Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Décembre 2004

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Les Indiens de la Nouvelle-France

Première partie

 

 

[Ce texte a été écrit par Jean-Baptiste FERLAND en 1861. On trouvera la référence exacte à la fin du document. Le chapitre reproduit ici est un extrait de son Cours d'histoire du Canada qu'il donna à l'Université Laval de 1858 à 1862. Ferland est un fin observateur des moeurs autochtones. Il a puisé la substance de ses informations dans les Relations des Jésuites et dans les textes et relations de voyage des explorateurs de la Nouvelle-France. Il utilise aussi abondamment les écrits du Père Charlevoix. Il partage les points de vue de ses informateurs et trouve rarement à les nuancer. Néanmoins, on trouvera dans les lignes qui suivent, ample matière à réflexion et plusieurs considérations très justes.]

Nations sauvages - Gouvernement - Bourgades - Champs - Droit de propriété - Code criminel - Peines - Vols - Guerres - Petite guerre - Grande guerre - Chanson de guerre - Danse et festin de guerre - Chanson de mort - Armes - Campagne - Départ et retour des guerriers - Prisonniers.

 

La forme du gouvernement, chez les nations huronnes, iroquoises et algonquines, n'était pas fort compliquée. Le peuple était libre; chaque bourgade était indépendante; dans la bourgade, chaque chef de famille était maître de ses actions; dans la cabane, chaque enfant réclamait une liberté presque illimitée. Cette masse de libertés était bien propre à embarrasser la marche des affaires; aussi les chefs avaient besoin d'une grande habileté pour diriger toutes les volontés vers un but commun; car, pour gouverner, ils n'avaient d'autres moyens à leur disposition que la persuasion, la libéralité et la confiance qu'ils pouvaient inspirer.

 

La guerre, les ambassades, le gouvernement intérieur de la nation, les intérêts des particuliers, les festins, les danses, les jeux et les funérailles : telles étaient les affaires dont s'occupaient les conseils de la nation, et dont la direction était remise aux capitaines (1). Parfois il y avait autant de capitaines que de genres d'affaires, surtout dans les grandes bourgades. Il arrivait aussi, cependant, qu'un chef était chargé de veiller seul sur les intérêts du village entier, à raison de ses talents, de son crédit ou de ses richesses. Le premier rang était souvent accordé à celui des capitaines qui s'élevait au-dessus des autres par son esprit, sa libéralité et ses autres belles qualités. Régulièrement, la charge de capitaine se transmettait comme un héritage, du côté de la mère chez les Hurons, du côté du père chez les nations algonquines (2). Elle était quelquefois conférée par élection. Les hommes ainsi élus par la nation n'acceptaient pas toujours la charge imposée; ils refusaient de recevoir cet honneur, les uns parce qu'ils ne pouvaient parler en public, d'autres parce qu'ils manquaient d'une qualité indispensable ou qu'ils préféraient vivre tranquilles; car les fonctions d'un capitaine étaient si nombreuses, qu'il était presque toujours occupé aux affaires publiques. Si l'on tenait un conseil de la nation dans un village éloigné, il devait s'y rendre, quelque temps qu'il fît; sa cabane était ouverte pour les assemblées qui avaient lieu dans sa bourgade; il était tenu de faire les annonces de manière que tous en eussent connaissance, malgré les inconvénients qui en pouvaient résulter pour lui-même. Et cependant en retour de ses services, il ne recevait qu'une autorité fort restreinte (3).

 

Les affaires publiques se traitaient dans un conseil composé des anciens et des principaux de la bourgade. Les propositions, après avoir été longuement discutées, étaient adoptées ou rejetées à la pluralité des voix (4). En général les avis des anciens étaient d'un grand poids dans la décision des affaires; mais c'était surtout le talent de la parole qui assurait le plus d'influence dans les assemblées publiques. Aussi ce talent était-il cultivé avec soin, et plusieurs y réussissaient merveilleusement. Souvent il est arrivé qu'un orateur sauvage, par ses raisonnements et son habileté à haranguer, a forcé des officiers français à embrasser une opinion différente de celle qu'ils avaient d'abord soutenue.

