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Documents de l'histoire du Québec / Quebec History Documents
En marge de Jules Fournier(1923)
On n'a peut-être pas accordé une attention suffisante, ne serait-ce qu'au point de vue de leur signification française, aux deux volumes posthumes de Jules Fournier, édités par les soins de sa veuve et de M. Olivar Asselin (1).
L'oeuvre de Jules Fournier est inégale. Mais pour quelques parties suspectes, et même mauvaises, qu'elle contient, elle en offre d'autres très réconfortantes. Le talent de l'écrivain est incontestable, et ceux qui ont parcouru les pages de Mon Encrier ont dû tressaillir de contentement, pour peu qu'ils aperçoivent notre misère intellectuelle et l'indifférence décourageante d'un trop grand nombre, au Canada, pour ce qui est littérature, art, idées.
Peu de journalistes et peu d'écrivains ont eu chez nous, autant que Fournier, l'amour du verbe français, l'instinct de la phrase, la connaissance innée de la langue. Le français chargé d'anglicismes de la plupart de nos journaux, la pauvreté de facture, la médiocrité trop générale des ouvrages présentés au public canadien-français, le faisaient bondir. Toute sa vie, dans les milieux les plus divers, littéraires, politiques, journalistiques, au Nationaliste, à l'Action, puis à Ottawa, où il avait été nommé traducteur officiel, Jules Fournier a fait la guerre sainte aux écorcheurs de la langue, aux lâches de la plume, à tous les pontifes du lieu-commun et de la banalité triomphante.
Fournier, en matière littéraire, voyait juste. Il avait de la culture et était servi par un jugement, qui, loin d'être sûr dans les questions d'idées, lui faisait rarement défaut quand il s'agissait de lettres. Ce qu'il pensait d'un ouvrage, il le disait carrément, sans parti-pris et sans ménagements, comme il avouait, en toute franchise, la bonne impression ressentie. Méprisant l'opinion, se levant seul, souvent, contre cette opinion, il sut, à l'apparition de volumes qui firent en leur temps quelque bruit, à Montréal et. à Québec, ramener les choses à des proportions raisonnables et faire la part de la mesure. Il a tué des ridicules innombrables, renversé des idoles réputées sacrées.
C'est lui qui, le premier, au milieu des éloges qui accueillirent le roman de Bernier, Au large de l'écueil, osa montrer la faiblesse de l'oeuvre, et tout en allouant à l'auteur le mérite de l'effort, faire ressortir les graves défauts d'exécution et de fond, l'invraisemblance des caractères, la pauvreté de la langue. C'est lui qui salua en l'auteur du Paon d'Émail un vrai poète, celui-là peut-être de nos écrivains qui connaît le mieux la langue française, et, après avoir fait les remarques convenables, appela Paul Morin «l'un des plus riches tempéraments de poète et d'artiste de notre époque». Témoignage que le temps a confirmé, et que le nouveau volume de Morin, Poèmes de Cendre et d'Or, a une deuxième fois justifié.
On a reproché à Fournier d'avoir été violent. On a essayé de faire de lui une manière de Don Quichotte des lettres, aveugle et inconscient. Beaucoup ont affecté de ne point le prendre au sérieux. C'est pourtant l'un des seuls hommes au pays qui aient vu clair, de son temps, dans l'impuissance intellectuelle de sa génération. Cette impuissance, il en a cherché les raisons et cru en déterminer les effets. Il n'a pas hésité devant la réalité et s'est acharné à montrer les défauts caractéristiques de notre race; la paresse et l'indolence, la satisfaction dans la médiocrité, dorée ou autre, le culte de l'à peu près, autant de causes, selon lui, de l'insouciance désespérante de la masse, quand il s'agit de manifestations intellectuelles. Dans son étude, inachevée, qu'il consacra à ce vilain livre qu'est la Langue française au Canada, de M. Louvigny de Montigny, Jules Fournier exprima des vues d'une grande originalité et d'une hardiesse téméraire, sur les mille et une causes qui, en ce pays, ont fait de la langue française, le français qu'on parle. Cette étude pourra susciter des controverses. Fournier y est tombé ça et là dans l'exagération; on le dira et l'on aura raison. Il faudra admettre toutefois qu'il y dit des choses que personne avant lui n'avait osé dire, qu'il jette à la face des Canadiens, ses frères, des vérités qui sont la vérité, et que tous, tant que nous sommes, pouvons méditer pour notre profit.
Fournier s'est trompé souvent; il a bataillé pour des idées qu'on pourra trouver avancées; il a émis des théories qui ne tiennent pas debout, sur les questions d'instruction par exemple; mais son oeuvre, semée au hasard des journaux et des revues, offre chez nous un rare exemple de vues originales et de données clairvoyantes.
Parmi les griefs qu'on formule contre lui, il y a celui-ci qui revient à la bouche et sous la plume de tout le monde, sitôt qu'on traite, au Canada français, de littérature ou de critique littéraire : à quoi bon décourager nos hommes de lettres ? pourquoi les assommer au premier volume ou au second, éplucher leurs phrases, chercher la petite bête ? pourquoi ne pas applaudir plutôt à leurs efforts, pardonner les oeuvres insignifiantes à cause des Oeuvres futures ?
