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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia
La pensée coopérative de Esdras Minville de 1924 à 1943 (1)
[Ce texte fut publié par Ruth Paradis en 1980. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.] Retour à la page sur Esdras Minville Lorsque Minville parle de coopération pour la première fois dans ses textes ou écrits, c'est en 1924, dans Le capital étranger. Il dira, et je cite: "Reprenons simplement pour terminer, une idée déjà vieille mais mal comprise chez nous et dont, par conséquent, l'application n'a produit jusqu'ici que de vagues résultats, mais qui, étant donné les conditions particulières dans lesquelles nous sommes placés, semble bien réunir les solutions à la plupart des difficultés dont nous nous plaignons. Nous voulons parler des associations professionnelles, de la coopération sous toutes ses formes." (2)
Si c'est la première fois que Esdras Minville écrit sur le sujet dans toute son oeuvre, il est évident que c'est après une réflexion profonde en face des problèmes à régler et également parce que déjà depuis plusieurs années il scrute attentivement ce qui se passe au Québec et dans le monde. Cela va l'amener à prendre une position sur le sujet d'autant plus ferme qu'elle s'inspire d'expériences faites et réussies dans d'autres pays et qu'ici la démarche, quoique lente, ne manque pas d'intérêt.
Minville a été si attentif à la formule coopérative qui se développait au Québec qu'il dira dans ce même texte: "Partout ailleurs, la coopération est considérée comme une force; on en use et elle donne de bons résultats. Ici, elle en produit de médiocres, parce que dans un organisme qui par définition, est un regroupement, une association, on a introduit un principe de division: la politique." Qu'est-ce à dire sur cette réflexion de Minville?
Ce qui m'a surtout frappé à la lecture de tous ces textes, c'est que dans ses nombreux écrits des années '24 à '43, Minville parlera surtout des coopératives dans les autres pays, (3) à l'exception d'une brève incursion sur l'association professionnelle dans son fameux texte Agir pour vivre de 1927 (4). L'importance de ce texte vient de ce qu'il y fait part de son plan d'ensemble en terme de développement et de planification pour le Québec, mais sans attacher plus d'importance à la formule coopérative. Son intérêt pour la formule coopérative, à cette époque, se manifeste d'une façon plus indirecte.
Dans un article de 1930, De Montréal à Victoria (5), Minville nous explique le fonctionnement du "pool" du blé et démontre par le fait même comment la coopération peut être un outil extrêmement sûr et efficace dans le développement économique.
Dans Libéralisme? Communisme? Corporatisme? publié dans L'Actualité économique, décembre 1936, Minville parle d'une formule à envisager qui serait, l'épanouissement du corporatisme dans le coopératisme, c'est-à-dire la propriété et l'exploitation collectives des entreprises. Les deux formules pourraient d'ailleurs s'appliquer, selon les exigences particulières de telle ou telle branche de l'activité économique. Cette idée rejoint beaucoup celle de la copropriété et de l'autogestion dont on parle tant de nos jours.
Un autre texte de 1938, La colonisation dans la province de Québec (6), est fort révélateur de sa pensée lorsqu'il affirme que la coopération agricole dont on parle tant depuis un quart de siècle, n'a pourtant guère réussi encore dans notre province "faute de véritables coopérateurs". Et il ajoute: "Et pourtant si notre agriculture se relève jamais on peut être sûr que ce sera par la coopération".
Cela tend à confirmer que de 1927 à 1937, Esdras Minville va surtout regarder comment fonctionne le système et l'analyser de façon rigoureuse. Lorsqu'il se décidera à proposer fermement la coopération en terme de moyen de "s'en sortir au Québec", il se sera convaincu que la formule est celle qui s'adapte le plus et le mieux au cas québécois. Selon Minville, il faut donner à la coopération, formule d'organisation souple qui peut s'adapter à n'importe quel genre d'exploitation, en plus de répondre au grand problème de la répartition des richesses, une impulsion telle qu'elle devienne un facteur d'ordre et stabilité. Cela est plus spécialement exprimé en regard de l'organisation forestière où, en 1937, après la banqueroute financière de 1929 et ses problèmes aigus, il existe une instabilité et un désarroi économique et social si grand qu'il faut revoir et repenser toute la situation au Québec.
