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revised: 23 August 2000 | Siegfried:
the Race Question
André
Siegfried, Le Canada, les deux races: problèmes politiques contemporains, Paris,
1906. CHAPITRE
IV L'ÉGLISE CATHOLIQUE
(suite) III - SA
CRAINTE DE LA FRANCE MODERNE [Note
de l'éditeur: toutes les notes de bas de
page qui paraissent dans l'édition de 1906 ont été reportées à la fin de chaque
chapitre et renumérotées.] Aux
yeux du clergé canadien, la France moderne, libre penseuse ou tout simplement
officielle, constitue un péril non moins grand que l'Angleterre protestante. Elle
symbolise les forces de l'esprit laïque, de la pensée nouvelle, les principes
détestés de la Révolution. A ce titre, elle apparaît comme un exemple dangereux,
une nation dévoyée dont il faut craindre le contact. Qu'on ne s'y trompe pas:
sur les bords du Saint-Laurent, nous sommes, parmi les prêtres eux-mêmes pris
individuellement, l'objet de sympathies sincères et profondes; mais, au nom même
de ses principes, l'Église catholique du Canada ne peut que redouter la France
de 1789. Assurément,
malgré sa rapide et entière soumission au pouvoir britannique, le clergé français
de la conquête a pu, pendant un certain temps, garder quelque regret de notre
ancien régime. Mais, depuis la grande Révolution, le divorce est complet. Tandis
que l'Église de France perdait ses privilèges d'autrefois, l'Église canadienne
conservait les siens, justement parce qu'elle avait cessé d'être française. Du
tranquille refuge de son lointain rivage, elle assistait impunément à la crise
de 1793. Il était fatal qu'elle en vint à se féliciter de ne plus appartenir à
un pays dont elle maudissait la révolte et l'impiété. Le
développement de notre démocratie au XIXe siècle n'a fait que renforcer ce jugement
sévère. A 1789 et 1793 ont succédé 1848 et 1871. La troisième République, après
quelques hésitations, a pris le parti d'agir sans Rome et contre elle s'il le
fallait. L'école laïque, la loi sur les associations, la rupture avec le pape,
la séparation ont marqué les étapes principales de ce mouvement. Que,
dans ces conditions, l'exemple de la France soit plutôt à fuir qu'à imiter, tel
est l'avis non seulement du clergé mais de tous les Canadiens. Même les libéraux,
parmi eux, ne se sentent pas attirés par notre société moderne. Ils y viennent,
s'y plaisent, l'admirent à certains égards, mais ils refusent d'y chercher modèle. Cependant,
les journaux catholiques - et quel journal là-bas peut vivre malgré le clergé
? - ne cessent de proclamer notre décadence et notre ruine sous le régime des
francs-maçons. Qu'on lise les Semaines Religieuses, organes des évêques,
ou des feuilles catholiques indépendantes comme la Vérité de Québec, ou
de grands quotidiens comme la Patrie, la Presse, le Journal,
c'est toujours la même note : pauvre France! Tout
le monde n'approuve pas, certes ; mais c'est bien en tout cas la pensée de l'Église
qui se fait jour ainsi. «Nous avons parlé hier des malheurs de la France, écrit
le Journal. Nous nous apitoyons sur elle, parce que le mal dont elle souffre
est terrible, et nous craignons pour nous-mêmes, parce que le mal est contagieux:
c'est le mal maçonnique (1). » La Vérité félicite le Canada de n'être plus
colonie de la France: « Nous avons ainsi, grâce à Dieu, échappé aux horreurs de
la Révolution française et aux horreurs plus grandes encore, mais de nature différente,
de la France moderne et impie... Gare à la France officielle ! C'est le grand
péril de l'heure présente. Trop des nôtres ne semblent pas le comprendre. » Et
la conclusion s'impose tout naturellement : « Nous avouons bien franchement ne
pas saisir la nécessité de développer les relations entre la France et le Canada
(2). » Cette conclusion
est celle du clergé; elle vient à son heure et à sa place dans la politique générale
d'isolement que nous décrivions plus haut : du moment que la France est devenue
le foyer le plus intense de l'esprit révolutionnaire, la terre classique des idées
nouvelles, les Canadiens feront mieux de se tenir sur la réserve à l'égard d'une
nation aussi inquiétante. Qu'ils fréquentent à la rigueur les catholiques français,
encore qu'il y ait bien des libéraux parmi eux; mais, pour répéter la citation
de tout à l'heure, gare à la France officielle! Les autorités ecclésiastiques
n'aiment pas à dire tout haut ces choses, mais elles ne laissent ignorer à personne
qu'elles les pensent, et surtout elles y conforment leur action en toutes circonstances,
nous allons voir comment. L'Église
peut séparer ses fidèles du monde anglo-saxon en les laissant ignorer l'anglais.
Vis-à-vis de l'influence française, elle ne dispose pas du même moyen, car la
communauté de langue est justement ce qui rapproche le plus le Canada de la France.