 

Les conseils se tenaient ordinairement dans la cabane du principal capitaine de la bourgade. Un chef annonçait le temps et le lieu de l'assemblée, pendant qu'on préparait le feu du conseil, autour duquel venaient s'asseoir tous les intéressés, à mesure qu'ils arrivaient, en ayant le soin de réserver la place d'honneur pour le premier capitaine. Les femmes, les filles et les jeunes gens étaient exclus des assemblées ; on permettait cependant à des guerriers de vingt-cinq à trente ans d'assister au conseil général. S'il s'agissait de délibérer secrètement pour surprendre les ennemis ou pour adopter quelques résolutions qu'on voulait tenir cachées, l'assemblée se réunissait la nuit, et l'on n'y appelait que les principaux conseillers.

 

Un long silence, pendant lequel tous les calumets étaient allumés, précédait les discours et les discussions; puis, dans une harangue prononcée avec lenteur, le capitaine exposait le sujet soumis aux délibérations de l'assemblée. Son discours fini, les orateurs se levaient l'un à la suite de l'autre, avec calme et dignité; chacun faisait brièvement connaître son opinion, sans être jamais exposé à des interruptions. Les avis ayant été recueillis au moyen de pailles et de petits joncs, le résultat était de suite proclamé. Même après avoir été adoptées, les résolutions n'étaient mises à effet que si chacun consentait à s'y conformer par amour du bien public ou pour quelque autre motif; car la liberté individuelle conservait encore ses privilèges, dans toute leur étendue. Malgré les oppositions et les abstentions que suscitaient la jalousie et le mauvais vouloir à la suite des assemblées, les chefs, par la persuasion, par les louanges adroitement distribuées et par la libéralité, venaient ordinairement à bout de faire exécuter les décisions du conseil.

 

Chaque peuple sauvage se divisait en plusieurs grandes familles, distinguées par leurs totems ou marques. Ainsi la famille portait le nom d'un animal, dont la figure, tracée sur une écorce ou sur du papier, était censée être la signature de ses chefs. Chez les Iroquois, la famille de la tortue était la première et la plus respectable, parce qu'elle descendait, suivant la tradition, d'une femme enceinte qui, tombant du ciel sur une tortue, commença à peupler le pays ; la seconde était celle de l'ours, et la troisième celle du loup. Les familles étaient mêlées ensemble dans les villages, sans être confondues, chacune ayant son chef particulier, qui était son protecteur et prenait ses intérêts dans les conseils. Les guerriers, lorsqu'ils allaient au combat., portaient le totem pour étendard (5) ; c'était pour eux une marque d'honneur et un présage de défaite pour leur ennemis.

 

Les peuples de la langue huronne se réunissaient dans de grandes bourgades, qu'ils fortifiaient avec soin lorsqu'elles étaient exposées aux attaques des ennemis. Ils les plaçaient, autant que possible, sur un coteau protégé par un ravin, et près de quelque ruisseau. Après quinze ou vingt ans, lorsque le bois était détruit dans les environs, et que les champs étaient épuisés par la culture, ils les rapprochaient de la forêt et des terres encore vierges ou qui reposaient depuis longtemps. Comme le sol appartenait à la nation, et non aux individus, chacun était maître de choisir un terrain inoccupé, de le défricher, de le cultiver à son profit aussi longtemps qu'il le voulait. S'il venait à l'abandonner, un autre pouvait s'en emparer et le faire valoir pour lui-même.

 

Le code criminel n'était pas très étendu ; cependant il suffisait à maintenir l'ordre dans les petites républiques américaines. Les meurtriers, les voleurs, les traîtres et les sorciers étaient soumis à des punitions. Quoique la loi du talion ne fût pas pratiquée envers les meurtriers, les pénalités imposées à l'occasion d'un assassinat n'étaient guères moins efficaces que le supplice de la mort chez les nations civilisées (6). Les parents du mort ne poursuivaient pas seulement l'auteur du meurtre, mais ils s'adressaient à son village tout entier, qui devait réparer la faute commise, par un très grand nombre de présents. Toutes les familles du village étaient mises à contribution et fournissaient leur part. Un capitaine offrait les présents aux amis du défunt, et expliquait la signification de chacun dans une longue harangue; de sorte que des journées entières étaient employées à remplir les formalités requises. Les parents du mort devaient se tenir satisfaits des présents qui leur étaient offerts; s'ils cherchaient à se venger par la mort du coupable, sur eux retombait l'obligation de faire des présents pour rétablir la paix entre les familles (7).