Par le biais de la coopération, Minville s'est d'abord arrêté à regarder le secteur forestier en tant que natif de la Gaspésie. Il connaissait bien son milieu et, là, tout de suite, il cerne le problème. Pour lui, l'agriculture et la forêt doivent, dans la plupart des régions du Québec, s'appuyer l'une sur l'autre. Sans s'engager ici dans trop d'explications, disons que, nous le savons tous, nos hivers sont trop longs pour permettre à un agriculteur de vivre et d'élever une famille convenablement en ne comptant que sur les produits de la terre.
Alors, selon Minville, l'agriculteur doit pouvoir aller chercher le reste de son revenu dans le secteur forestier. Mais immédiatement les problèmes s'amoncellent. Les forêts ont déjà été concédées à de vastes entreprises disposant de grandes ressources financières. Celles-ci s'approprient nos forêts sans tenir compte des populations environnantes et de ce qu'elles deviendront dans l'avenir. D'où les abus commis un peu partout sur le sol québécois, en l'absence de soucis de planifier pour que nos ressources naturelles ne profitent pas qu'aux étrangers, mais aussi aux fils de la terre. Cela est particulièrement bien exprimé dans le texte Agir pour vivre quand il est dit, à peu près en propres termes (7), qu'il faudrait forcer les grandes entreprises à faire du reboisement à leurs frais et empêcher que se constituent des réserves en bordure de la Province, immobilisant ainsi le développement régional.
Dans ces années, on sait qu'il y a eu une grande "vague" de pensée où l'on parlait avec un certain mépris "d'agriculturisme". Sans vouloir prendre parti dans ce débat, on peut tout de suite constater la préoccupation de Minville d'appuyer l'agriculture sur la forêt et son sentiment de ne pouvoir exprimer beaucoup plus sa foi dans le coopératisme. Son expression reste assez timide, oserais-je dire. Les circonstances ne s'y prêtaient pas. Le climat n'était pas à la coopération et les esprits individualistes n'aidaient surtout pas à la promotion de la formule coopérative. Alors si Minville, malgré ses croyances déjà exprimées en la coopération, en parle encore si peu, c'est qu'il voyait juste au départ, à savoir que seule l'éducation pourrait sensibiliser (surtout les agriculteurs à cette époque) la population du Québec et l'amener à se regrouper pour mettre en commun les efforts afin d'arriver ainsi à prendre en mains leur destinée.
Dans son texte de 1939, La bourgeoisie et l'économique (8), Minville prend nettement position en faveur des associations professionnelles; et cela en vue, dit-il, "de réprimer nos tendances foncières à l'individualisme en suscitant surtout chez les jeunes générations, l'esprit de solidarité, de large collaboration, absolument indispensable à notre relèvement économique." Nous sommes devant l'évidence de constater que ce qu'il faut changer, ce sont des mentalités.
Entretemps Minville, natif de la Gaspésie comme je l'ai déjà souligné, et comme je l'ai déjà fait remarquer aussi, observateur attentif de tout ce qui se passe dans le domaine de la coopération et déjà convaincu que cette formule est tout à fait en mesure de promouvoir le développement du Québec, Minville, dis-je mettait sur pied sans qu'il en soit fait mention dans ses textes écrits entre 1932 et 1940, une entreprise agricole et forestière sur une base coopérative.
Peut-être ne voulait-il pas trop parler de la question sans avoir l'assurance que la formule pouvait être à privilégier en regard de toute autre au Québec. Mais l'expérience de Grande-Vallée ayant au départ réussi, cela lui donnera plus d'assurance pour parler avec conviction de la coopération, comme nous le verrons un peu plus loin. Connaissant bien la mentalité des Québécois, ayant également vécu une expérience, son approche de la coopération se fera de façon à instruire, à éduquer la population à ce phénomène — j'utilise à dessein le mot phénomène parce que l'histoire a démontré que les Québécois étaient tellement individualistes que si cela leur allait bien de parler de s'entraider et de coopérer ensemble, le fossé restait profond entre dire et agir.
