par les idées nouvelles. Elles lui étaient étrangères. En revanche on peut se demander s'il n'avait pas adopté plus ou moins l'espèce d'Utopie qui forme le livre X° du Télémaque de Fénelon : ce programme de réformes proposé au duc de Bourgogne, qui aurait dû hériter du royaume de France à la mort de son grand père Louis XIV. Le programme de gouvernement proposé par Mentor à Idumée pour le royaume de Salente est, en fait, très proche de celui des monarques éclairés. La constitution reste fondamentalement aristocratique, mais elle tend vers une sorte de socialisme au dirigisme abusif, où tout est ordonné à un idéal d'aisance dans le respect des lois, excluant la trop grande richesse au même titre que la pauvreté; la vie est strictement réglementée en vue d'assurer le bonheur des peuples, conformément aux impératifs de la conscience chrétienne. Dans la mesure du possible, même, la guerre est mise hors la loi et l'impérialisme sévèrement condamné. D'autres idées de Fénélon sont éparses dans l'ensemble du livre, mais l'on trouve là, ramassé, un programme de réforme politique et sociale, conçu en réaction contre les abus de la France du grand siècle, qui a exercé une influence sur le XVIIIe siècle, particulièrement dans le clergé. La conduite de Mgr Briand semble plus d'une fois s'y référer.

 

Que le premier Congrès américain de 1774 ait mis en cause l'Acte de Québec («Nous ne pouvons nous empêcher d'être étonnés qu'un Parlement britannique ait consenti à donner une existence légale à une religion qui a inondé l'Angleterre de sang, et répandu l'hypocrisie, la persécution, le meurtre et la révolte dans toutes les parties du monde (1).») ne pouvait qu'aliéner absolument l'évêque à la cause des révolutionnaires américains. Ce n'est pas leur première Déclaration des droits de l'homme qui pouvait contrebalancer de façon satisfaisante une telle manifestation publique d'intolérance à l'égard de l'Église catholique.

 

L'adresse du Congrès de 1774 aux Canadiens sonnait étrangement après cette première protestation contre l'Acte de Québec; plus que d'illogisme, on est tenté d'accuser les Amé­ricains d'une duplicité peu en harmonie avec leurs prétentions d'innocence et de franchise. Mgr Briand en fut mal impressionné. C'était de la part du Congrès une lourde faute que ce double jeu, fruit sans doute de ses contradictions internes.

«Saisissez l'occasion que la Providence elle-même vous présente, disait l'Adresse aux Canadiens. Osez être libres. Nous connaissons trop bien les sentiments généreux qui distinguent votre nation pour croire que la différence de religion vous détourne de faire alliance et amitié avec nous. Vous n'ignorez pas qu'il est de la nature de la liberté, d'élever au-dessus de toute faiblesse ceux que son amour unit pour la même cause. Les cantons suisses fournissent une preuve mémorable de cette vérité; ils sont composés de catholiques et de protestants, et cependant ils jouissent d'une paix parfaite; grâce à cette concorde qui constitue et maintient leur liberté, ils sont en état de défier et même de détruire tout tyran qui voudrait la ravir (2) »

 

Un tel langage aurait été plus facilement entendu en Loui­siane qu'au Canada. Car ici les griefs contre les Anglais d'Amérique étaient plus profondément ancrés que ceux contre les Anglais d'Angleterre. L'élément religieux, héritage des origines où il avait joué un rôle déterminant dans la formation de la colonie, était indiscutablement plus important au Canada qu'en Louisiane; il donnait à la colonie une imperméabilité plus grande aux sollicitations venues des voisins du Sud.

 

L'adresse aux Canadiens allait trouver un écho, certes, mais non créer l'unanimité d'un mouvement populaire. Elle se heurta à de fortes résistances. «Serment de rebelle, autant en emporte le vent», écrivait G. de Tonnancour à La Corne, en octobre 1776.

 

Le 10 mai 1775, l'ancien Fort-Carillon, le Fort Ticonderoga tombait entre les mains des troupes du Congrès; la frontière de l'ex-Nouvelle-France était violée. La frontière de la nouvelle Province de Québec se trouvait beaucoup plus au nord, à l'extrémité septentrionale du Lac Champlain. Les troupes américaines ne s'arrêtèrent pas là, bien décidées à conquérir le Canada, mal gardé par quelques garnisons britanniques, et à l'entraîner dans leur révolte.