 

Le châtiment de sa faute, retombant ainsi sur tous ses parents et ses compatriotes, frappait le meurtrier autant de fois qu'il y avait de personnes punies pour la réparer. Sa position au milieu des siens devenait très pénible, puisque chacun était en droit de lui adresser des reproches au sujet des maux qu'il avait attirés sur eux par sa faute.

 

Avant l'arrivée des Français, une punition horrible était quelquefois infligée au meurtrier : on étendait le corps du défunt sur des claies, au-dessous desquelles l'assassin était lié, de manière que sur sa personne tombaient les chairs putréfiées qui se détachaient du cadavre. En donnant des présents, il pouvait obtenir que le plat contenant sa nourriture ne fût pas exposé à recevoir ces restes dégoûtants ; c'était alors le seul adoucissement qu'il pouvait obtenir. Il demeurait en cet état aussi longtemps que les parents du défunt l'y voulaient retenir, et, au moment de sa délivrance, il les devait remercier par un riche présent.

 

Le vol était fort rare chez les Algonquins; au contraire, parmi les Hurons, non seulement il était fréquent, mais on l'y regardait comme honorable (8). Ils volaient avec le pied aussi bien qu'avec la main, sous les yeux du maître tout aussi bien qu'en son absence, et souvent pour le seul plaisir qu'ils y trouvaient. Rien n'était à dédaigner pour le voleur; s'il ne connaissait pas l'usage d'un objet, il l'employait comme une parure, en se le pendant au cou. Le P. Bressani raconte qu'un des missionnaires récitant son bréviaire près d'une fente pratiquée dans un des pans de la cabane, une main se glissa du dehors, et lui arracha son livre, sans qu'il pût jamais découvrir le coupable (9).

 

Celui qui reconnaissait un voleur par qui il avait été dépouillé, pouvait lui enlever haches, couteaux, chaudières, canots, et le laisser dans un dénûment [sic] complet, pourvu toutefois que le larron ne fût pas assez fort pour se défendre. Quand on ne pouvait saisir un voleur appartenant à un autre village, ceux qui avaient été dépouillés jouissaient du privilège d'enlever à quelqu'un de ce village la valeur des objets perdus.

 

En 1652, les sauvages de Sillery étant tous à la messe, une robe de castor fut enlevée d'une de leurs cabanes; le maître assembla les chefs, qui conclurent, d'après certains indices, que le vol avait été commis par un français. C'en fut assez pour les jeunes gens : ils allèrent saisir deux français qui venaient de passer près du village; et qui n'avaient, même aux yeux des sauvages, rien de commun avec le voleur. Les jeunes gens voulaient les dépouiller, pour forcer le gouverneur à réparer le tort causé par les siens. « Arrêtons-là,» dit un des sauvages les plus avisés: « nous avons embrassé les coutumes des chrétiens; envoyons au Père, pour apprendre ce qu'il faut faire dans pareille circonstance. » Le Père venu, on lui déclara qu'un français s'était rendu coupable du vol. « C'est notre coutume, » ajouta l'un d'eux, « de dépouiller les premiers qu'on rencontre de la parenté ou de la nation de celui qui a fait le vol. On garde ses dépouilles jusqu'à ce que ses capitaines ou ses parents aient satisfait à celui qui a souffert. Voilà notre coutume, mais, comme nous sommes devenus chrétiens, nous suivrons les usages des chrétiens. Qu'allons-nous faire? » Le missionnaire leur expliqua que, les fautes étant personnelles, il tâchait aussi de s'assurer le concours des voisins et des alliés, en leur envoyant des ambassades secrètes et des colliers sous terre, pour les engager à embrasser la même cause, ou du moins à rester dans la neutralité.

