Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 1936

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

L'oeuvre d'Esdras Minville

 

[Texte du discours du chanoine Lionel Groulx à la réception d’Esdras Minville à la Société Royale du Canada.]

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Un candidat à l'Académie française, homme modeste — il s'en trouve — demandait à son directeur spirituel — il y en a qui en ont — s'il pouvait aspirer aux honneurs de la coupole. « Assurément », lui répondit l'autre, « pourvu que les honneurs aspirent à vous ». Monsieur et cher collègue, que votre modestie se rassure : vous remplissez cette première condition d'un parfait académicien.

 

Vous en remplissez d'autres. Vous prendrez une place chez nous qui n'est pas encore dangereusement accaparée : la place des économistes. Et voilà qui vous met à la file d'un Léon Gérin, d'un Edouard Montpetit : deux noms qui, dans notre monde des lettres et des idées, se portent assez bien. Et derrière vous, j'entends l'applau­dissement de toute une équipe de collègues et de disciples, équipe dont l'apparition marque un palier intéressant, dans notre ascension intellectuelle.

 

Comme d'autres incarnent, dans notre pays, la coopérative, d'autres, l'école ménagère, d'autres, la bonne-entente, d'autres, le manuel unique, vous incarnez l'économie. Le problème économique, au Canada fran­çais, je me suis demandé parfois si vous n'étiez pas venu au monde avec lui. Vous êtes né à Grande-Vallée. Vous êtes un fils de la Gaspésie : terre de tous les contrastes et de tous les paradoxes : pays aussi célèbre que méconnu, aussi hospitalier à tous les passants qu'inhos­pitalier à ses enfants, pays cher au tourisme et foyer d'émigration, pays de toutes les beautés et de toutes les pauvretés, aussi riche que miséreux, pays qu'on ne cesse de vanter et qu'on ne cesse d'oublier, qui pousse aujour­d'hui, qui poussait du moins hier,— je vous l'ai montré un jour — les mêmes cris de détresse qu'il y a cent ans : preuve que le régime de l'auto s'accommode encore assez bien du char mérovingien. A Grande-Vallée, vous fûtes le fils d'un père agriculteur, qui avait de la terre, mais comme beaucoup de son pays, trop peu pour vivre, et qui demandait à la pêche, un revenu supplémentaire, pas toujours suppléant. Cependant, dans le voisinage, s'éta­lait la terre agricole, spacieuse et grasse, dans une forêt superbe, mais aussi fermée qu'une chasse gardée. Ce sont ces images cruelles à votre enfance, c'est le spectacle de cette gêne et de cette misère à côté de la richesse intou­chable et dure qui sont cause qu'avant de porter le problème économique dans votre esprit, vous l'avez porté dans votre chair. Contraste offensant et symbolique qui vous a révélé non seulement la grande pitié de la petite terre natale, mais le sort immérité de tous les vôtres du Canada français. Et voilà qui nous annonce, en même temps que l'initiateur de l'expérience agricole-forestière de Grande-Vallée et des environs, l'organisateur de l'inventaire des ressources naturelles de la province. De la première entreprise, vous avez fait un succès qui révolutionnera peut-être chez nous l'exploitation de la forêt. L'autre pourra devenir vitale le jour où ceux qui sont chargés de la direction de notre vie économique ne prendront plus les sociologues et les économistes pour de simples rassembleurs de pièces d'archives.

 

 