Par contre , le danger, du voisinage n'existe pas ; la distance est énorme entre
les deux pays et seuls un petit nombre de gens, de part et d'autre, se rencontrent. Cependant,
ces rencontres, pour peu qu'elles se multiplient, risquent d'être fécondes en
conséquences, tout comme nos écrits peuvent provoquer des orientations nouvelles
et développer des ferments d'indépendance. La tactique de défense du clergé est
donc ici assez différente de celle que nous exposions au chapitre précédent. Il
s'attache d'abord à surveiller et à contrôler la lecture des livres qui viennent
de France ; ensuite, il ne choisit qu'avec un soin extrême ceux de nos concitoyens
qu'il appelle au Canada; enfin, il détourne autant que possible la jeunesse canadienne
d'aller chercher à Paris ses conceptions et ses mots d'ordre. Ne va-t-il pas jusqu'à
trouver parfois nos ecclésiastiques eux-mêmes légèrement suspects de libéralisme
? Diriger et contrôler
les lectures de tout un peuple, c'est une entreprise gigantesque, mais devant
laquelle l'Église canadienne n'a pourtant jamais reculé. A cet effet, elle possède,
dans la mise à l'index, une arme efficace dont elle se sert journellement.
Nos principaux auteurs modernes ont eu à en souffrir, Musset, Renan, Zola surtout
« dont le nom même ne saurait être prononcé du haut de la chaire chrétienne, ni
les oeuvres admises dans les milieux, je ne dis pas catholiques, mais seulement
honnêtes et respectables (3) ». Naturellement, l'index ne produit pas intégralement
tous les effets qu'on en attend: les ouvrages interdits circulent quand même.
Ils ne peuvent toutefois s'étaler à la devanture des libraires bien-pensants;
or, dans les petites villes, tout libraire doit être bien pensant pour subsister.
Les auteurs jugés dangereux sont de même implacablement poursuivis dans les bibliothèques
dont le clergé a le contrôle et nous montrerons plus loin la mauvaise volonté
qu'il met à laisser une bibliothèque quelconque fonctionner en dehors de lui. Cette
terreur du livre est frappante et nous demeurons étonnés de voir avec quelle méfiance
nos envois d'imprimés sont accueillis dans les milieux très catholiques. Il existe
des Canadiens intelligents et ouverts qui ont fondé des cabinets de lecture et
sont très heureux de recevoir des cadeaux de leurs amis de France. Croit-on qu'ils
puissent agir en dehors du clergé et lancer dans la circulation n'importe quoi
? S'ils l'essayaient, ils seraient brisés bien vite. Aussi les dons d'ouvrages
français doivent-ils être approuvés par l'évêque, ce qui n'empêche pas les ultras
de s'inquiéter quand même et de « voir avec alarme la France officielle s'intéresser
vivement aux oeuvres sociales du Canada (4) ». Les
hommes n'effraient pas moins que les livres. Nos compatriotes en particulier n'inspirent
pas naturellement confiance aux autorités ecclésiastiques canadiennes. Lorsqu'elles
ont leur mot à dire, dans la nomination d'un des nôtres à quelque fonction, elles
réclament de sérieuses garanties d'opinion. L'Université Laval par exemple possède
depuis plusieurs années des professeurs français dans ses chaires de littérature.
L'Église exerce, parmi les candidats, une sélection sévère, tant au point de vue
du mérite que des tendances. Cependant il arrive encore que, la nature française
étant la plus forte, certains d'entre ces maîtres se font juger trop libéraux,
trop hardis, trop français en un mot. On redoute même quelquefois de leur abandonner
une complète liberté de parole. L'un d'eux ayant commencé sa première année de
cours par le XIXe siècle, s'est vu par la suite, pour plus de sûreté, cantonné
dans le XVIIe C'était pourtant un homme prudent et modéré. Tout professeur d'idées
avancées doit donc être considéré comme sacrifié d'avance, si par aventure il
a pu se faire choisir. Il
faut en dire autant de tout conférencier nettement radical, désireux de faire
au Canada oeuvre de radical. Sa propagande rencontrera l'opposition efficace du
clergé et il en sera vite réduit à ne pas savoir sur qui s'appuyer, car s'il accepte
le patronage que les Anglais ne manqueront pas de lui offrir, il tuera lui-même
sa propre influence. Chez les Canadiens français, on n'obtient guère le succès
qu'avec l'appui ou au moins la neutralité de l'Église; ceux qu'elle combat ne
peuvent réussir, ou alors il faut qu'ils s'adressent à l'autre race. Son talent