 

Toutes les mesures étant concertées pour rompre la paix, la hache était levée publiquement et envoyée solennellement chez les peuples alliés, et l'on chantait la guerre par toutes les bourgades. Elle se chantait dans une cabane de conseil, où les guerriers se rendaient, portant leurs armes et ayant le corps peint de la manière la plus bizarre. Le chef chargé de lever la hache avait les épaules, la poitrine et le visage noircis de charbon. La hache à la main, il entonnait un chant lugubre et monotone ; puis, élevant la voix, il avertissait les assistants qu'il offrait le festin au dieu de la guerre. S'adressant à celui-ci : « Je t'invoque, » disait-il, « afin que tu me sois favorable dans mon entreprise, que tu aies pitié de moi et de toute ma famille; j'invoque aussi tous les esprits bons et mauvais, tous ceux qui sont dans les airs, sur la terre et dans la terre, afin qu'ils nous conservent, moi et mes guerriers, et que nous puissions, après un heureux voyage, rentrer victorieux dans notre pays. » Les assistants répondaient au chant du chef en répétant plusieurs ho ! ho ! pour marquer leur approbation.

 

Ces préliminaires étaient suivis de la danse de guerre, que le chef devait commencer. II s'avançait, en s'agitant, jusqu'au près d'un poteau, qu'il frappait de la hache. Il racontait ensuite, dans sa chanson de guerre, les exploits qu'il avait faits dans ses expéditions contre les ennemis, accompagnant ce récitatif de gestes très expressifs. Ceux qui s'étaient enrôlés se présentaient tour à tour, pour frapper le poteau, et entonner la chanson de guerre; chacun avait la sienne, dont aucun autre n'avait le droit de se servir.

 

Les danses terminées, le chef offrait le festin, consistant, chez les Hurons, en chiens engraissés pour l'occasion et bouillis dans de grandes chaudières. Les têtes étaient portées à ceux qu'on voulait honorer, c'est-à-dire, aux soldats les plus renommés ; mais le chef de guerre devait jeûner, en servant ses convives ou en fumant son calumet.

 

Les esprits s'animaient pour la guerre à mesure que la moment de la commencer s'approchait; chaque nuit, on entendait le son du chichikoué (10), les piétinements des danseurs et les lugubres chansons de guerre. Pendant le jour, les préparatifs se continuaient; les armes étaient réparées ; si c'était en été; on construisait les canots, ou on les radoubait ; si c'était en hiver on faisait des raquettes et des tabaganes (11).

 

Enfin, le jour du départ arrivé, les guerriers, parés et ayant le visage peint, se rassemblaient autour de la cabane du chef; après une courte harangue, celui-ci sortait en entonnant sa chanson de mort, et tous le suivaient à la file, gardant un profond silence. Les femmes les avaient devancés avec des provisions, pour les attendre à quelque distance du village et leur donner des vivres. Les derniers adieux se faisaient; les guerriers déposaient leurs habits de parure entre les mains des femmes, et, après avoir jeté le sac de vivres sur leurs épaules, ils partaient, vêtus aussi légèrement que leur permettait la saison. Une petite provision de farine de maïs grillé leur suffisait pour la campagne; ils la mangeaient crue ou délayée dans un peu d'eau chaude ou froide. La chasse devait leur fournir le reste de la nourriture.

 

Pour armes, ils avaient une espèce de javelot, un arc, avec des flèches garnies de plumes et terminées par une pierre tranchante ou un os affilé (12). Ils se servaient surtout du tomahawk ou casse-tête, massue d'un bois très dur, dont la tête arrondie avait un côté tranchant. A l'arrivée des Européens, ils se servaient d'armes défensives; c'étaient des brassards et des cuissarts [sic] formés de baguettes entrelacées, qu'on serrait avec des cordes. Mais, après l'introduction des armes à feu, ces objets, devenus inutiles, furent entièrement mis de côté. Suivant Charlevoix, les sauvages occidentaux se servaient d'un bouclier de peau de boeuf, qui était fort léger et que les balles lancées par un fusil ne pouvaient traverser.