 

L'évêque dicta alors un mandement qui définissait la ligne de conduite qu'il voulait voir adopter par tous les Canadiens catholiques : «Une troupe de sujets révoltés contre leur légitime souverain qui est en même temps le nôtre, vient de faire irruption dans cette province, moins dans l'espérance de s'y pouvoir soutenir, que dans la vue de vous entraîner dans leur révolte, ou au moins de vous engager à ne pas vous opposer à leur pernicieux dessein. La bonté singulière et la douceur avec laquelle nous avons été gouvernés de la part de Sa Très Gracieuse Majesté le roi George III depuis que, par le sort des armes, nous avons été soumis à son empire, les faveurs récentes dont il vient de nous combler, en nous rendant l'usage de nos lois, le libre exercice de notre religion et en nous faisant participer à tous les privilèges et avantages des sujets britanniques (l'Acte de Québec) suffiraient sans doute pour exciter votre recon­naissance et votre zèle à soutenir les intérêts de la couronne...»

 

Il y avait en effet prudence à ne pas s'engager dans une aventure dont l'issue était incertaine, au risque de se voir privés, en cas d'échec, des avantages très positifs qui venaient tout juste d'être obtenus. Mais Mgr Briand ne s'en tient pas à ces considérations d'ordre purement temporel et d'opportunité; il rappelle des devoirs religieux qui lui semblent infrangibles :

 

«Mais des motifs encore plus pressants doivent parler à votre coeur dans le moment présent. Vos serments, votre religion vous imposent une obligation indispensable de défendre de tout votre pouvoir votre patrie (le Canada) et votre roi (George III)». Dans la civilisation contemporaine, la notion de fidélité au serment est pratiquement oubliée; l'argument semble faible, tant le serment est aujourd'hui dévalué; mais il n'en allait pas encore ainsi sous l'Ancien Régime qui n'avait pas coutume de l'exiger à la légère et de le prononcer sans conviction. Le parjure est une honte et une faute irrémissible. Les hommes du XVIIIe siècle sont encore proches de la notion médiévale de fidélité sur laquelle était fondée la société elle-même.

 

«Fermez donc, chers Canadiens, les oreilles et n'écoutez pas les séditieux qui cherchent à vous rendre malheureux, à étouffer dans vos coeurs les sentiments de soumission à vos légitimes supérieurs que l'éducation et la religion y avaient gravés.»

 

Et il encourage ses diocésains à ce qu'ils avaient toujours fait contre les Américains sous le Régime français, ou contre les menaces Indiennes, servir dans la milice:

 

«Portez-vous avec joie à tout ce qui vous sera commandé de la part d'un gouverneur bienfaisant (Carleton) qui n'a d'autres vues que vos intérêts et votre bonheur. Il ne s'agit pas de porter la guerre dans les provinces éloignées: on vous demande seulement un coup de main pour repousser l'ennemi et empêcher l'individu dont cette province est menacée. La voix de la religion et celle de vos intérêts se trouvent ici réunies, et nous assurent de votre zèle à défendre nos frontières et nos possessions.» (22 mai 1775) (3).

 

La réponse à l'appel épiscopal ne fut pas débordante d'enthousiasme. L'Acte de Québec avait favorisé les classes dirigeantes, les seigneurs et le clergé; la noblesse répondit dans son ensemble; à la différence de celle de France, elle n'éprouvait pas de sympathie pour les insurgés et se montra résolue à défendre son sol et son nouveau Roi; du côté du clergé, il n'y eut pas de grosses résistances à la direction imprimée par l'évêque; mais du côté des habitants, les sympathies allaient assez généralement du côté des colons anglais; le nombre de ceux qui prirent les armes avec eux et les suivirent dans leur révolte n'est pas important; mais l'insurrection elle-même fut bien accueillie; plusieurs acceptèrent des commissions d'officiers de milice; on se prêta volontiers aux réquisitions des envahisseurs pour la construction de chemins, de retran­chements, pour la fourniture des provisions; il s'est presque toujours trouvé quelqu'un pour afficher les ordres des rebelles.

