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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia
David RAJOTTE, Les Jeunes Laurentiens. Jeunesse, militantisme et nationalisme dans le Canada français des années 1940, Mémoire de M. A. (Histoire), Université de Montréal, 2006, xxvi-215p.
Introduction
Plusieurs sociologues et historiens s’entendent pour dire que les jeunes tendent à s’affirmer surtout dans des périodes de changements (1). La crise économique de 1929 créa bien sûr tout un bouleversement à l’échelle mondiale. Les années qui la suivirent virent ainsi la jeunesse d’un peu partout en Occident prendre conscience de sa force et de ses intérêts. De nombreux groupes furent fondés par les jeunes eux-mêmes et d’abord pour eux-mêmes. D’aucuns ont affirmé que la décennie 1930-1939 marque «l’entrée définitive de la jeunesse comme catégorie autonome dans la problématique de changement social (2) ». C’est notamment à cette époque que l’Action catholique spécialisée commença à se manifester au Canada français. Elle allait par la suite connaître une croissance fulgurante (3). Les étudiants se considéraient par ailleurs de plus en plus comme un groupe distinct ayant une influence certaine (4). D’autres jeunes décidèrent plutôt de créer des organisations vouées à des objectifs plus nationalistes. Apparurent notamment les Jeune-Canada et les Jeunesses patriotes. Les premiers apportèrent dynamisme et vigueur à d’anciennes idées, alors que les secondes renouaient avec le séparatisme (5). Pour diverses raisons, aucun des deux mouvements ne vécut cependant plus que quelques années. Ils ne virent pas, pour l’essentiel, la Seconde Guerre mondiale.
D’autres groupes de jeunes droitistes, nationalistes et catholiques nés durant cette période, continuèrent toutefois à prospérer. C’est notamment le cas des Jeunes Laurentiens. Ceux-ci sont les successeurs directs des Jeunesses Saint-Eusèbe, association fondée en février 1936 dans la paroisse montréalaise du même nom. Des jeunes des paroisses avoisinantes s’intéressèrent bien vite à cette organisation. L’été 1939 la vit donc prendre le nom de «Jeunes Laurentiens», lequel lui fut finalement attribué par lettres patentes le 19 mars 1940. Le mouvement connut dès lors une expansion continue. Il s’implanta un peu partout au Canada français: aussi bien en Ontario que dans les principales régions du Québec. En 1943, on décida d’ouvrir l’organisation aux jeunes filles et des sections féminines commencèrent à se fonder. Les Jeunesses laurentiennes (6) finirent par devenir une des associations de jeunesse les plus influentes. À leur apogée, on dit qu’elles comptaient près de 5000 membres. Ayant plus de ressources que les autres groupes de jeunes nationalistes que connut le Canada français, elles eurent même des employés permanents salariés.
C’est entre autres ce qui fit que les Jeunes Laurentiens purent se lancer dans l’action sans contrainte insurmontable. Ils furent actifs dans nombre de secteurs et défendirent les causes les plus diverses. Ils s’engagèrent dans les principales campagnes que connut la décennie 1940. C’est non seulement contre la conscription, mais aussi contre l’immigration massive ou pour l’adoption du fleurdelisé qu’ils militaient. Ce sont leurs activités lors du plébiscite de 1942 qui contribuèrent en fait à les faire connaître. Ils en vinrent à jouer le rôle de meneurs dans les campagnes de pression en faveur du drapeau québécois. Ils consacrèrent même tant d’efforts pour le fleurdelisé qu’ils s’endettèrent au point de se ruiner. Par leur idéologie et leurs prises de positions, les Jeunesses laurentiennes formèrent sans conteste un mouvement de droite. Tout cela fit qu’elles attirèrent rapidement l’attention de plusieurs «aînés». Elles furent notamment consacrées «section cadette» de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Le chanoine Lionel Groulx fut également très tôt un de leurs conseillers les plus sollicités et finit par devenir leur aumônier général.