 

Pour signe de ralliement, ils avaient des enseignes, qui n'étaient qu'un morceau d'écorce taillé en rond et attaché au bout d'une perche; on y traçait la marque de la nation ou du village, et, si le parti était nombreux, chaque famille avait son enseigne portant son totem particulier.

 

Dans le sac de voyage, le manitou tenait le premier rang; le guerrier aurait mieux aimé perdre ses armes que son manitou. C'était quelque objet désigné par un rêve, ou présentant une forme extraordinaire, que le sauvage avait choisi comme le symbole de son esprit familier; une tête d'oiseau, une dent de castor, un noeud d'arbre pouvait servir de manitou. Un caprice le faisait choisir, et un caprice le faisait rejeter. Soigneusement enveloppé dans quelques morceaux de peau, le manitou était mis dans le sac de médecine, qu'on suspendait par honneur sur le devant du canot du chef.

 

Longtemps avant le coucher du soleil, le parti s'arrêtait pour choisir le lieu où l'on devait passer la nuit. Des arbres étaient abattus pour former un retranchement autour du camp ; sur ce rempart, on réunissait tous les manitous, en ayant le soin de les tourner vers le pays des ennemis. Pendant près d'une heure, on les invoquait, et après cela ils restaient chargés de la garde du camp ; se reposant sur leur vigilance, les guerriers se couchaient sans songer à poser d'autres sentinelles. Si le parti était surpris, on rejetait la faute sur les manitous. Avec de tels gardiens, les surprises étaient fréquentes ; mais les plus rudes leçons ne guérissaient point les sauvages de leur confiance présomptueuse, qui avait sa source dans l'indolence et la paresse. [ Note de Claude Bélanger  : le lecteur averti notera que la source de cette coutume se trouve plutôt du côté d'une interprétation plus généreuse des croyances, de la religion, des Amérindiens.]

 

Arrivés sur les terres de l'ennemi, les chefs rappelaient à leurs hommes les règles que la prudence exigeait; on ne devait plus faire de feu ; les cris et la chasse étaient   interdits ; il ne fallait même plus se parler que par signes ; l'on ne marchait que la nuit, et l'on dormait pendant le jour. Mais des lois si sages étaient fort mal observées par des gens naturellement insouciants et toujours prêts à mettre de côté tout ce qui pouvait les gêner. On avait cependant le soin d'envoyer des éclaireurs à la découverte, lorsqu'on s'arrêtait pour camper; ils revenaient après une course d'une couple d'heures, et, s'ils n'avaient aperçu aucun signe de danger, tous se livraient au sommeil avec la plus profonde sécurité.

 

Dans la route, l'on examinait soigneusement tous les vestiges, et les yeux des guerriers sauvages étaient tellement exercés, qu'ils pouvaient reconnaître à l'aspect du sol, le nombre, le sexe, l'âge et même la nation des personnes qui étaient passées. Ils s'avançaient à la file, les uns derrière les autres, et les derniers couvraient soigneusement avec des feuilles les traces laissées par les pieds des premiers. S'ils rencontraient un ruisseau, ils le suivaient pendant quelque temps, marchant dans l'eau, pour dépister ceux des ennemis qui auraient pu les suivre (13).

 

Les précautions prises pour n'être point découverts n'étaient point dues à un défaut de courage, mais bien au désir qu'avaient les chefs de rendre leur victoire complète, en conservant la vie à tout leur monde : car, vu leur petit nombre, la mort d'un seul homme était une perte sensible, propre à décréditer un capitaine. Sa réputation d'homme habile soutirait considérablement, s'il laissait en arrière quelqu'un de ses soldats, même par suite de maladies (14).