seul n'eût pas assuré à M. Brunetière le triomphe qu'il a remporté à Montréal
et à Québec; il a fallu encore la réputation de ses sympathies catholiques, ce
qui n'a pas empêché une partie de l'opinion, à Québec, de le trouver tout de même
un peu avancé. Notons
bien que cette opposition latente à tout ce qui représente la France moderne est
spécialement le fait de l'Église. Laissés à eux-mêmes, la plupart des Canadiens,
surtout dans les villes, seraient très heureux de connaître et d'entendre davantage
les représentants, même les plus audacieux, de nos partis avancés. C'est l'Église
qui se met en travers, et elle est encore bien puissante. Au
risque de sembler paradoxal, il nous faut constater enfin que nos prêtres français
eux-mêmes ne sont pas toujours les bienvenus au Canada, lorsqu'ils viennent pour
s'y établir. Il y a surproduction de curés dans ce pays nouveau, nous le savons
déjà. Et puis, nos ecclésiastiques ne sont peut-être pas tous assez orthodoxes
: dans un curieux article de la Revue du Clergé Français, un religieux
français, le père Giquello, ancien directeur de la Semaine Religieuse
de Tours, attaché à la chapelle du Saint-Sacrement, nous raconte la grande
déception éprouvée par lui à l'égard de cette colonie, si célèbre parmi nos catholiques
: « Dans les diocèses canadiens, écrit-il, il n'y a pas de place pour les prêtres
de France... Le clergé canadien fait sienne la doctrine de Monroë et dit : Le
Canada aux Canadiens... Même quand les séminaristes y seraient en nombre insuffisant
pour leurs diocèses respectifs, les prêtres français s'en verraient tout de même
écartés de parti pris. Essayez. Présentez-vous à l'un de ces évêques canadiens
que nous accueillons si bien en France : vous serez très bien reçu, on vous dira
mille choses aimables. Encouragé par cet accueil qui semble bienveillant
et sympathique, offrez votre dévouement, dites votre sincère désir de faire oeuvre
de prêtre, exposez même vos aptitudes et, si vous en avez, vos talents. Changement
à vue. La physionomie épiscopale, tout à l'heure radieuse, s'ennuage, les sourcils
se froncent, un pli très dur se creuse au coin des lèvres, un refus catégorique
est formulé, l'évêque vous congédie... impoliment. Je garantis que, huit fois
sur dix, les choses se passeront ainsi, ou à peu près (5). » Que
les libres penseurs ou libéraux français viennent en Amérique semer la graine
de leurs idées, ou que les Canadiens aillent en France chercher des inspirations,
le mal, aux yeux de l'Église, est le même. Aussi ne pousse-t-elle pas la jeunesse
qui lui est confiée à aller terminer ses études dans notre pays. C'est ainsi qu'elle
ne voit pas avec faveur la création de bourses pour l'Université de Paris. A notre
capitale, suspecte d'irréligion, elle préférerait Lille, Fribourg ou Louvain,
villes plus catholiques. Mais, Fribourg ou Louvain, ce n'est plus la France! C'est
à propos des étudiants en médecine que la question s'est posée de la façon la
plus nette. Nos frères d'Amérique ont de tout temps montré de brillantes dispositions
pour la carrière médicale. Il est donc tout naturel que les plus distingués d'entre
eux songent à se perfectionner à Paris, où ils ont le double avantage de parler
leur langue natale et de trouver une Faculté de premier ordre. Nombreux (pas très
nombreux cependant) sont en effet les jeunes Canadiens qui, librement, s'y sont
fait inscrire. L'Église ne pouvait rien faire pour les en empêcher. Mais
un jour vint où l'on parla, d'une façon plus précise, de l'opportunité de donner
des bourses de voyage, à destination de la France, aux jeunes médecins de l'Université
Laval. L'idée était excellente, aisément réalisable, et le gouvernement français
l'accueillait avec la plus grande faveur. Cependant, rien ne fut fait. Était-ce
simplement par apathie ? Nullement, et l'archevêque de Montréal le laissa deviner
à son entourage : il redoutait pour les boursiers l'influence mauvaise de Paris.
La Vérité, enfant terrible du parti ultramontain, ne se gêna pas pour dire
tout haut ce que certains catholiques inquiets pensaient tout bas : « On a lancé
l'idée d'établir un collège de médecins à Paris pour les étudiants canadiens français.
Cette idée n'est pas sans causer de vives alarmes. Car si la capitale de la France
est un foyer de science, elle est aussi hélas un foyer de corruption et d'impiété.