"Chassez le naturel, et il revient au galop." Minville connaissait bien cette maxime en regard de la mentalité des Québécois. Et c'est pour cette raison qu'il parlera de coopération d'abord pour former les esprits et les redresser: l'éducation d'abord! comme il le répétera sou-vent dans d'autres textes.
En 1942, dans un article intitulé La colonisation (9), Minville définit d'une façon un peu plus détaillée, avec l'expérience vécue, sa pensée sur l'organisation coopérative de l'agriculture et de l'exploitation forestière. L'implication du forestier par le biais de la coopérative va donner le résultat que ce travailleur n'aura pas l'impression qu'il est au service de gens qu'il ne connaît pas, et voué de ce fait à une tâche de mercenaire. Il pourra développer l'esprit de co-propriétaire; et sera personnellement impliqué pour ce que la forêt représente dans son économie personnelle et aussi dans l'économie collective.
Minville nous explique le changement qui s'opère en faisant d'un bûcheron un forestier. Le forestier étant propriétaire, son intérêt est de tirer le meilleur parti de la forêt. Alors il apprendra de nouvelles techniques et ainsi ira jusqu'à investir des fonds pour une opération de sylviculture (10). Avec la formule coopérative donc, lebûcheron disparaît, le forestier le remplace; l'exploitation forestière, au lieu de miner l'esprit agricole, le raffermit.
Ce qui est intéressant à noter ici, c'est que ce que disait Minville, sur la question du bûcheron et du forestier en 1942, conserve aujourd'hui toute son actualité. Par surcroît, il y a déjà un bon bout de temps qu'on ne parle plus de bûcheron mais de forestier au Québec. Et c'est en 1943, dans un texte L'Économique — Progrès ou Régression? (11), que Minville, à l'occasion d'une analyse de la situation économique du Québec, après avoir écouté un peu tous les mots d'ordre qui ont été donnés sans les déclarer sans valeur et tout en leur reconnaissant une part de vérité, que Minville trouve que de tous ces "tâtonnements" se dégage une doctrine économique. Cette doctrine que les agriculteurs au Québec avaient adoptée longtemps avant la guerre de 1914 parce que leur condition de vie les y forçait d'une certaine façon, c'est la coopération. Par l'organisation de leurs coopératives, ils avaient découvert un élément de solution au problème économique de leur secteur. Tous ceux qui, à l'époque, observaient le mouvement coopératif, le trouvaient si lent à évoluer que même les plus convaincus se demandaient si la formule coopérative allait venir à bout de l'individualisme canadien-français.
Précisément dans ce texte où toutes les remises en question se font quant aux systèmes économiques qui se partageaient les esprits de l'époque — communisme et autres formes de totalitarisme — Minville, qui sait qu'il faudra que le monde de demain fasse davantage place à l'action collective sans verser dans le socialisme, opte pour l'association de personnes dont le type le plus puissant et le plus souple est la coopération.
Toujours dans cette analyse, où il fait état de la lenteur du mouvement coopératif à ses débuts, il admet cependant que depuis les 25 dernières années, et surtout depuis la crise, la coopération a pris un essor si considérable qu'on peut la qualifier de "force de renouveau de notre vie économique". Après avoir démontré le dynamisme des différentes coopératives depuis dix ans, Minville déclare que le mouvement coopératif est gros des "plus belles promesses d'avenir".
Ce sera en cette même année 1943, dans Les vertus du coopérateur (12), qu'il définira clairement sa pensée. On peut dès lors imaginer que ce texte a un caractère éducatif. II montre que pour devenir un bon coopérateur, comme il a déjà été dit ci-haut, il faut savoir collaborer et mettre en commun tous les moyens possibles pour y arriver. Après avoir fait le tour de la question, il dira: "De tous les mouvements lancés depuis une trentaine d'années, de toutes les tentatives amorcées en vue d'améliorer la situation économique des Canadiens-Français, le mouvement coopératif est le seul qui ouvre sur l'avenir des perspectives vraiment rassurantes."