 

Lorsqu'on avait découvert l'ennemi, on le faisait reconnaître, et le rapport des envoyés était soumis au conseil. L'attaque, si elle devait avoir lieu, était fixée pour le point du jour, parce qu'alors les ennemis étaient supposés devoir être plongés dans le plus profond sommeil. Pendant toute la nuit, les guerriers restaient couchés sur le ventre, sans faire aucun mouvement ; c'était dans la même posture et en se traînant sur les pieds et sur les mains, qu'ils s'approchaient du camp qu'ils voulaient surprendre. Le chef donnait le signal de l'attaque par un petit cri, et en un moment tous étaient debout. Poussant des hurlements épouvantables, ils faisaient leur première décharge, et, sans donner à l'ennemi le temps de se reconnaître, ils se précipitaient sur lui, le casse-tête à la main. Dans la suite, les combats devinrent beaucoup plus sanglants, lorsque le commerce avec les Européens leur eut fourni des haches, qui remplacèrent le casse-tête de bois.

 

Si au contraire, il n'y avait pas d'espérance de surprendre l'ennemi, parce qu'il se tenait sur ses gardes, on se retirait sans bruit, à moins qu'il n'y eût de fortes chances de succès. Mais, quand la retraite était impossible, on se disposait à combattre vaillamment, et la mêlée était ordinairement terrible.

 

On conçoit aisément quel devait être l'effroi des femmes et des enfants, dans un village attaqué tout à coup par une bande de furieux. Ces figures presque nues, barbouillées de noir et de rouge, et s'agitant avec fureur autour des cabanes incendiées, les hurlements des chiens se confondant avec les cris des combattants et les plaintes des mourants, la lutte désespérée entre les assaillants et les défenseurs de la place: voilà certes des scènes dignes de l'enfer, scènes qui se renouvelaient fréquemment chez les nations américaines. Une fois la victoire assurée, les vainqueurs se débarrassaient, par la hache ou par le feu, de ceux qui auraient pu les gêner dans leur retraite; ils enlevaient des chevelures qui devenaient, pour eux les plus précieux trophées, et ils s'assuraient des prisonniers en les garottant (15) [sic].

 

Le retour se faisait rapidement jusqu'à ce que le parti fût éloigné du pays ennemi; car l'on craignait la vengeance de la nation attaquée. Les blessés qui se trouvaient incapables de suivre étaient portés sur des brancards ou traînés sur des tabaganes.

 

Pendant la marche, les prisonniers avaient bien des mauvais traitements à endurer, si le parti vainqueur était nombreux, et s'il rencontrait quelque bande de guerriers amis; car, suivant les règles de la civilité sauvage; ceux-ci étaient invités à caresser les prisonniers, c'est-à-dire à les tourmenter (16). Après ces rencontres, le temps le plus fâcheux pour les pauvres captifs était celui de la nuit; tous les soirs, on les étendait presque nus à terre, où ils demeuraient, les pieds et les bras écartés en forme de croix de Saint-André. Ils étaient retenus dans cette position, au moyen de courroies attachées à quatre piquets qu'on avait fortement enfoncés dans le sol. Un collier, qui saisissait le prisonnier au cou, était fixé à un cinquième piquet; enfin on le ceignait soigneusement au milieu du corps avec une sangle, dont un gardien tenait les deux bouts, afin d'être éveillé par le moindre mouvement de sa victime. Cette posture, si rude par elle-même, était, rendue bien plus insupportable en été par des milliers de moustiques altérés de sang.

 

En approchant de leur village, les guerriers détachaient un coureur pour annoncer leur retour, et le parti s'arrêtait, afin d'attendre que les vieillards et les femmes vinssent au-devant d'eux. D'aussi loin qu'il apercevait les cabanes, l'envoyé faisait le cri de mort, kohé; il le répétait lentement, autant de fois que l'on comptait d'hommes morts dans le parti. Ce cri perçant et lugubre s'entendait d'une grande distance, surtout lorsqu'il était porté sur les eaux pendant la nuit; il mettait toute la population en émoi. L'envoyé continuait sa course et ne s'arrêtait qu'au milieu du village; là, après avoir repris un instant ses esprits, il racontait tout bas à un ancien les circonstances de l'expédition; le vieillard proclamait ensuite à haute voix les mauvaises nouvelles apportées. Les premières heures étaient consacrées au souvenir des morts; ceux qui avaient perdu des parents se retiraient pour les pleurer dans leurs cabanes, où ils recevaient les compliments de condoléance de leurs amis.