 

Il y eut même des mutineries ouvertes contre les autorités anglaises, contre les seigneurs qui adoptaient leur politique, contre les curés.

 

Pouvait-on demander aux Canadiens un loyalisme entier quinze ans seulement après la capitulation? Surtout à un moment où les Anglais établis au Canada étaient eux-mêmes assez portés à faire cause commune avec l'insurrection.

 

La résistance feutrée des Canadiens à la direction que voulait imprimer Carleton, ne changea rien à l'attitude de l'évêque. Il avait adopté en conscience une ligne de conduite de totale loyauté; il croyait devoir l'imposer aux paroisses; au curé de Sainte-Marie de Beauce, il écrit le 4 juin 1775: «Nous avons appris avec une vraie douleur, Monsieur, que les habitants de Saint-Joseph et de Saint-François ont résisté aux ordres du gouverneur. Faites bien entendre qu'outre le péché qu'ils commettent contre leur serment, ils s'exposent à de grandes punitions... Je ne me serais pas figuré que la rébellion et la désobéissance commençât par votre petit endroit. (4)»

 

Le 9 juin la loi martiale était proclamée; le 13, Mgr Briand donnait un nouveau mandement au sujet du rétablissement des milices de paroisses (5). Il se défend de l'accusation d'entraîner les Canadiens dans une guerre qui ne les regarde pas : «On dit que les prêtres prêchent la guerre (contre les Américains). Non, je ne la prêche pas, mais l'obéissance et la subordination, la fidélité au serment et à leur Roi qu'ils ont promise» (Lettre du 1er octobre 1775) (6). Il ne se lassera pas de répéter la même chose sur tous les tons. Bien plus, il met les armes spirituelles dont il dispose au service de la cause qu'il croit juste.

 

Au curé de Lavaltrie, il écrit le 20 septembre 1775 de ne pas administrer les sacrements à ceux qui refusent d'obéir à la loi, parce qu'ils manquent à leur serment (et que ce dernier est essentiellement de nature religieuse). Ce n'est pas aux habitants de juger de ce qu'ils ont à faire dans les circonstances présentes, ils devraient obéir à leurs curés: «Qu'il y a peu de foi en Canada, quoiqu'il y reste encore une écorce de religion! C'est là le sujet continuel de ma douleur et c'est ce qui a fait le sujet principal du mandement de ma troisième visite (pas­torale); cependant je n'ai pas dit un mot de l'affaire présente, sachant que les esprits n'étaient pas en état de recevoir mes instructions avec le respect et la docilité qui leur sont dus (7).»

 

On ne connaissait pas encore la nature exacte de la Révolution américaine, car il s'agissait bien d'une révolution, au sens traditionnel du terme; la déclaration d'indépendance ne surviendra qu'un an plus tard, le 4 juillet 1776, clarifiant d'une certaine manière le problème et révélant les buts sans ambiguïté.

 

Au curé de Saint-Thomas, le 25 octobre 1775, Mgr Briand dévoile la rigueur de sa propre position, de celle qu'il a adoptée comme évêque et responsable de son troupeau; il lui rappelle longuement les enseignements de l'Eglise sur l'obéissance due aux gouvernants; il considère les Canadiens qui ont fait la cause des Bostonnais comme de véritables hérétiques, qui se sont séparés de l'Église par leur conduite; ceux qui ne consentent pas à rétracter leur erreur n'ont plus droit aux sacrements :

 

«Non seulement vous ne devez pas marier, mais même publier les bans de mariage, qu'on ne vous ait promis devant témoins dont vous ferez acte, qu'on se repent de sa conduite passée et qu'on est prêt à obéir, ce dont nous vous chargerons de recevoir le serment qu'ils feront en touchant le crucifix. L'acte sera envoyé (à l'évêché) pour obtenir le permis de publier les bans. Voilà pour le mariage. Quant aux sacrements, vous ne les donnerez point, pas même à la mort, sans rétractation et réparation publique du scandale, ni à hommes ni à femmes; et ceux qui mourront dans l'opiniâtreté, vous ne les enterrez pas en terre sainte sans notre permission, ou si vous les enterrez, ce que nous ne vous défendons pas de faire absolument, vous n'y assisterez qu'en soutane, comme surveillant et sans réciter aucune prière, et les corps n'entreront point dans l'Eglise que nous vous ordonnons de tenir toujours fermée hors le temps des offices. Vous ne recevrez aucune rétribution des messes à dire pour les défunts rebelles. Vous n'admettrez les vivants à aucune fonction ecclésiastique ni de parents, ni de témoins... Vous ferez entendre à vos paroissiens que ce sont des lois de l'Eglise et que je ne puis les changer. Je devrais même mettre toutes les églises et même presque tout le diocèse en interdit. Je suspends (sursois) encore par l'espérance que j'ai qu'on ouvrira les yeux sur les malheurs et temporels et éternels auxquels mes aveugles, mes indociles, mais toujours chers enfants s'exposent, et dont ils seront victimes certainement quelque tournure que prennent les événements (8).»