Si le projet peut être réalisé sans péril pour la foi de nos futurs médecins,
c'est fort bien. Sinon, qu'on y renonce, car il vaut infiniment mieux pour notre
pays avoir des médecins un peu moins savants mais religieux, que des médecins
un peu plus savants et impies (6). » En
adoptant cette attitude, l'Église est logique avec elle-même et il est à craindre
que toute tentative analogue à celle que nous venons d'exposer ne rencontre sur
son chemin l'opposition formelle, quoique peut-être déguisée, du clergé. Si la
nécessité se présente de chercher au dehors un complément à certaines branches
du haut enseignement canadien français, craignons qu'on ne s'adresse pas à nous,
comme il serait si naturel de le faire, et qu'on se souvienne qu'il existe en
Europe des centres de culture française, comme la Suisse et la Belgique, où les
progrès de l'esprit laïque et moderne sont moins accusés que chez nous. N'est-il-pas
pénible, en tout cas, d'avoir à constater que, sur le terrain proprement universitaire,
la cause du rapprochement franco-canadien ne peut pas compter l'Église au premier
rang de ses champions ? Les
laïques ne sont pas les seuls qui songent, une fois leurs études terminées au
Canada, à aller les parachever en Europe. Les ecclésiastiques éprouvent le même
désir et c'est pour les plus brillants d'entre eux une semblable nécessité. Rome
naturellement est leur grand but; mais la France est sur le chemin et ils aiment
à s'y arrêter. Des liens
étroits devaient naître ainsi. En vertu d'une sorte de tradition, des amitiés
fidèles et charmantes se sont en effet nouées entre les membres les plus distingués
des deux clergés. Par des visites prolongées dans notre pays, nombre de jeunes
prêtres canadiens ont appris à l'aimer et à l'admirer, plus peut-être que leurs
chefs ne l'auraient voulu. Par leur contact avec l'Église de France, ils ont vu
aussi qu'il peut exister, même dans la société ecclésiastique, un certain libéralisme
dont on ne parle guère chez eux. Est-ce
la raison qui fait que, depuis plusieurs années, l'Église canadienne semble vouloir
détendre un peu ces relations, professionnelles pour ainsi dire? Sans doute, car
on devine, à plusieurs indices, qu'elle redoute un peu ce contact. Les séjours
à Saint-Sulpice ne sont pas recommandés. D'autre part, il existait autrefois et
naguère encore à Rome un séminaire sulpicien, commun aux Français et aux Canadiens.
C'était là, sous le même toit, pendant les longs mois d'une fréquentation intime,
que se créaient ces rapports d'amitié intellectuelle et morale qui restaient,
comme un trait de lumière, dans toute la vie de ceux qui les avaient connus. Cette
institution mixte a récemment disparu et, au point de vue français, il faut le
déplorer. Aujourd'hui, un séminaire spécial groupe séparément les Canadiens dans
la Ville Éternelle. Plusieurs membres du jeune clergé de la province de Québec
m'ont ouvertement exprimé le regret qu'ils en éprouvaient. Ce sont des jeunes
et des libéraux. S'ils sont un jour évêques, ils ne penseront peut-être plus de
même. Ainsi, dans une
idée de propre défense, l'Église canadienne s'applique à relâcher, plutôt qu'à
resserrer les liens qui l'unissent à la France républicaine et même à la France
ecclésiastique. L'une représente à ses yeux le danger radical, l'autre le danger
libéral. Jusqu'à présent, elle a partiellement réussi dans sa résistance. Mais
il est peu probable qu'elle puisse continuer toujours une semblable politique
à l'égard de notre pays. En dehors d'elle et malgré elle, les rapports sont de
jour en jour plus fréquents et il est impossible qu'une infiltration ne se produise
pas. L'isolement que l'Église souhaite pour le Canada est contraire à toute la
logique de notre époque. A ce titre, il ne peut durer.
(1) Le Journal (Montréal),
22 novembre 1904. (2) La
Vérité, 1 Juin, 15 Juillet 1904. (3)
Lettre de Mgr. Bruchesi, archevêque de Montréal,1903. (Cité par M. G. Giluncy,
L'Européen, 31 octobre 1903.) (4)
La Vérité, 15 mai 1904. La Vérité va même jusqu'à juger dangereuse la lecture
de la Revue des Deux-Mondes. À propos du don, par une "généreuse rouennaise",
de trente-trois années de cette Revue, le journal québecquois écrit: "Et
les trente-trois années de la Revue des Deux-Mondes, croit-on qu'il ne s'y trouve
rien de répréhensible? Il faut peu connaître l'histoire et le caractère de cette
Revue pour le supposer." (5)
P. GIQUELLO, Choses canadiennes, Revue du Clergé français, 15 décembre
1904. (6) La Vérité,
15 juillet 1904. André
Siegfried, Le Canada, les deux races: problèmes politiques contemporains, Paris,
1906. CHAPITRE
V L'ÉGLISE CATHOLIQUE
(suite) IV - SON
INFLUENCE DANS LA VIE SOCIALE
[Note de l'éditeur: toutes
les notes de bas de page qui paraissent dans l'édition de 1906 ont été reportées
à la fin de chaque chapitre et renumérotées.] Ayant
isolé ou tenté d'isoler son troupeau des influences étrangères qu'elle juge dissolvantes
et dangereuses, l'Église s'attache à le surveiller et à le diriger, jusque dans
les moindres manifestations de son activité. Loin de consentir à être reléguée
par l'État dans une abstention qui respecte la liberté du citoyen, elle affirme
au contraire hautement son droit et sa prétention de guider la société civile,