L’historiographie a négligé les Jeunes Laurentiens même s’ils marquèrent sans conteste le Canada français des années 1940. Très peu d’historiens semblent même comprendre ce qu’ils étaient exactement. L’idéologie, le fonctionnement et les actions du mouvement n’ont pas encore fait l’objet d’une étude approfondie. Les laurentiens ne sont guère plus que mentionnés dans les travaux historiques. Le traitement que l’historiographe leur réserve peut être classé en trois catégories. D’abord, les ouvrages de synthèse sur l’histoire du Québec, qui nomment généralement les Jeunesses laurentiennes sans donner beaucoup plus d’explications. Ainsi Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert parlent du mouvement dans un court chapitre sur le «nationalisme traditionaliste». Les Jeunes Laurentiens sont alors mis en lien avec les Jeunesses patriotes, la revue Vivre et le journal La Nation. Tous ces groupes auraient prôné «la séparation du Québec et sa constitution en un État indépendant de droite, qu’ils se plaisent à nommer la Laurentie (7) ». Cette analyse trop rapide a le tort de ne pas s’appliquer aux Jeunes Laurentiens. En effet, ceux-ci n’optèrent jamais pour l’option séparatiste. Ils parlaient tout au plus d’un «Québec libre dans un Canada libre (8) ».
Les autres grandes synthèses de l’histoire du Québec qui parlent des Jeunes Laurentiens ne rapportent que quelques faits les concernant. C’est ainsi que Jacques Lacoursière dans son Histoire populaire du Québec dit seulement que le mouvement donna son appui au projet d’un drapeau spécifiquement canadien. Il réclamait l’exclusion de l’Union Jack sur le futur étendard du pays (9). Robert Rumilly, quant à lui, rapporte aussi le même genre d’éléments factuels dans les trois derniers tomes de sa monumentale Histoire de la province de Québec. En fait, il s’attarde surtout aux activités anticonscriptionnistes des Jeunesses laurentiennes. Il prend bien soin de noter les différentes conférences auxquelles ces dernières participèrent (10)ou qu’elles organisèrent (11). Il parle aussi du lancement du manifeste des Jeunes Laurentiens (12). S’il raconte que des contemporains montrèrent peu d’enthousiasme face à ce document, il n’en livre pas la teneur.
Les monographies spécialisées offrent le même genre d’information que les synthèses. La plupart rapportent diverses actions ou prises de position des Jeunes Laurentiens sans jamais aller plus loin. Marcel Fournier révèle que les Jeunesses Laurentiennes figuraient sur la liste des organisations «fascistes» publiée dans Cinquième colonne dans le Québec de Fred Rose (13) . Même s’il le fait indirectement, Fournier est alors un des rares historiens tentant de qualifier l’idéologie des Jeunes Laurentiens. Nous considérons pour notre part que ces derniers ne peuvent être considérés comme fascistes. Cette volonté de lier le mouvement au fascisme se retrouve cependant aussi dans d’autres monographies. Des historiens ayant travaillé sur les relations entre le Canada et les Juifs de 1933 à 1948 rapportent notamment que les Jeunes Laurentiens tinrent des débats où des propos antisémites furent échangés. Certains envoyèrent par ailleurs des lettres à des responsables fédéraux de l’immigration pour leur demander de bloquer la venue de juifs au pays (14). Quant à lui, Yves Lavertu affirme que Rosaire Morin, président des Jeunes Laurentiens (15), a signé une pétition demandant le droit d’asile pour Jacques de Bernonville (16) . On se rappelle que ce dernier était un milicien français condamné à mort en France qui avait trouvé refuge au Québec.
Cette même signature est rapportée par Esther Delisle dans un de ses ouvrages largement critiqués. Elle ajoute que les Jeunes Laurentiens de Québec sont responsables d’une conférence de Robert Rumilly donnée au Palais Montcalm (17). Elle parle aussi du père Simon Arsenault, qu’elle qualifie sans plus d’explication de «fasciste entraîné à Rome». Elle avance que ce clerc s’est occupé des Jeunesses laurentiennes (18). Nos recherches dans le fonds Simon Arsenault aux Archives des Religieux de Saint-Vincent-de-Paul ont infirmé cette thèse (19). Dans un autre de ses ouvrages, Delisle prétend que Raymond Berthiaume est cofondateur des laurentiens (20). Nous avons pour notre part noté que Berthiaume s’intéressa plutôt au mouvement quelques années après sa fondation.