 

N'eussent été les dernières lignes où l'on sent quelque chose de profondément humain et paternel, les mesures prises paraissent d'une extrême sévérité; elles ne le sont pas plus que celles qui, plus tard en France, frappèrent les militants de l'Action Française et même les lecteurs du journal. Mais ici ces mesures ne sont pas prises à l'échelle du diocèse; elles ne concernent qu'une paroisse où la situation est particulièrement explosive; dangereuse pour les habitants, au jugement de Mgr Briand. Le rejet d'un serment, prononcé solennellement devant Dieu et devant les hommes semble à l'évêque une faute publique très grave qui justifie à ses yeux les mesures portées, indé­pendamment d'ailleurs du Roi auquel il a été prêté; le serment est un serment; le Roi à qui il a été prêté est seul en mesure d'en relever, comme cela s'est produit en 1763 au traité de Fontainebleau.

 

Mais il ne fallait pas trop demander aux Canadiens en de telles circonstances; les premiers succès militaires de 1775, la prise du Fort-Saint-Jean, l'entrée dans Montréal et Trois-Rivières firent beaucoup pour la cause des Américains : que les Anglais se battent entre eux, on saura bien tirer les marrons du feu ! néanmoins ce n'est pas en ennemis que les «rebelles» furent accueillis dans les deux villes canadiennes; leur échec devant Québec le 31 décembre, aida les esprits à retrouver le loyalisme auquel l'évêque les invitait sans se lasser.

 

Mais Mgr Briand avait eu vraiment l'impression, durant quelques semaines, de prêcher dans le désert: «La position de la colonie, mon cher grand vicaire, écrit-il le 5 novembre à M. Montgolfier, me paraît tout à fait triste et son sort bien incertain. La mauvaise volonté des habitants ne fait que se fortifier dans nos cantons, au fur et à mesure qu'il se passe quelque excès d'insolence dans les paroisses. J'écris et je punis. Mais qu'en dit-on? L'on dit que moi et les prêtres avons peur. Quelques-uns reconnaissent et avouent leurs torts, mais ils sont dénoncés; c'est le petit nombre; ils n'osent remuer. Il faudrait des troupes; elles persuaderaient mieux que la Parole de Dieu que nous annonçons. (9) »

 

Il semble évident que l'opinion publique jouait contre les autorités royale et épiscopale; un fossé se creusait entre Mgr Briand et ses diocésains, entre le clergé et le peuple; et l'on peut se demander ce qui serait arrivé si les Américains s'étaient emparés de Québec. L'évêque aurait probablement dû céder la place et se retirer. Dans la ligne qu'il avait adoptée par fidélité aux consignes de Mgr de Pontbriand, il avait montré moins de souplesse et de prudence que celui-ci; il avait mis tout le poids de son autorité épiscopale du côté de Carleton et des Anglais; il est vrai que ceux qu'il avait en face de lui, dans l'autre camp, ne pouvaient pas se réclamer d'une fidélité; c'était à ses yeux des rebelles et des parjures; et l'anti-catholicisme des colons de la Nouvelle-Angleterre était une menace redoutable pour l'Église.

 

L'échec sanglant du 31 décembre 1775 n'amena pas la retraite des troupes américaines; celle-ci ne s'effectua qu'en mai. Pour Mgr Briand la chute de Québec aurait entraîné la ruine de l'Église canadienne; il n'avait pas confiance dans les promesses de tolérance que les envahisseurs avaient faites. La délivrance de Québec et la levée du siège lui semblèrent au contraire le signe de la bienveillance divine. Il raisonne ab­solument comme si le Canada était en fait une province catholique indépendante placée sous l'autorité de la couronne britannique.