qu'elle considère comme inférieure à elle-même : « L'Église n'est pas seulement
indépendante de la société civile, elle lui est supérieure par son étendue et
par sa fin... Ce n'est pas l'Église qui est dans l'État ; c'est l'État qui est
dans l'Église (1). » Qu'il
s'agisse donc de vie sociale ou politique, de vie privée ou publique, le clergé
entend avoir son mot à dire, bien plus, ses instructions à donner. Il veut qu'aucune
orientation de quelque importance ne se dessine, sans qu'il l'ait ou inspirée
ou au moins autorisée. Il condamne la théorie de la séparation des domaines laïque
et religieux et, comme devant lui les obstacles sont faibles ou inexistants, il
tend à constituer dans la province de Québec une véritable petite théocratie. C'est
ainsi que, dans le milieu canadien français, l'individu, la famille, les relations
mondaines sont entourées d'un réseau serré d'influences ecclésiastiques, auxquelles
il leur est presque impossible d'échapper. Remarquons que, de leur côté, les protestants
restent parfaitement libres. Les libres penseurs jouiraient de la même indépendance,
qui leur est du reste garantie par la loi, s'ils étaient assez nombreux pour se
soutenir mutuellement. Mais les catholiques, croyants, indifférents ou même libérés
ne peuvent se soustraire qu'avec la plus grande difficulté aux conditions constitutives
d'une société façonnée par Rome. S'ils ne consentent pas à s'y soumettre, au moins
dans la forme, la vie sociale leur devient impraticable, ou peu s'en faut. On
connait le cas, classique chez nous, du radical ou du socialiste dont la femme
est cléricale. Tout Canadien un peu émancipé ressentira la même gêne que lui.
Au fond de son âme, il pourra certes conserver les conceptions qui lui plaisent;
il pourra même, dans une large mesure, les exprimer par la parole ou par la plume.
Mais il ne pourra guère les mettre en pratique dans sa vie de famille. Trouvera-t-il
à se marier civilement, à supposer que sa conscience lui interdise un mariage
à l'église ? C'est peu probable. II lui faudra, sur ce point, céder à sa fiancée,
c'est-à-dire au clergé, déjà puissant par là sur sa nouvelle vie. Puis, s'il se
refuse tout d'abord à suivre les cérémonies religieuses, l'insistance bien naturelle
d'une femme pieuse, la réprobation tacite de l'opinion finiront le plus souvent
par avoir raison de sa résistance. C'est ainsi qu'à Montréal certains libres penseurs,
francs-maçons peut-être, sont régulièrement entraînés à la messe. Ils ne l'écoutent
pas, ne la respectent pas, apportent même des livres pour les lire ostensiblement
pendant le service. Qu' importe ? Ils sont là, et leur seule présence est déjà
un acte de soumission. On devine par cet exemple le courage, l'obstination qu'il
faut avoir au Canada français pour s'évader même de ces formes extérieures. Mais
c'est quand arrive l'heure d'instruire les enfants que le pouvoir du clergé se
manifeste irrésistiblement. Il n'y a pas d'écoles laïques, avons-nous dit plus
haut; il faut donc choisir entre l'école anglaise, de tendance protestante et
l'école française, de tendance ou de caractère nettement catholique. Nous avons
exposé le cruel problème de conscience qui se pose dans ce cas au protestant.
Le libre penseur n'est pas moins embarrassé, car aucune des deux alternatives
ne peut le satisfaire. Enfin le catholique, ou simplement le mari indifférent
d'une femme pratiquante n'ont pas l'autorisation d'hésiter; ils ne sauraient faire
acte d'indépendance, sans s'exposer à la redoutable hostilité du pouvoir ecclésiastique
: c'est difficile, dangereux, impossible. Dans ces conditions, il est presque
fatal que tout enfant canadien de langue française finisse par retomber sous l'influence
romaine. Cette sorte
de domination sur l'enseignement est pour l'Église une question de vie ou de mort
; son avenir même en dépend. Aussi est-ce le dernier point sur lequel elle soit
disposée à faire même la moindre concession. Que les protestants anglais fassent,
de leur côté, ce qui leur plait, qu'ils organisent des écoles sans Dieu, elle
ne protestera pas : il ne s'agit pas en effet de son domaine réservé. Mais qu'on
menace de porter la main sur les écoles confessionnelles françaises, pour les
mettre sous la direction ou même sous la simple surveillance de l'État, alors
le clergé tout entier donnera, comme un seul homme. La
soumission du fidèle dans la question scolaire fait étroitement partie de l'obéissance
catholique. L'Église n'admet pas qu'il s'y soustraie et, sur cet article, elle
ne transige pas. « Ceux qui ne suivent pas la Hiérarchie, dit à ce sujet Mgr Langevin,
ne sont pas catholiques. Quand la Hiérarchie a parlé, il est inutile pour le catholique
de la contredire car, s'il le fait, il cesse d'être catholique. Pareil homme peut
bien se parer du titre; mais moi je dis, en ma qualité d'évêque et avec la pleine
autorité qui s'y attache, que le catholique qui n'obéit pas à la Hiérarchie sur
la question de l'école, cesse d'être catholique (2). » Ces paroles expriment nettement
la règle qui a toujours dirigé le clergé canadien en matière d'enseignement. Le
contrôle de l'éducation ne saurait suffire à l'Église. L'enfant, devenu jeune
homme, est exposé de toutes parts, même au Canada, à la contagion des idées modernes.