Catherine Pomeyrols s’épanche quant à elle sur la création des Jeunes Laurentiennes, qui auraient été une sorte de pendant féminin des Jeune-Canada. Elle avance qu’elles se sont formées autour de Ghislaine Laurendeau (21) . Nous avons consulté les références qu’elle mentionne pour appuyer ces propos et il semble en effet qu’il y eut des Jeunes Laurentiennes dans les années 1930 (22). Il est cependant difficile de savoir ce qu’elles furent exactement. Nous n’avons découvert aucune autre information les concernant au cours de nos recherches. Il est toutefois certain qu’elles n’eurent rien à voir avec celles de la décennie suivante puisqu’elles existèrent avant même la fondation des Jeunesses Saint-Eusèbe. La branche féminine des Jeunesses laurentiennes fut mise sur pied bien après la masculine, soit en 1943. Nous avons par ailleurs constaté que le nom de Ghislaine Laurendeau n’apparaît nulle part dans l’ensemble de la documentation que nous avons amassée. Cette information est donc manifestement à mettre en contexte et à nuancer. Cela n’a toutefois pas empêché Xavier Gélinas de dire, en se référant à Pomeyrols, que le père Thomas Mignault fonda les Jeunes Laurentiens (23). Nous considérons que c’est une affirmation assurément erronée. Nous n’avons trouvé aucun document qui fait mention d’un contact aussi minime soit il entre le premier et les seconds.
Des ouvrages sur l’histoire du catholicisme mentionnent aussi les Jeunes Laurentiens à quelques reprises. On ne traite cependant de cette dernière organisation qu’à l’occasion de ses contacts avec certains groupes de la jeunesse d’Action catholique. Encore une fois, les informations qui nous sont données sur les Jeunesses laurentiennes se révèlent très succinctes et n’aident que très peu à la compréhension du groupe. C’est ainsi que Jean Hamelin affirme que des gens de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française ont fini par se tourner vers les Jeunes Laurentiens. Ces derniers sont alors qualifiés de «mouvement de tendance séparatiste moussé par les Clercs de Saint-Viateur (24) ». L’association longtemps présidée par Rosaire Morin n’était pas indépendantiste, comme on l’a déjà dit. Exception faite de certains aumôniers, nos recherches n’ont par ailleurs trouvé aucun lien entre les Jeunes Laurentiens et les Clercs de Saint-Viateur. Cela n’a cependant pas empêché Louise Bienvenue de reprendre la même affirmation dans son ouvrage sur les jeunes d’Action catholique (25). Elle explique par ailleurs que les Jeunesses laurentiennes invitèrent les mouvements spécialisés à un hommage à Lionel Groulx. Les différents groupes refusèrent cependant d’y assister (26).
Les ouvrages qui parlent le plus des Jeunes Laurentiens sont ceux qui traitent d’une organisation ayant eu de forts liens avec ceux-ci. Dans tous les cas, la nature des informations qui nous sont données ne diffère pas tellement de celle des ouvrages de synthèse ou des autres monographies spécialisées. C’est ainsi que Paul-André Comeau met en lien les Jeune-Canada, les Jeunesses patriotes et les Jeunes Laurentiens. Il précise que ces groupes voulaient «l’indépendance du Canada français et la création d’une Laurentie, vaguement républicaine parce qu’anti-britannique (27) ». C’est une analyse idéologique inadéquate et bien sommaire comme nous l’avons déjà laissé entendre. Bien qu’il ne les lie pas spécifiquement au mouvement, Paul-André Comeau parle aussi de Paul-Émile Robert et de J.-Z.-Léon Patenaude, deux membres éminents des Jeunes Laurentiens. Il explique qu’ils furent des adhérents du Bloc populaire. Paul-Émile Robert fut même le fondateur des «Jeunes Bloc». Comeau ne dit toutefois pas que les succès de ces derniers peuvent peut-être s’expliquer par l’expérience de Paul-Émile Robert, qui fut président des Jeunesses laurentiennes. L’auteur se contredit même lorsqu’il explique le parcours idéologique de Robert et Patenaude. Il prétend, en effet, qu’ils sont venus au Bloc populaire avec comme seule référence politique leur idéal nationaliste (28). Quelques pages plus loin, il soutiendra qu’ils étaient «déjà fortement impliqués dans les organisations nationalistes de l’époque (29) ».