Je ne voudrais pas terminer cette rétrospective de la formation de la pensée coopérative de Minville entre les années 1924 à 1943, introduction en somme à une analyse de l'oeuvre de Minville sur la coopération, sans expliquer certains points qui me semblent importants. Et cela sans avoir la prétention d'avoir découvert pourquoi, selon moi, Minville a eu quelques hésitations, lorsqu'il a commencé à écrire, à exprimer clairement son opinion sur la coopération, alors que par la suite il ne devait pas se contenter d'une adhésion, disons platonique, puisque jusqu'à la fin de sa carrière son travail sur la coopération sera considérable.
II y a tout lieu de croire que ce sont les querelles entre les coopératives agricoles, la Fédérée, l'UCC et le gouvernement, qui se déroulaient à partir du début du siècle, qui inspirèrent les lignes désabusées que j'ai citées au début de ce texte. Cela n'incitait pas Minville à miser à fond sur la solution coopérative, même s'il ne la rejetait aucunement, au contraire même. A sa façon propre d'aborder tous les problèmes, il a d'abord examiné toutes les avenues, il a regardé les autres solutions possibles ou alternatives. Cela peut se vérifier par les textes qu'il a écrits dans les mêmes années sur des questions plus générales.
Si Minville a opté d'une façon définitive pour la coopération, c'est que sa méthode rigoureuse d'analyser et d'interpréter les faits l'a amené à affirmer ce qui ressort du texte cité plus haut. II ne m'appartient pas ici de me prononcer sur le fond du débat. Mais la situation actuelle m'incite fortement à penser que la coopération, malgré toutes ses lenteurs, les difficultés qu'elle a connues, a donné au Québec un certain nombre de résultats concrets dont nous avons toutes les raisons d'être fiers.
À l'instar de Minville, j'aurais tendance à croire que les efforts qu'il fallait consentir au niveau de l'éducation pour obtenir de meilleurs résultats n'ont pas reçu l'assentiment nécessaire au renforcement plus rapide du système coopératif. Minville, dans son oeuvre, répète souvent: "La coopération ne saurait suffire à tout..." Mais elle demeure un moyen puissant pour réaliser l'objectif non seulement économico-social, mais aussi celui du devenir national du Québec.
1. Texte annoncé en conclusion d'un précédent article "Esdras Minville et la pensée coopérative etc., paru dans notre livraison d'octobre 1979. Madame Ruth Paradis, comme recherchiste émérite, prépare avec M. F.-A. Angers, l'édition complète des oeuvres de M. Minville, en une douzaine de volumes. Nous la remercions pour ces textes précieux.
2. L'Action française, juin 1924, p. 345.
3. L'Actualité économique, novembre 1927.
4. L'Actualité économique, février 1930.
5. Voici la liste des articles: "Le Danemark agricole" L'Actualité économique, octobre 1929. "De Montréal à Victoria" L'Actualité économique, février 1930. "Les coopératives de consommation en Allemagne", octobre 1932. "Le crédit coopératif aux Etats-Unis" L'Actualité économique, mai 1937. "Les coopératives en Finlande" L'Actualité économique, octobre 1937.
6. L'Actualité économique, novembre 1934.
7. Op. cit., p. 157.
8. L'avenir de notre bourgeoisie, J.I.C., 1939.
9. L'Actualité économique, mai 1942.
10. Cette partie de texte traite d'une idée semblable plus développée ci-dessus p. 520 et inspiré de "Libéralisme? Communisme? Corporatisme?".
11. L'Action nationale, vol. XI, Premier semestre.
12. Conseil Supérieur de la Coopération, Québec, 1943. Retour à la page sur Esdras Minville
Source : Ruth PARADIS, « La pensée coopérative de Esdras Minville de 1924 à 1943 », dans L’Action nationale, Vol. 69, No 7 (mars 1980) : 518-526.
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