Excuser, pardonner, tolérer ! En cela, comme en toute chose, il y a des limites. La critique n'a pas le droit d'élever par-dessus les nues, sans distinctions, toutes les inepties qui lui sont servies en volumes, pas plus qu'elle ne peut s'attribuer la fonction de détruire impitoyablement ce qui est imparfait. Le rôle de critique littéraire suppose le goût, la mesure et le sens de la justice, une forte connaissance de la littérature, des notions solides d'histoire, de morale, de psychologie, de science même, autant de points précis auxquels se relie son travail; il implique la conception des valeurs et une vision claire des réalités. Si les appréciations critiques de Fournier nous ont souvent paru passées au vitriol, il faut se rappeler la manie qui tenait tout le monde, à son époque, et avant lui, de tomber les écrivains à coups d'encensoir. C'est contre les écoles séniles d'admiration mutuelle qu'il a essayé de réagir. Déraciner les habitudes prises n'était pas chose facile. Pour se faire entendre et comprendre, Fournier fut obligé de frapper de grands coups. Quelques-uns ont donné dans le vide; il y en a sûrement qui ont porté.
Il faut se rappeler également à quel point de vue Jules Fournier se plaçait avant de se prononcer sur un livre. Il ne jugeait pas un ouvrage canadien par rapport à un autre ouvrage canadien, afin de découvrir lequel était inférieur ou supérieur à l'autre. Il essayait de classer le nouveau-venu dans le tout de la littérature française; puis, tenant compte des circonstances diverses qui en avaient entouré la préparation, il rendait son verdict. Vue de cet angle, la critique de Fournier paraîtra moins acerbe et plus fondée. L'auteur de Mon Encrier n'avait-il pas raison ? Sa méthode qu'il n'a pas été le premier à pratiquer, a renouvelé et rajeuni chez nous la critique littéraire; c'est par elle que nous avons eu, avant et depuis Jules Fournier, des hommes comme MM. les abbés Camille Roy et Émile Chartier, MM. Olivar Asselin, Louis Dantin, et quelques autres, qui peuvent analyser un livre en toute liberté d'esprit, sans brûler de cierges en l'honneur de personne.
La violence n'est pas de mise dans l'étude d'une oeuvre littéraire; la trop conciliante douceur non plus. Il faut être juste, mais justice n'exclut pas franchise. Disons mauvais le livre mauvais, quand il y a lieu; nul le livre nul. Surtout, ne donnons pas à l'écrivain une idée fausse qui le fasse se croire au plus haut point de la perfection, l'aveugler sur sa valeur et l'empêcher d'étudier, de travailler, d'atteindre à un plus parfait développement. L'admiration irraisonnée et l'encens à bon marché resteront toujours les plus terribles ennemis de notre avenir littéraire. Les vrais tempéraments d'écrivains ne se laissent pas décourager par une critique méritée, si cuisante soit-elle.
Il s'en faut que tout soit d'une égale qualité dans les deux volumes de Mon Encrier. Les théories sociales, pédagogiques, de Jules Fournier, suivent de loin, quant à la valeur et quand [sic] à la sûreté de vue, ses idées littéraires. Les généralisations qu'il a faites dans Race de Voleurs, par exemple, sur l'improbité de notre peuple, ses attaques contre notre clergé enseignant, mériteraient d'être examinées à deux fois. L'enseignement, dans le Québec comme ailleurs, est perfectible; les programmes des études secondaires peuvent y donner lieu à des considérations de tous genres. Les éducateurs québecois sont les premiers à le reconnaître. Mais ce ne sont pas les principes ontariens qui remplaceront avec avantage ceux du Québec dans les choses de l'éducation. Une certaine école, qui voit le salut dans l'application chez nous des méthodes françaises modernes, devrait se rappeler, avant d'argumenter plus avant, que les éducateurs et les lettrés de France avouent depuis longtemps l'échec des innovations de 1902. Les réformes que préconisait pour le programme secondaire, M. Léon Bérard, le ministre en France de l'Instruction publique, il y a un mois à peine, disent clairement ce qu'il faut en penser.
Et il y a la prétendue Faillite du Nationalisme ! Si Jules Fournier pensa un moment, comme tant d'autres, que la doctrine du nationalisme canadien dût aboutir à la création d'un troisième parti politique au pays, il eût été excusable peut-être de crier à la stérilité des efforts de M. Bourassa. Mais l'influence de celui-ci s'est exercée plus haut. Quoi qu'en disent Fournier et tous ceux-là qui veulent rapetisser un homme encore plus qu'une oeuvre, le travail constant du directeur du Devoir a opéré dans les esprits un mouvement d'idées salutaire, qui s'accentue chaque jour, et prendra une ampleur de plus en plus considérable avec les prochaines générations. Jules Fournier était trop près de son ancien chef pour porter sur son oeuvre et sur les conséquences de cette oeuvre, un jugement final. Le nationalisme n'aura été une faillite que pour ceux, professionnels, commerçants ou bourgeois paisibles, qui envisagent le pouvoir comme le dernier mot du succès en politique.
L'oeuvre de Fournier, si intéressante et féconde en plusieurs de ses parties, ne peut être louée sans réserves. Si le fondateur de l'Action, a mis son talent au service des meilleures idées, il a erré souvent et laissé des pages qu'il eut pu ne pas signer sans compromettre sa jeune gloire. Cet homme a manqué d'une direction sûre à ses débuts; il a manqué d'études philosophiques approfondies. Jeté dans la lutte-et dans le monde journalistique à sa sortie du collège, après des études classiques incomplètes, — c'est M. Olivar Asselin qui nous le rappelle, — il s'est formé définitivement lui-même. N'est-ce pas admirable qu'avec une telle préparation à la vie, il n'ait pas donné dans des erreurs plus grandes? Il avait pour lui, s'il faut lui emprunter une de ses expressions, «ce bon sens et cette mesure qui sont les qualités traditionnelles de l'esprit français». Ce sont elles qui le sauvèrent.
(1) Mon Encrier, par Jules Fournier, 2 volumes, Montréal 1922.
Source: Harry BERNARD, «En marge de Jules Fournier», dans Action française, Vol. IX, No 4 (avril 1923): 239-244. |
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Claude Bélanger, Marianopolis College |