Le livre de Raymond Laliberté apporte aussi plusieurs informations sur les Jeunes Laurentiens. Il cite notamment J.-Z. Léon Patenaude qui s’exprime sur la fondation de ceux-ci. Selon ce dernier, les Jeunes Laurentiens auraient fusionné trois groupes contrôlés et dirigés par l’Ordre de Jacques-Cartier (30) . Ces allégations trouvent leur écho dans la démonstration de Raymond Laliberté, qui rapporte en effet à quelques reprises que l’Ordre de Jacques-Cartier encourageait et soutenait les Jeunesses laurentiennes (31). Il ne précise cependant pas en quoi pouvaient consister ces différents appuis. Aucune référence permettant de le découvrir ne nous est donnée. Les noms de plusieurs membres des Jeunes Laurentiens ayant appartenu à l’Ordre apparaissent toutefois souvent au fil des pages. Les Rosaire Morin et J.-Z. Léon Patenaude reviennent ainsi à plusieurs occasions. Raymond Laliberté parle également quelque peu des affirmations du sénateur T.D. Bouchard concernant l’Ordre de Jacques-Cartier. Après avoir dénoncé le message d’un pamphlet des Jeunes Laurentiens, ce politicien avait affirmé que ces derniers étaient reliés à l’Ordre. Le groupe de jeunes s’empressa évidemment de nier cela (32).
Robert Rumilly dans son histoire de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal parle de temps à autres du groupe de jeunes. La nature des éléments qu’il apporte ne diffère pas des renseignements fournis par les autres auteurs. Il dit d’abord que le mouvement voulut très tôt s’ériger en Saint-Jean-Baptiste des jeunes (33). Il ne précise toutefois pas qu’on finit par acquiescer à cette demande. Cet auteur évoque aussi les actions communes des Jeunesses laurentiennes et de la Société Saint-Jean-Baptiste. C’est ainsi que le groupe de jeunes répandit des feuillets produits par la Société (34) et que des représentants de cette dernière allèrent à des congrès des Jeunes Laurentiens (35). L’auteur relève également la propagande des Jeunes Laurentiens en faveur du fleurdelisé (36) .
Nombre d’études qui traitent des années 1940 au Québec finissent donc par mentionner les Jeunes Laurentiens. En mettant bout à bout les différentes informations qu’on nous fournit, on peut alors arriver à cerner les principaux champs d’action de ces derniers. Encore faut-il bien comprendre qu’ils sont presque toujours liés aux activités du mouvement dans l’arène politique. Les engagements sociaux et économiques des Jeunesses laurentiennes ne sont en effet absolument pas traités par l’historiographie. Il en est de même pour leur idéologie. Il est certain que quelques ouvrages tentent bien de qualifier leur pensée en quelques mots, mais de façon trop brève et généralement erronée. Cette analyse historiographique nous a toutefois mis sur la piste de certains organismes d’importance auxquels les Jeunes Laurentiens étaient liés. Ces liens sont par contre souvent plus constatés ou supposés que démontrés et analysés.
Notre étude tentera de palier cette carence historiographique et de cerner les différentes facettes des Jeunes Laurentiens. Ce sont deux grands thèmes qui nous intéresseront plus particulièrement: leur pensée et leurs actions. Les laurentiens ont développé une doctrine unique qu’ils tentèrent de promouvoir, d’appliquer ou de défendre selon les cas. S’intéresser seulement à leurs idées empêcherait de comprendre leur orientation fondamentale. Ils se consacraient en effet «à l’action pratique sur tous les terrains (37) ». Faire le contraire mènerait à une incompréhension des objectifs visés par les activités entreprises. Leurs idées et leurs actions étaient en fait parfaitement reliées. Les premières précédaient certes les secondes, mais y trouvaient en même temps leur véritable aboutissement. Les activités et la vie organisationnelle influencèrent souvent la pensée du mouvement. Le fait d’être actif pour telle cause faisait par exemple en sorte que les idées qu’elle impliquait étaient mises de l’avant. Pour un temps, on délaissait souvent alors d’autres éléments doctrinaux.
Différentes bornes encadrent bien sûr ce travail. Au point de vue chronologique, nous nous sommes intéressé à une période couvrant essentiellement les années 1938 à 1950. Celle-ci commence avec les derniers temps des Jeunesses Saint-Eusèbe, alors que leurs activités ne sont plus limités à leur seule paroisse, et se termine l’année où le mouvement se saborda. Les Jeunes Laurentiens furent en effet dissous en 1950, minés par les dettes et ayant vu leurs meilleurs éléments drainés vers d’autres associations. Nous n’avons pas fixé de véritable contrainte documentaire à cette étude. Notre objectif était non seulement de consulter l’ensemble des documents du mouvement encore existants, mais aussi ce qu’on produisit les concernant. Nous avons cherché à comprendre les Jeunes Laurentiens tels qu’en eux-mêmes, mais la place qu’ils occupèrent dans leur milieu et l’attention qu’on leur accorda nous apparaissaient également importantes. Le Canada français des années 1940 était composé d’une série de réseaux d’influence et d’actions auxquelles s’intégrèrent les Jeunesses laurentiennes. Comme les actions publiques de celles-ci étaient presque toujours menées conjointement avec d’autres personnalités ou organisations, il fallait de toute façon les intégrer à l’enquête.