 

«Personne de ceux qui ont soutenu notre long siège dans cette ville n'ignore le zèle et le courage des officiers, la constance et la fermeté des soldats (parmi lesquels la milice bourgeoise canadienne alignait ses effectifs) et de nos braves citoyens. Mais... ce ne sont pourtant là que des causes secondes qu'une Providence particulière avait préparées en notre faveur, qu'elle a soutenues, dirigées, animées, moins par la considération de nos mérites que par l'intercession des saints patrons et protecteurs de cette colonie... Fasse le ciel que ce bienfait signalé de la divine Providence pour une ville que nous devons regarder comme le dernier boulevard qui restait à la province et à la religion de nos pères, puisse dessiller les yeux à tous ceux de nos frères que l'esprit d'erreur et de mensonge avait aveuglés (10).»

 

Les termes utilisés, et ils ne sont pas choisis au hasard, font de la défense de Québec une oeuvre providentielle, pour le salut de la patrie canadienne et de la religion catholique; les Anglais et le Roi disparaissent presque de la perspective. C'est la survie du Canada qui seule importe aux yeux de Mgr Briand. D'autres que lui parmi les Canadiens pensaient que celle-ci pourrait être assurée par l'union avec les États qui venaient de proclamer leur indépendance et avaient encore à la conquérir. Lui, est d'un avis opposé; la conservation du Canada tel que l'ont fait les Français et les premiers colons, passe par la soumission et la fidélité à la couronne britannique.

 

C'est la raison pour laquelle il a très peu goûté l'envoi par le Congrès d'une délégation à Montréal pour gagner l'opinion canadienne à la cause de l'Union. La ville était occupée depuis novembre 1775 par les troupes du Congrès: celui-ci crut bon d'envoyer Benjamin Franklin, Samuel Chase et Charles Carroll; Carroll qui était catholique avait amené avec lui son cousin John Carroll, Jésuite jusqu'à la dissolution de la Compagnie, futur Préfet Apostolique de la République en 1784, futur évêque en 1790. Les envoyés du Congrès avaient mission d'exposer aux Canadiens les intentions du gouvernement provisoire sur l'avenir du Canada. La présence du P. Carroll avait pour but de rassurer les catholiques sur les dispositions du Congrès.

 

Les prêtres canadiens firent un accueil des plus réservés au Jésuite en avril 1776; la thèse qu'ils soutinrent devant lui était celle même de l'évêque de Quéubec; on lui rappela que la tolérance dans les provinces insurgées n'était pas encore assurée, que certaines excluaient formellement les prêtres sous les peines les plus sévères, que les missionnaires auprès des Indiens n'avaient pas eu à se féliciter de l'attitude des Américains et que les Acadiens déportés avaient été très mal traités, dans l'ensemble, en Pennsylvanie et au Massachusetts. Les Américains étaient-ils en mesure de présenter aux Canadiens quelque chose de comparable à l'Acte de Québec, contre lequel ils avaient protesté en des termes inacceptables pour des catholiques?

 

Si telle était la position du clergé, les laïcs Canadiens ne la suivaient pas aveuglément; dans la région de Montréal principalement, à Saint-Martin, Sainte-Rose de l'Île-Jésus, Vau­dreuil, il y eut des troubles; les troupes royales eurent plus d'une fois à intervenir pour faire rentrer dans l'obéissance des «paroisses rebelles».

 

Mgr Briand invita ses curés à ne pas passer trop vite l'éponge après le retrait des troupes du Congrès, et à ne pas croire trop vite aux «conversions» qui relevaient plutôt de la palinodie: «Vos prétendus convertis nous eussent vous et moi aussi conduits à la potence et aux galères avec bien de la satisfaction, écrit-il le 30 août 1776 au curé de Saint-François­du-Sud. Leur conduite à notre égard, tandis qu'ils ont espéré que les Bostonnais, ces cartouchiers et ces malandrins détestables l'emporteraient, en est une preuve incontestable (11).»