Parles livres, par les journaux, il peut entrer en contact presque direct avec
les représentants les plus avancés, les plus révolutionnaires du monde actuel.
Un redoublement de vigilance s'impose donc pour que l'homme ne renie pas tout
ce qu'a appris l'écolier. La
mise à l'index est un premier obstacle opposé par l'autorité ecclésiastique
à la liberté, jugée dangereuse, des lectures ; parce moyen, l'achat de bien des
ouvrages suspects, ou déclarés tels, est rendu difficile. Visitant une librairie
de petite ville, dans la province de Québec, j'y cherchai en vain plusieurs maîtres
du roman français contemporain ; frappés d'interdiction, il ne figuraient ni à
la devanture, ni dans les casiers. J'en découvris, il est vrai, une collection
assez complète dans la chambre du fils de la maison, mais il les cachait derrière
un rideau. Je compris alors comment fonctionnait l'index : l'Église n'avait
pu empêcher notre littérature de pénétrer, c'eut été impossible ; elle la rendait
cependant inabordable à la masse des campagnes et sauvait au moins les apparences
; il faut reconnaître que c'est déjà beaucoup. Ce
n'est toutefois pas par l'intermédiaire du volume acheté que les doctrines nouvelles
ou subversives risquent surtout de se répandre, c'est par les bibliothèques publiques.
Aussi l'Église leur a-t-elle déclaré une guerre sans merci. Non qu'elle s'oppose
à la création ou à l'existence de toute bibliothèque, quelle qu'elle soit ; mais
elle tient essentiellement à contrôler toutes celles qui se fondent et à les contrôler
souverainement, faute de quoi elle les empêche de naître ou bien les détruit.
L'histoire du Canada, depuis un demi-siècle, a fourni plusieurs exemples frappants
de cette opposition raisonnée du clergé à la lecture libre, facile et indépendante
des livres modernes. Le
plus célèbre est celui de l'Institut Canadien. C'était une société scientifique
et littéraire qui avait été fondée en 1844, à Montréal, par un groupe de jeunes
gens appartenant principalement à la nuance libérale. Tous étaient catholiques,
mais, dans un esprit de large tolérance, ils admettaient parmi eux des Anglais
protestants. L'oeuvre ayant fait de rapides progrès, des Instituts Canadiens,
semblables au premier, s'établirent dans la plupart des villes. En 1854, la province
de Québec en contenait plus de cent. L'Église
s'émut et leur suscita des associations rivales, les Instituts Nationaux, qu'elle
tenait étroitement sous sa surveillance. En 1858, cette tactique avait abouti
à la disparition de tous les Instituts Canadiens, à l'exception d'un seul, celui
de Montréal, qui tenait bon et, malgré son respect déclaré pour la religion, refusait
de passer sous les Fourches caudines. Il devint bien vite une véritable bête noire
pour les autorités ecclésiastiques. On
lui reprocha d'abord d'avoir une bibliothèque indépendante, avec une salle de
lecture où se lisaient deux journaux protestants, le Montreal Witness et
le Semeur Canadien. Puis, Mgr Bourget, évêque de Montréal, se plaignit
que la société possédât des livres immoraux. Le comité répondit qu'à son avis
l'accusation était injustifiée et que, du reste, il se considérait comme seul
qualifié pour décider de la question. C'était
la guerre. Dans une lettre pastorale, l'évêque, posant nettement le problème,
déclara ouvertement que le comité s'était rendu coupable de deux fautes graves:
la première était de s'être prétendu seul compétent pour juger de la moralité
ou de l'immoralité de certains ouvrages; la seconde était d'avoir dit que la bibliothèque
ne contenait pas d'écrits immoraux, alors qu'on y trouvait des livres mis à
l'index. Il sommait le comité de revenir sur ses affirmations. Sinon,
il serait interdit aux catholiques de faire partie de l'Institut Canadien. La
situation devenait inextricable pour les membres de la société. Catholiques pour
la plupart, ils s'exposaient aux plus graves ennuis en résistant à l'évêché. En
1863, ils se décidèrent à tenter une transaction: l'évêque désignerait les livres
jugés par lui mauvais et ils seraient mis sous clef. A cette proposition Mgr Bourget
ne fit qu'une fuyante réplique. Au fond, ce qu'il voulait, c'était la disparition
complète de l'Institut, non sa réforme. Le comité ne tarda pas à le comprendre
et, en désespoir de cause, il fit appel à Rome. Après quatre années d'attente,
il ne reçut du pape qu'une nouvelle condamnation : tous ceux qui continueraient
à faire partie de la société ou à lire son annuaire seraient privés des sacrements.