Nous avons donc effectué une recherche documentaire assez large. Plusieurs fonds d’archives et publications retinrent notre attention. Puisque contenant des documents émis par la direction et les sections des Jeunes Laurentiens, les fonds Rosaire Morin et Léon Patenaude au Centre de recherche Lionel-Groulx furent dépouillés de façon exhaustive. Notre étude se base d’abord sur eux. Nous avons exploité autant les procès-verbaux et les mots d’ordre que les bulletins d’études du mouvement. Les activités et la pensée des laurentiens furent en outre rapportées ou transmises par quantité de périodiques d’un peu partout au Canada français. Nous en avons donc examiné plusieurs: du Devoir jusqu’au Progrès du Saguenay. Nos recherches furent élargies aux plus importantes associations nationalistes de l’époque, comme nous tentions de comprendre la place qu’occupèrent les Jeunesses laurentiennes parmi elles. Les fonds et publications d’organismes et de personnalités aussi diverses que l’Ordre de Jacques-Cartier, le Comité permanent de la survivance française en Amérique, Lionel Groulx ou encore Pierre Gravel furent ainsi consultés. Les archives de plusieurs Sociétés Saint-Jean-Baptiste ont aussi retenu notre attention.
Les connaissances concernant les Jeunes Laurentiens étant très limitées, c’est essentiellement à des questions de base que nous avons voulu répondre. Nous chercherons ainsi à savoir: quelles étaient les grandes lignes de force de l’idéologie des Jeunesses laurentiennes ; de quels idéologues elles s’inspiraient plus particulièrement ; comment se caractérisait leur recherche identitaire ; comment était structuré le mouvement ; comment cette organisation fonctionna concrètement ; comment caractériser ses membres ; quelles sont les principales actions qu’elle entreprit ; comment on peut qualifier les résultats de ces dernières ; si l’évolution du groupe de jeunes et ses actions vinrent modifier son idéologie. Nous tenterons plus globalement de comprendre comment les interactions entre la pensée, le fonctionnement et les actions du mouvement contribuèrent à sa formation, son évolution et sa disparition.
L’idéologie qui suscita les Jeunes Laurentiens est le traditionalisme canadien-français. On dit du traditionalisme qu’il se pense dans le cadre la modernité et que cette dernière se manifeste sous plusieurs formes. La modernité peut en effet être philosophique et impliquer la liberté et l’égalité des individus. Avec elle, on parle d’anthropocentrisme et la religion devient de plus en plus affaire privée (38). Elle s’accompagne en outre d’un essor technoscientifique. L’homme est parvenu à dominer la nature. La culture de masse s’uniformise par la presse, le cinéma et la radio. Sur le plan politique, la modernité sous-entend la transcendance de l’État et la prédominance de la propriété privée. La bureaucratie et la centralisation sont alors de mise (39). C’est le triomphe de la démocratie et du libéralisme. Le traditionalisme repousse et intègre à la fois la modernité et fait de même avec ces deux dernières manifestations (40). Il se base en outre sur la tradition, c’est-à-dire «l’expérience vivante des siècles (41) ». La tradition est continuité historique et filiation avec ce que le passé peut avoir d’enseignement constant. Elle est une manière d’agir ou de penser transmise de génération en génération.
Le traditionalisme n’est cependant pas une acceptation sans réserve de la tradition. Il est plutôt une interrogation sur ce qui mérite d’être conservé à la lumière d’un examen critique (42). Le traditionalisme ne peut en outre se passer d’une tradition de référence. Celle-ci est une «particularisation nationale de la tradition universelle», comme le dit Pierre Trépanier (43) . Il existe donc une tradition purement canadienne-française qui peut être assimilable au nationalisme. La nation peut en effet devenir une tradition en elle-même. Elle est alors une forme de cohésion et de solidarité sociale transmise de père en fils. Le nationalisme devient la défense de cette tradition nationale. C’est pourquoi on peut parler de nationalisme traditionaliste ou de traditionalisme nationaliste. Les Jeunes Laurentiens furent de dignes représentants du nationalisme traditionaliste canadien-français. Par lui, on peut comprendre l’essentiel de ce qu’ils pensèrent ou firent. S’ils se sont formés, c’est d’abord et avant tout pour mieux servir cette idée. Leur structure particulière, les relations qu’ils entretinrent avec d’autres groupes et leurs actions s’expliquent par cette volonté.