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Mais savez-vous qu'avant de devenir économiste, vous avez failli devenir journaliste ? Et je ne parle pas de votre passage à la Rente, journal de finance de la maison Versailles-Vidricaire-Boulais, où vous avez tra­vaillé sous la direction d'un excellent maître en journa­lisme et en langue française, Olivar Asselin. Je fais allusion à une autre aventure de votre ami Asselin. Chacun sait que l'ancien fondateur et directeur du Nationaliste et de l'Action, rêva un jour de s'asseoir dans le fauteuil d'un directeur de journal de parti. Je dois dire qu'étant resté mousquetaire, il n'entrait pas sans méfiance dans la galère. Surtout il n'était pas prêt à y entrer seul. Il désirait s'attacher quelques gardes du corps, ou, si vous le préférez, des compagnons de chaînes. Il avait jeté son dévolu en particulier sur vous, qu'à la Rente, il avait appris à estimer. Et Asselin était de ceux qui savent soupeser les hommes. Je ne sais trop pourquoi, il crut que je pourrais me constituer son recruteur de galériens. Je tentai, auprès de vous, une démarche énergique, très énergique, pour vous persuader, sans trop de peine, du reste, que vous n'aviez pas une jambe à porter le boulet et qu'au surplus, dans un bateau où vous n'aviez pas le choix de votre rame ! vous ne feriez jamais qu'un mauvais rameur. A parler franc je ne vous voyais pas beaucoup, pas plus que je ne voyais le farouche Asselin, dans ce rôle de journaliste de parti où il faut plus de crédulité que de foi, le métier exigeant d'ailleurs, pour en faire accroire un peu aux autres, de tant s'en faire accroire à soi-même.

 

Vous étiez moins fait pour le journal que pour la revue. Votre esprit grave et méditatif préférera toujours à l'improvisation la patiente réflexion. J'ai lu de vous, dans l'Action française, où, quoique petit maître de chapelle, je savais assez bien discerner les talents, puisque je vous y attirai, j'ai lu de vous une « méditation » en cinq articles, et sur un sujet très sérieux quoique peu religieux : une « Méditation pour jeunes politiques ». Vous étiez jeune en 1926; et comme bien d'autres et avec autant de succès, vous rêviez d'améliorer la politique. N'importe, cette aptitude d'esprit, ce goût de la pensée patiemment travaillée, mûrie, puis exposée, déroulée en de larges paragraphes, en des pages savantes, profondes et parfois massives et qui est le propre de l'écri­vain de revue, devait vous conduire à la rédaction, puis à la direction de l'Actualité économique : instrument qui allait forger votre avenir, votre vie. Je ne crois pas trop exagérer en affirmant que la direction de l'Actualité économique, dont vous avez fait un organe d'information de premier ordre, vous a valu les fonctions de « Conseiller technique au ministère du Commerce de la province de Québec » et de « Membre du Conseil d'orientation économique » de la même province, fonctions déco­ratives et somptueuses qui, heureusement pour les timorés, n'ont encore rien révolutionné. L'Actualité économique vous devait surtout conduire à la direction de l'Ecole des Hautes Études commerciales de Montréal, le plus beau, le plus fécond de vos titres, le plus actif levier de commande que l'on pouvait mettre à la dispo­sition d'un esprit et d'un éducateur de votre espèce. Et c'est ainsi que s'est réalisée l'unité dans votre vie et que vous êtes devenu, au pays de Québec, l'un de ces hommes rares et heureux à qui l'on n'a pas prêté des aptitudes universelles et qui, taillé pour une besogne, n'a été ni forcé ni prié d'en faire une autre.

 

Écrivain de revue, vous avez éparpillé généreusement votre production intellectuelle. Vous ne vous êtes risqué jusqu'ici qu'à bâtir un seul livre: Invitation à l'étude (1). Petit livre mais dense et précieux, comme si, dans notre production littéraire, vous aviez voulu jeter un oeuf d'abeille au milieu de tant d'oeufs d'autruche. Pour la connaissance et la solution du problème canadien-français, vous avez voulu écrire votre petit Discours de la méthode. Et le rapprochement que je me permets n'est pas trop audacieux, tant votre pensée y paraît cartésienne par la rigueur de ses déductions, l'aisance de ses exposés, la ligne droite de sa logique. Nul ne pourra désormais aborder le problème de notre vie, sans se souvenir que vous êtes passé là et que, si l'on peut encore trouver à préciser et à dire, on pourra plus difficilement ne pas vous emprunter.