La résistance devenait impossible. En 1869, l'Institut Canadien ferma définitivement
ses portes. L'Église avait été plus forte que la liberté. Depuis
lors, les prétentions du clergé ne se sont pas modifiées. Peut-être met-il, dans
la forme, plus de mesure que Mgr Bourget. Toujours est-il qu'il poursuit de la
même réprobation la création de bibliothèques publiques, indépendantes de lui.
En 1903,M. Carnegie, le roi du fer, offrit à Montréal, sous la condition de certaines
charges, une grande bibliothèque, semblable à celles dont il a doté nombre de
cités américaines. L'aubaine était d'autant meilleure que Montréal possède seulement
deux collections publiques médiocres de livres français. Cependant, le conseil
municipal refusa et l'on raconta partout que c'était l'influence ecclésiastique
qui l'avait détourné d'accepter la donation. II
reste donc, aujourd'hui comme hier, très difficile de créer au Canada une oeuvre
d'éducation sociale française, je ne dis pas contre l'Église, mais simplement
en dehors d'elle. Appliquant le mot de l'Évangile: celui qui n'est pas avec
moi est contre moi, elle exige une soumission complète ou bien vous
accule à l'hostilité déclarée. Tenant en main l'armée disciplinée de ses fidèles,
il lui est aisé de boycotter une institution qui lui déplaît, d'empêcher par exemple
le fonctionnement d'une bibliothèque française qui ne subit pas sa loi. Et ainsi,
sous une législation qui présente, dans ses textes, toutes les garanties du libéralisme,
la liberté du livre laisse fort à désirer au Canada français. La
liberté de la presse est de même loin d'y être complète. Assurément, aucune loi
ne la restreint. Les journaux anglais s'écrivent, s'impriment, s'achètent, sans
que surgisse aucune intervention extérieure. En apparence, il en est de même pour
les journaux français ; mais ce n'est qu'une apparence. Par la menace de l'interdit,
l'évêque exerce sur eux un contrôle à peu près irrésistible. En effet, l'interdiction
faite en chaire, le dimanche, de lire telle ou telle feuille ne reste pas sans
résultat : on s'en aperçoit de suite à la vente. Si la simple interdiction ne
suffit pas, le confessionnal fait le reste et l'autorité du clergé est si forte
qu'aucun journal ne peut vivre contre lui ou malgré lui. L'aveu en échappe à presque
tous les journalistes de langue française dans la province de Québec. Ils se sentent
bien capables de lutter un, deux, trois mois peut-être; mais passé ce délai, ils
le reconnaissent eux-mêmes, l'Église finit toujours par l'emporter; son insistance
ne se lasse point, cependant que la feuille récalcitrante meurt lentement, faute
de lecteurs. Ce n'est
pas que tous les publicistes canadiens soient orthodoxes. Loin de là. Il y a,
parmi eux, beaucoup de libéraux et même d'anticléricaux qui déplorent la situation,
mais sont bien obligés d'en tenir compte pour ne pas mener leur journal aux abîmes.
Tous ou presque tous en arrivent ainsi à s'entendre avec le clergé ; celui-ci
n'est regardant que pour ce qui concerne les intérêts ecclésiastiques ; pour le
reste il est très large. Mais sur le point spécial qui le touche, il ne laisse
rien passer. A Montréal par exemple, tout article, télégramme ou fait-divers de
nature à provoquer la susceptibilité de l'Église est sévèrement relevé par un
avertissement de l'archevêque ; une récidive exposerait aux plus graves désagréments.
Les administrateurs, soucieux des intérêts de leurs actionnaires, évitent donc
avec soin tout conflit de cette nature; par une sorte d'accord préalable, il arrive
même souvent qu'un chanoine, spécialement délégué à cet effet, prend connaissance
des épreuves et fait rayer ce qu'il juge mauvais. Dans ces conditions, on devine
que toute campagne anticléricale est absolument interdite aux grands quotidiens
français ; ils ne l'essaieraient pas sans risquer leur existence même. Ce
qui n'est pas possible à un grand journal, obligé avant tout de conserver sa clientèle,
l'est-il du moins à une feuille de combat, de moindre envergure, mais désireuse
de discuter et de répandre des idées ? En un mot, dans les circonstances actuelles,
un journal anticlérical peut-il exister au Canada français ? L'expérience a toujours
prouvé que non. Nous pourrions citer le cas déjà lointain du journal rouge, Le
Pays, condamné deux fois par Mgr Bourget et finalement vaincu par lui. Mais
il est plus intéressant de rappeler l'aventure très récente de deux publications,
les Débats et le Combat, qui furent aisément réduites à néant par
les interdits de Mgr Bruchesi, archevêque de Montréal. Les
Débats, disparus aujourd'hui, étaient une feuille opposée à l'Église et
ses rédacteurs l'attaquaient d'une façon très directe. Plusieurs avertissements
leur furent adressés, mais sans effet. Au lieu d'imiter la sagesse prudente de
leurs confrères, ils persévérèrent dans leur ligne politique. La réponse ne se
fit pas attendre. Par une lettre qui fut lue au prône dans toutes les églises
du diocèse, l'archevêque jeta l'interdit sur le journal révolté : « Nous pouvons
dire que nous avons épuisé à l'égard des Débats tous les moyens de charité
et de douceur. Cependant, à notre grand regret, nous n'avons constaté aucun amendement.