C’est en prenant cela en considération que nous avons construit le plan de notre étude. Celle-ci comprend en fait deux grandes parties, composées chacune de deux chapitres. La première partie traite de la pensée des Jeunes Laurentiens. Dans cette histoire intellectuelle, le nationalisme traditionaliste occupe une place fondamentale. Comme les idées ont suscité l’organisation, c’est ensuite à l’étude de cette dernière que nous passerons. Nous examinerons les Jeunesses laurentiennes dans leur structure, leur fonctionnement, leurs relations avec les autres et leurs actions. Nous verrons alors comment le nationalisme traditionaliste s’est traduit concrètement. Dans tous les cas, c’est d’abord une analyse thématique qui sera privilégiée. Lorsque cela s’avérera nécessaire, quand il y a par exemple une évolution quelconque, le chronologique sera également intégré à la démarche.
Le premier chapitre s’intéressera plus particulièrement à l’idéologie des Jeunes Laurentiens. Nous verrons comment le nationalisme traditionaliste était au centre de leur système de pensée. C’est par lui qu’on peut en fait expliquer plusieurs des prises de position du mouvement. Les laurentiens pouvaient ainsi défendre aussi bien la langue que les droits des Canadiens français à travers le pays. D’un point de vue socioéconomique, le mouvement préconisait essentiellement la doctrine sociale de l’Église. Il se montrait critique du libéralisme et pourfendeur du communisme. Il fut par ailleurs un ardent promoteur du coopératisme. Les Jeunesses laurentiennes furent évidemment des catholiques pratiquants. Ces divers éléments font que l’association se classe nécessairement à droite. Chacun des grands points de l’idéologie de la droite canadienne-française présentés par Xavier Gélinas (44) se trouve chez les Jeunes Laurentiens. Ces derniers furent donc résolument antimodernes au sens philosophique du terme, étant donné leur théocentrisme. Ils furent également critiques des autres types de modernité dans la mesure où ils pouvaient desservir les intérêts des Canadiens français.
Ce chapitre s’intéressera en outre aux différentes influences intellectuelles subies par les Jeunes Laurentiens. Ceux-ci ne furent pas seulement attirés par la doctrine sociale de l’Église. Ils se référaient aussi à plusieurs idéologues. Ils répétèrent ainsi à plusieurs reprises que Lionel Groulx était leur grand maître à penser. Ils se sont aussi intéressés aux idées de Richard Arès, d’Esdras Minville et de François-Albert Angers. Les laurentiens sont en fait largement tributaires de l’école de pensée traditionaliste canadienne-française. Certains auteurs européens reçurent aussi leur aval. Dans l’ensemble, le mouvement était cependant beaucoup plus tourné vers les penseurs canadiens-français que vers leurs collègues d’outre-Atlantique. Il intégra et étudia chacun d’entre eux de manière différente.
Le deuxième chapitre se penchera plutôt sur la recherche identitaire des Jeunes Laurentiens. Ces derniers étaient parfaitement conscients d’être jeunes. Ils avaient même leur propre définition de la jeunesse et prétendaient souvent parler en son nom. C’est même ce qui faisait qu’ils se considéraient comme une organisation à part et à certains égards plus utiles que les associations «aînées». Dans l’ensemble, cette construction identitaire ne s’est toutefois pas établie dans un conflit avec les vieux nationalistes. Les Jeunesses laurentiennes avaient également une conception assez traditionnelle de la femme. Ils croyaient qu’elle se devait d’être mère et de rester au foyer. Ils pensaient par contre que les femmes avaient droit à une éducation nationaliste. Elles avaient en effet leur rôle à jouer dans la vie de la nation. C’est pourquoi on décida de créer les Jeunes Laurentiennes.