 

Votre oeuvre monumentale — je dis bien monumen­tale, si Dieu vous permet de l'achever — restera cette série d'études, dont nous avons déjà vu le quatrième volume: « Notre milieu », « l'Agriculture », « Montréal économique », « La Forêt », études où vous avez démontré le profit que l'on peut tirer du travail en équipe et du travail sur le terrain ou sur le concret. Car vous êtes atteint d'une étrange manie: la manie de voir clair, toujours plus clair, de travailler dans le solide, dans le réel, et, par exemple, ce qui est fort original, de chercher et poser les données d'un problème avant d'en chercher et d'en présenter la solution. Et de là procède ce flot de lumière que vous projetez sur nos problèmes écono­miques et sociaux, lumière qui ne laisse plus aux respon­sables la faculté de les résoudre de travers, à moins que nos dirigeants, éblouis par tant de clarté inaccoutumée, n'y voient pas plus clair qu'auparavant.

 

 

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L'un des signes de l'oeuvre forte, a-t-on dit, est « qu'en toutes ses parties le fil directeur de la pensée est apparent et constant ». Une doctrine homogène y est partout sous-jacente. Dans votre « Méditation pour jeunes politiques », n'ai-je pas cru discerner les lignes essentielles de votre pensée d'aujourd'hui ? Trois idées me paraissent les idées directrices de tous vos écrits et discours. Vous croyez à l'existence d'une sociologie chrétienne. Vous n'avez rien de commun avec ces catho­liques qui se donnent l'air de penser que les encycliques pontificales, l'enseignement social de l'Église, sont bons tout au plus pour dissertations de Semaines sociales, et que, pour le reste, et chaque fois qu'il faut descendre sur le terrain pratique, on peut se mettre en coquetterie avec tous les systèmes qui portent une estampille étran­gère à notre philosophie et à notre foi. Vous croyez que la sociologie catholique est éminemment applicable à la réalité contemporaine et qu'elle possède assez de sève et de vigueur créatrices pour enfanter l'ordre nouveau, nous refaire, aussi bien, à tout le moins, qu'une Charte de l'Atlantique, une société, un monde habitable. Notre génération a eu le temps d'apprendre combien les « guerres du droit » réservent de singuliers lendemains au droit et à la justice. Dans le chaos d'où tant d'im­puissants s'emploieront à nous tirer, sociologue catho­lique, vous restez l'un de nos espoirs.

 

Vous croyez, en second lieu, à l'interdépendance des problèmes. Idée que vous tenez, sans doute, de votre sociologie, l'une des plus magnifiques synthèses de l'esprit humain et qui doit habituer aux vues synthé­tiques. Vous n'êtes pas de ces dangereux spécialistes qui n'ont, au centre de leur esprit, que l'oeil unique et morne du Cyclope et qui n'ont de suffisant, disait l'autre, que leur insuffisance. Vos études, vos observations sur le réel vous ont révélé cette vérité si simple mais si souvent oubliée, que, pour être complexe, la vie d'un peuple n'en est pas moins organique, c'est-à-dire que tous les problèmes s'imbriquent, que « la civilisation fait corps », et que vouloir résoudre, par exemple, le problème de l'agriculture, sans résoudre, du même coup, le problème de l'éducation rurale, le problème de la forêt, le problème de l'industrie, le problème des échanges commerciaux, ou vice-versa, c'est se payer la naïveté de l'horloger qui, pour faire repartir une pendule brisée, se contenterait de rajuster l'une ou l'autre des aiguil­les.

 