 

Les morts ayant été dûment honorés par des larmes, un second cri appelait les habitants, auxquels on communiquait les bonnes nouvelles de la campagne. Si le parti n'avait éprouvé aucune perte, au lieu du cri de mort, l'envoyé répétait le mot kohé d'une manière triomphante, en le prononçant avec une mesure plus brève et plus saccadée ; il le répétait autant de fois qu'il y avait de prisonniers ou de chevelures enlevées (17 ). Les anciens envoyaient des députés au-devant des vainqueurs pour les féliciter sur leurs heureux succès. Le jour destiné à l'entrée, les guerriers laissaient les prisonniers au soin des personnes qui n'avaient pas assisté à l'expédition ; pour eux, comme s'ils n'avaient eu aucun intérêt dans l'affaire, ils entraient dans le village, marchant à la file les uns derrière les autres, sans chanter, sans avoir le visage peint, couverts d'habits déchirés, plus semblables à des gens qui arrivent d'un long voyage, qu'à des guerriers retournant d'une course victorieuse. C'était là, la pratique des Iroquois.

 

Chez d'autres nations, l'entrée à la bourgade d'un parti de guerre était une sorte de triomphe : le chef marchait à la tête de sa troupe, avec toute la fierté d'un conquérant; les guerriers suivaient sur deux rangs, au milieu desquels s'avançaient les prisonniers, le visage peint et vermillonné, les bras liés avec une corde au-dessus des coudes, tenant d'une main un bâton orné de plumes, et de l'autre le chichikoué. Les captifs chantaient leur chanson de mort, dans laquelle ils racontaient leurs prouesses, bravaient leurs ennemis, et exprimaient le mépris des tourments. De temps en temps, on les arrêtait pour les faire danser, et ils se livraient à cet exercice comme s'ils avaient été entourés de leurs amis (18). Ils rappelaient ceux qu'ils avaient tués et brûlés; ils n'oubliaient point de nommer les parents ou les amis des vainqueurs qu'ils avaient eu le plaisir de torturer. Ils semblaient s'évertuer à provoquer la vengeance de ceux qui allaient décider de leur sort. Cette vanité leur coûtait cher; mais les tourments les plus cruels ne pouvaient ordinairement abattre la fierté des prisonniers; au contraire la plupart paraissaient s'en enorgueillir et y trouver un véritable plaisir.

 

Quelquefois on les faisait courir entre deux lignes de sauvages, armés de bâtons, de pierres et de tisons ardents, et chacun s'efforçait de les maltraiter. Les captifs avaient la liberté de se défendre ; mais, liés comme ils l'étaient et accablés par le nombre, leur résistance était à peu près inutile. On cherchait à les faire tomber en leur barrant les jambes, afin de s'amuser de leurs chutes et de leurs efforts pour se relever. A certaines stations, des femmes et des vieillards les arrêtaient pour leur arracher les ongles à belles dents, et leur couper quelque phalange des doigts. La permission de faire ces mutilations n'était cependant accordée qu'à ceux qui l'achetaient par des présents offerts au maître du prisonnier. Ce droit d'entrée se payait dans tous les villages par lesquels on passait, jusqu'à celui où le sort des captifs devait être décidé.

 

Après l'arrivée dans le village où se devait faire la distribution des prisonniers, on les introduisait dans une cabane de conseil; on leur donnait à manger, on les faisait chanter et danser. Pendant plusieurs jours, durant lesquels on les tenait dans l'incertitude sur leur sort, ils servaient de jouets à la population, et ne pouvaient obtenir un moment de répit.

 

A la suite d'un grand conseil où l'on prononçait sur leur sort, ils étaient conduits au milieu de tout le peuple assemblé, et là un ancien faisait connaître la décision qui avait été prise. Les uns entraient dans des familles qui avaient perdu quelques parents, et ils y étaient adoptés pour remplacer les morts; les autres étaient donnés comme esclaves aux personnes considérables de la nation, ou envoyés en présent aux peuples alliés; quelques-uns étaient réservés au feu, et devaient se résigner à mourir après avoir enduré tous les supplices que la barbarie la plus raffinée pouvait inventer.