Le fonctionnement des Jeunes Laurentiens nous intéressera par la suite. C’est autant la structure et les relations de pouvoir que les problèmes organisationnels qui seront explicités. Le mouvement adopta en effet un mode d’organisation particulier. Afin de maximiser ses activités, il répartissait notamment les tâches et les confiait à des sous-groupes. Il attira des personnes aux formations et aux intérêts très divergents. Les raisons d’entrer dans celui-ci furent donc différentes d’un individu à l’autre. Les interactions avec d’autres individus et organisations seront également précisées. Agissant en société, les Jeunes Laurentiens entretinrent des relations avec plusieurs de leur contemporains. Ils collaborèrent avec les principaux groupes de jeunes nationalistes et catholiques qui existaient alors. Plusieurs personnalités occupèrent un rôle à l’intérieur même de l’organisation. D’autres décidèrent de l’appuyer. Les Jeunes Laurentiens reçurent ainsi l’aval de personnalités tels Esdras Minville, François-Albert Angers ou encore Pierre Gravel. Nombre de Sociétés Saint-Jean-Baptiste, l’Ordre de Jacques-Cartier et le Comité permanent de la survivance française en Amérique leur donnèrent par ailleurs leur bénédiction.
Ce sont enfin les actions dans lesquelles se lancèrent les Jeunes Laurentiens qui nous occuperont dans le quatrième et dernier chapitre. Autant les efforts pour mettre en pratique l’idéologie que pour faire avancer des intérêts face aux différents pouvoirs publics retiendront notre attention. Certains objectifs durent en effet parfois être défendus ou promus auprès de gouvernements ou d’administrations à la manière d’un groupe d’intérêt. Les Jeunesses laurentiennes œuvrèrent en fait dans les principales campagnes nationalistes qui marquèrent le Canada français des années 1940. Nous verrons cependant que la plupart se soldèrent par un échec relatif.
(1) Voir, entre autres: Joël Colton, «Définition de la jeunesse et des mouvements de jeunesse. La jeunesse et la paix», dans Denise Fauvel-Rouif dir., La Jeunesse et ses mouvements : influence sur l'évolution des sociétés aux XIXe et XXe siècles. Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1992, p. 3-13. (2) Jean-Marie Fecteau, «Les jeunes et leurs mouvements au Québec des 19e et 20e siècles: quelques jalons pour une analyse historique», dans Ibid., p. 324. (3) Voir: Louise Bienvenue, Quand la jeunesse entre en scène: l’Action catholique avant la révolution tranquille, Montréal, Boréal, 2003, 291 p. et Lucie Piché, Femmes et changement social au Québec : l'apport de la Jeunesse ouvrière catholique féminine, 1931-1966, Québec, Presses de l'Université Laval, 2003, xxii, 349 p. (4) Voir: Karine Hébert, La construction d'une identité étudiante montréalaise (1895-1960), thèse de Ph. D. (Histoire), UQAM, 2002, 359 p. et Paul Axelrod, Making a Middle Class: Student Life in English Canada during the Thirties, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1990, 269 p. (5) Denis Chouinard, Les Jeunes-Canada: un mouvement contestataire des années 1930, mémoire de M.A. (histoire), Université Laval, 1984, 172 p. et Michèle Larose, Les Jeunesses patriotes et «la nation»: un courant politique d’extrême droite au Québec, 1934-1939, mémoire de M.A. (histoire), UQAM, 1984, 164p. (6) Jeunes Laurentiens et Jeunesses laurentiennes sont des synonymes que nous emploierons indistinctement dans cette étude. Sauf mention contraire, les deux termes incluent les adhérentes féminines. (7) Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, Histoire du Québec contemporain, tome 2, le Québec depuis 1930, Sillery, Boréal Express, 1986, p. 111. (8) Manifeste des Jeunes Laurentiens, s.l., 1942, p. 8. (9) Jacques Lacoursière, Histoire populaire du Québec, tome 4, 1896 à 1960, Sillery, Septentrion, 1995, p.334. (10) Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec, vol. 39, Le plébiscite, Montréal, Fides, 1969, p.216. (11) Id., Histoire de la province de Québec, tome 40, Le Bloc populaire, Montréal, Fides, 1969, p. 95 et Id., Histoire de la province de Québec, tome 41, Duplessis reprend les rênes, Montréal, Fides, 1969, p.165. (12) Id., Histoire de la province de Québec, tome 40, p. 95. (13) Marcel Fournier, Communisme et anticommunisme au Québec (1920-1950, Montréal, Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979, p. 