Votre même soumission au réel vous a fait formuler votre doctrine en fonction du pays auquel vous la des­tinez. Et c'est votre troisième idée directrice. A la différence de tant d'autres qui n'ont traversé les milieux nationalistes que pour en sortir ou s'en exorciser scrupu­leusement, vous ne vous croyez pas tenu à la mue intel­lectuelle à chaque changement de gouvernement. Vérité en deçà, erreur au delà ... des élections, n'est pas un axiome qui vous impressionne, malgré son air pascalien. Vous croyez à la dignité et à l'objectivité de l'esprit, au respect de soi-même. Vous avez retenu qu'il existe telles choses au Canada qu'une nationalité canadienne-française et une province de Québec; que ces deux entités politiques et nationales, existant de fait et de droit, ont des problèmes et des problèmes angoissants et que la base scientifique où s'appuyer, pour résoudre ces problèmes, pourrait bien n'être ni la lune ni la Terre de Feu. Il vous importe peu qu'une pensée soit nationaliste ou qu'elle ne le soit point, pourvu qu'elle soit juste. Nos problèmes sont petits, sans doute, en regard de ceux du monde universel; mais ils sont nos problèmes. Guenille si l'on veut, notre guenille nous est chère. Et nous attendrons longtemps notre complet neuf, si nous attendons qu'on nous l'envoie bénévolement et à crédit du magasin général. On aura beau faire et beau dire, on ne pourra empêcher que, peuple français et catholique, enclos dans le monde que chacun sait, nous ne soyons constamment et pour longtemps acculés à une réaction défensive et que cette réaction ne nous inspire, pour une grande part, nos règles de vie, ou, en d'autres termes, ne soit le point de départ obligé pour une définition, chez nous, des conditions du salut public. Ce n'est pas là sortir de l'objectivité; c'est nous y soumettre en toute loyauté et nécessité. Ce n'est pas, non plus, nous immobiliser « dans une contemplation statique du passé » ; comme si le na­tionaliste avait nécessairement le visage dans le dos. Ce n'est pas même soutenir, avec un penseur de quelque mérite, que « par l'étude de l'histoire, par l'esprit d'obser­vation et par l'analyse, on peut devenir prophète »; c'est tout uniment nous ressouvenir qu'un peuple ne se passe pas plus de son passé, qu'un arbre ne se passe de ses racines. Et de même qu'un arbre ne grandit et ne pousse des branches, des feuilles, des fleurs et parfois des fruits que par sa plongée dans le sol, appuyé sur la vigueur de sa sève et de son tronc, ainsi une nation ne profite et ne prospère que nourrie et fortifiée par les traditions des ancêtres, fidèle aux lois profondes de sa vie, aspirant tout le suc de son histoire et de la terre natale. Nier ces vérités de sens commun, c'est prouver une fois de plus que rien n'est plus facile, en ce bas monde que d'écrire sentencieusement une naïveté.

 

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Monsieur et cher collègue,

 

Vous pouvez entrer maintenant dans notre société, sans trop protester, selon l'usage antique et solennel, de votre très profonde indignité. La Société qui vous accueille et qui a de royale au moins le nom, s'est imposé de conscrire tous les talents; et elle le fait avec d'autant plus de conscience, qu'à l'imitation de quelques autres, elle conscrit sans le dire et sans le savoir. Vous y repré­senterez, outre les économistes, une espèce d'hommes assez intéressants qui ne doivent qu'à eux-mêmes ce qu'ils sont, qui ont monté, mais de leur seul effort, de leur seul travail, sans être portés sous les bras, sans l'appui de béquilles, sans escalateur. Et puisque je me rappelle le jour où vous, simple ancien élève d'école primaire, vous cherchiez un professeur de philosophie, vous représenterez encore, dans notre société, une famille d'esprits fort respectable; ceux-là qui, partis d'un point modeste, ne s'y résignent point, mais assoiffés et pas­sionnés de vérité, entreprennent de gravir l'un après l'autre les degrés du savoir, et, s'il le faut, pour atteindre aux plus élevés, se font hardiment pousser des ailes.

 

C'est un peu là votre itinéraire intellectuel. Il nous rappellera, pour reprendre une autre image, ces feux modestes qu'on aperçoit, au loin, dans la nuit, et qu'on prendrait pour la flamme d'une bougie, mais qui brillent et grossissent à mesure qu'on en approche, puis enfin nous apparaissent sous l'espèce d'un flambeau vigoureux et planté haut pour éclairer la route.

 

(1). Dernièrement, M. Minville a publié un volume sur l'homme d'affaires canadien-français, dont nous publierons sous peu une recension.

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Source : Lionel GROULX, « L’œuvre d’Esdras Minville », dans l’Action nationale, Vol. XXV, No 1 (janvier 1945) : 6-14.

 

 

 

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College