 

(1) Relation de 1636 , P. de Brébeuf.

 

(2) Parmi les Sauteurs, la place de chef est héréditaire. Quand le chef n'est pas un orateur, il se fait remplacer par un ancien qui possède le talent de la parole ; il prend même quelquefois un jeune homme déjà connu comme parlant facilement. (Note de M. Belcourt.)

 

(3) F. Sagard, Grand Voyage au pays des Hurons; Mémoire de Nicolas Perrot.

 

(4) F. Sagard, Grand Voyage au pays des Hurons.

 

(5) Joannes Megapolensis.

 

(6) Relation de 1636.

 

(7) Chez les Sauteurs, un meurtrier n'a d'autre espoir de conserver sa vie qu'en s'expatriant; si cependant sa parenté compte beaucoup d'hommes, et si sa cause paraît la meilleure, une absence d'un an lui suffit pour obtenir l'impunité. Un homme qui tue sa femme peut compter sur une mort certaine de la part des frères de la défunte; il pourra s'estimer heureux, s'il a pu s'éloigner assez pour éviter leur poursuite. (Note de M. Belcourt.)

(8) Le vol est très rare parmi les Sauteurs, les Cris et les Mandates, à l'exception du vol de chevaux entre nations ennemies. Les Assinibouanes sont célèbres pour leur habileté à voler, et ils s'en glorifient. Les Sioux sont aussi habiles à enlever des chevaux, qu'ils vont détacher la nuit jusqu'aux portes des loges de leurs ennemis. (Note de M. Belcourt.)

 

(9) Relation de 1636; Relation du P. Bressani, traduction du R P. Félix Martin.

 

(10) Instrument de musique employé par les sauvages avec le tambour: c'était tantôt une gourde, tantôt la carapace desséchée d'une tortue, à demi remplie de cailloux que l'on agitait en cadence.

 

(11) Traîneaux plats bien connus dans le Canada sous le nom de traînes sauvages.

 

(12) L'opinion que l'on attachait des plumes d'aigles aux flèches, est erronée. Celle que les sauvages portent sur leur tète sont des plumes d'aigles ; elles sont significatives, de leur valeur. Mais celles qui sont attachées le long de la flèche et à l'arrière, à chaque tiers de la circonférence, n'y sont que pour donner de la stabilité à la flèche dans sa direction horizontale; toute espèce de plume fait l'affaire. La plume d'aigle est trop précieuse et trop noble pour s'abaisser jusque là. (Note de M. Belcourt.)

 

(13) P. Lafitau, Moeurs des sauvages .

 

(14) Charlevoix, Journal historique .

 

(15) Les Sioux et les Sauteurs sont peu soucieux de faire des prisonniers, et quand ils en ont fait dans des occasions favorables, ils les ont toujours torturés et les ont fait mourir avant de les rendre au camp. Au reste, un sauteur, comme un sioux, s'il prévoit qu'il peut être pris, ne décharge pas son fusil ou n'épuise pas son carquois, afin que, par la crainte d'approcher, son ennemi soit forcé de tirer de loin. (Note de M. Belcourt.)

 

(16) Lafitau, Moeurs des sauvages ,

 

( 17) Chez les sauvages de l'ouest, si le parti de guerre a frappé, il met le feu à la prairie; ce feu peut s'apercevoir le soir à une très grande distance, en se reflétant sur les nuages. S'il est vainqueur, il met le feu plus loin, le lendemain; et c'est ainsi qu'ils télégraphent les phases intéressantes de la campagne. (Note de M. Belcourt.)

 

(18) Charlevoix, Journal d'un Voyage dans l'Amérique Septentrionale.

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Source: Jean-Baptiste A. FERLAND, "Chapitre sept", dans Cours d'histoire du Canada, Vol. 1, Québec, Augustin Côté, 1861, 522p., pp. 105-118.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
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