 

Les termes employés n'appartiennent pas au langage ec­clésiastique; il faut vraiment que Mgr Briand ait eu une piètre idée des insurgés pour les ravaler au rang des voleurs de grand chemin, des brigands de l'espèce la plus noire.

 

«Vous avez trop d'esprit, écrit-il à ses diocésains dans un mandement des plus officiels, pour ne pas apercevoir les fourberies grossières et les plus iniques mensonges dont on s'est servi pour vous faire tomber dans le piège qu'on vous tendait et dans lequel vous avez eu le malheur de donner avec le plus déplorable aveuglement et une sorte de frénésie et de fanatisme (12).»

 

Il ne croit pas possible encore la victoire des colonies révoltées: «Vous imaginez-vous qu'un aussi puissant Empire que le Britannique dont les forces maritimes sont capables de résister, pour ne rien dire de plus, à toutes celles de l'Europe réunies, en aura le démenti et qu'il ne consommera pas son entreprise? Il n'y a qu'un sot entêtement et une grande ignorance qui puisse se le persuader!»

 

Lorsque les Américains parlent de leur guerre d'Indé­pendance, ils la nomment de préférence « Révolution »; et c'est pour cela précisément que Mgr Briand devait la rejeter; il voyait en eux des agents de subversion, soucieux de détruire l'équilibre précaire que le Canada venait de trouver, grâce à sa politique habile et persévérante, et la bienveillance des gouverneurs, Murray et Carleton.

 

Il en allait de l'oeuvre qu'il avait tant peiné à réaliser: «Ils (les Américains) vous ont... présenté le Bill (l'Acte de Québec) comme un attentat à votre liberté, comme tendant à vous remettre dans l'esclavage, à la merci de vos seigneurs et de la noblesse; ils vous ont promis l'exemption des rentes seigneuriales, et vous avez aimé cette injustice; et que vous ne paierez plus de dîmes, et vous n'avez pas eu horreur de cette impie et sacrilège ingratitude envers le Dieu sans la bénédiction duquel ni vos champs ne seraient fertiles, ni vos travaux réussiraient... A quels dangers n'avez-vous pas exposé votre Religion. Quels obstacles n'avez-vous pas mis à votre salut» (13)!... «Si Dieu n'avait pas usé de miséricorde, vous deveniez en peu de temps après la prise de Québec des apostats, des schismatiques et de purs hérétiques, protestants du protestantisme le plus éloigné de la religion romaine et son plus cruel ennemi. Car nulle autre secte n'a persécuté les Romains comme celle des Bostonnais; nulle autre n'a outragé les prêtres, profané les églises, les reliques des saints comme elle; nulle autre n'a attaqué avec de plus horribles blasphèmes la confiance des catholiques en la protection des saints et de la sainte Mère de Dieu comme elle...(14)»

 

Mgr Briand pensait que l'avenir de la Nouvelle-Angleterre serait conforme à son passé, et que si le Canada avait le malheur d'y être intégré, c'en était fini de l'Église. Vision pessimiste d'un futur possible? peut-être! en tout cas, ce sont des considérations uniquement religieuses qui ont dicté son comportement.

 

En l'occurence, cette attitude devait servir les intérêts anglais au Canada. Après 1776, la menace directe d'une action des troupes du Congrès au Canada disparaît. Mais la Révolution américaine avait changé les mentalités et donné le goût de l'indépendance. Le fossé s'était élargi entre les habitants et leur clergé.

(1) Têtu, p. 324-325.

(2) Ibid., p. 325.

(3) Ibid., p. 326-27

(4) AAQ, 22 A, IV, 561, 577.

(5) Mandements des évêques de Québec, II, p. 265.

(6) AAQ, 22 A, IV, 585.

(7) Ibid., IV, 583.

(8) Ibid., IV, 589.

(9) Ibid., 20 A, I, 178.

(10) Têtu, op. cit., p332.

(11) AAQ, 22 A, IV, 599.

(12) Têtu, op. cit., p. 336.

(13) Ibid., p. 339.

(14) Ibid., p. 341.

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Source: Dom Guy Marie OURY, Mgr Briand, Évêque de Québec et les problèmes de son époque, Éditions de La Liberté, 1985, 247p., pp. 184-197.

 

 
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