94. (14) Irving Abella et Harold Troper, None is too Many: Canada and the Jews of Europe, 1933-1948, Toronto, Lester et Orpen Dennys, 1986, p. 163. (15) Nous mentionnerons souvent des dirigeants ou des membres des Jeunes Laurentiens lors de cette étude. Nous avons donc créé plusieurs annexes pour préciser qui faisait quoi dans le mouvement: l’annexe A donne les noms des différents dirigeants masculins ; l’annexe B ceux des présidentes ; l’annexe C recense plusieurs membres masculins et l’annexe D nombre d’adhérentes féminines. (16) Yves Lavertu, L'affaire Bernonville : le Québec face à Pétain et à la collaboration (1948-1951) , Montréal, VLB Éditeurs, 1994, p. 144. (17) Esther Delisle, Mythes, mémoire et mensonge: l’intelligentsia du Québec devant la tentation fasciste, 1939-1960, Montréal, Éditions Multimédia R. Davies, 1998, p. 92-93. Cette conférence correspond essentiellement à la brochure La vérité sur la résistance et l’épuration en France écrite par le même Robert Rumilly. (18) Ibid., p. 39. (19) Les documents concernant les Jeunes Laurentiens qu’il possédait furent produits ou lui furent envoyés pour une conférence qu’il n’a finalement jamais donnée. Peu avant notre passage, le responsable des Archives des RSV avait en outre interrogé Mgr Couture, ancien archevêque de Québec, qui a travaillé avec le père Arsenault. Le prélat croit apparemment qu’il est très peu probable que ce dernier ait été un proche des Jeunes Laurentiens ou d’organisations du même type. Entrevue avec le père Noël Béland, archiviste des Religieux de Saint-Vincent de Paul, 13 septembre 2005. (20) Esther Delisle, Essais sur l’imprégnation fasciste au Québec, Montréal, Varia, 2002, p. 47. Voir l’annexe C pour des informations sur Berthiaume. (21) Catherine Pomeyrols, Les intellectuels québécois: formation et engagements, 1919-1939, Paris/Montréal, L’Harmattan, 1996, p. 278. Coll. «Le monde nord-américain, histoire – culture – société». (22) CRLG, Lettre de Thomas Mignault à André Laurendeau, 22 juillet 1935, p. 2 et 3, Fonds André Laurendeau,P2/A,22 et CRLG, Lettre du même au même, 15 février 1936, p. 2, Fonds André Laurendeau, P2/A,27. (23) Xavier Gélinas, La droite intellectuelle québécoise et la révolution tranquille (1956-1966), thèse de Ph. D. (Histoire), Université York, 2001, p. 135. (24) Jean Hamelin, Histoire du catholicisme québécois, volume 4, Le 20e siècle, tome 2, 1940 à nos jours, Montréal, Boréal Express, 1982, p. 78. (25) Louise Bienvenue, Quand la jeunesse entre en scène : l'action catholique avant la révolution tranquille, Montréal, Boréal, 2003, p. 47. (26) Ibid., p. 179. (27) Paul-André Comeau, Le Bloc populaire : 1942-1948, Montréal, Québec/Amérique, 1982, p. 119. (28) Ibid., p, 113. (29) Ibid., p. 116. (30) Raymond Laliberté, Une société secrète : l’Ordre de Jacques Cartier. Montréal, Hurtubise HMH, 1983, p. 19. (31) Ibid., p. 183 et 232. (32) Ibid., p. 25-27 (33) Robert Rumilly, Histoire de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal : des Patriotes au fleurdelisé, 1834-1948, Montréal, L’Aurore, 1975, p. 486. (34) Ibid., p. 522. (35) Ibid., p. 544. (36) Ibid., p. 559. (37) Manifeste des Jeunes Laurentiens, s.l., s.d., p. 11. (38) Sur la modernité philosophique, on pourra consulter: Jean-Marc Piotte, Les neuf clés de la modernité, Montréal, Québec Amérique, 2001, 236 p. et Jean Baudrillard, «Modernité», dans Encyclopaedia Universalis, corpus 15, Messiaen - natalité, Paris, Encyclopaedia Universalis,1989, p. 552-554. (39) Jean Baudrillard, loc. cit., p. 552-553. (40) Pierre Trépanier, Qu'est-ce que le traditionalisme ?, Montréal, Club du 3-Juillet, 2002, p. 10. (41) Ibid., p. 3. (42) Pierre Trépanier, «L’historien et la tradition», dans Damien Claude Bélanger et al. dir., Les idées en mouvement: perspectives en histoire intellectuelle et culturelle du Canada, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2004, p. 95. (43) Ibid., p. 99.
(44) Voir: Xavier Gélinas, op. cit. , p. 26-74.
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Source : David RAJOTTE, Les Jeunes Laurentiens. Jeunesse, militantisme et nationalisme dans le Canada français des années 1940, Mémoire de M.A. (Histoire), Université de Montréal, 2006, xxvi-215p., pp. 1-13.
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