L'oeuvre mauvaise a été continuée, peut-être même avec plus d'audace. A propos
d'évolution, ce journal a émis des doctrines voisines de l'hérésie, si elles ne
sont pas formellement hérétiques; il a insulté d'une manière ignoble la mémoire
si sainte et si vénérée de Mgr Ignace Bourget. Il a insulté Pie IX et s'est moqué
du Syllabus. Nous ne pouvons pas tout rappeler ici. Lorsque dernièrement
nous écrivions aux catholiques d'une de nos paroisses pour leur rappeler les lois
de la sanctification du dimanche, il ne trouvait rien de mieux à faire que de
tourner notre lettre en ridicule... Pères, et mères, laisseriez-vous entre les
mains de vos enfants un poison qui pourrait leur donner la mort ? Le mauvais livre,
le mauvais journal sont pour l'âme, vous le savez, des poisons mortels. Nous tenons
à conserver chez tous, chez la jeunesse surtout, qui nous est si chère et qui
s'expose plus facilement au péril, la foi, les bonnes moeurs, les pratiques religieuses,
l'amour de la sainte Église et le respect de son autorité... Voilà pourquoi nous
voulons arrêter la diffusion de ces feuilles dangereuses, capables de causer aux
âmes un tort irréparable. En conséquence, en vertu de notre autorité épiscopale
et en vertu des règles de l'index, nous interdisons à tous les fidèles
de notre diocèse de vendre, d'acheter, de lire et de garder le journal Les
Débats... Sera le présent mandement lu au prône de toutes les églises où se
fait l'office public et au chapitre de toutes les communautés religieuses, le
premier dimanche qui en suivra la réception. Donné à Montréal, sous notre seing
et sceau et le contreseing de notre chancelier, le vingt-neuf septembre mil neuf
cent trois (2). » Signé : Paul, archevêque de Montréal. Les
Débats ne pouvaient évidemment résister à un interdit aussi catégorique.
Ils disparurent... mais pour renaître sous un autre nom, Le Combat. Le
Combat continua la même politique que son prédécesseur et subit du reste
exactement le même sort; c'eût été s'abuser étrangement que d'espérer autre chose.
Le 20 janvier 1904, l'archevêque lançait en effet un second interdit : « Le 29
septembre 1903, je me suis vu dans l'obligation d'interdire la lecture du journal
Les Débats. Depuis lors, ce journal a continué à paraître sous un autre
titre, mais dans le même esprit. Il annonce qu'il est dans sa cinquième année
et les numéros de chaque exemplaire font suite aux numéros anciens. Or, vous le
comprenez, c'est une feuille dangereuse que j'ai prohibée, ce n'est pas seulement
un nom. En conséquence, la feuille interdite le 29 septembre demeure interdite
dans tout le diocèse, quel que soit le titre qu'on puisse lui donner et tant qu'il
n'y aura pas eu soumission et amendement de la part de ses directeurs. Tant que
l'interdit n'aura pas été levé, il est y défendu de la vendre, de l'acheter, de
la lire et de la garder (3)... » Ainsi,
Mgr Bruchesi condamnait officiellement non seulement les Débats, non seulement
le Combat, mais par avance tout journal de même esprit, quel que pût être
son nom : c'était l'interdit général, mis en bloc sur toute une catégorie d'idées,
sur une province entière de la propagande. Le Combat n'eut pas de successeur
et n'en pouvait avoir, car la preuve était faite de la toute-puissance épiscopale.
Aucune loi civile n'empêchait la feuille anticléricale de continuer sa publication,
mais elle ne trouvait plus de lecteurs, dès l'instant que l'archevêque avait défendu
de l'acheter. L'intérêt
de cette étude - et c'est par là que nous terminons - est de montrer l'immense
autorité que peut prendre l'Église, lorsqu'elle ne rencontre aucun obstacle. Les
doctrines de Mgr Bourget et de Mgr Bruchesi ne leur sont pas personnelles, ce
sont celles de Rome, sous Léon XIII ou Pie X comme sous Pie IX. Qu'on lise l'encyclique
Libertas, écrite par Léon XIII le 20 juin 1888, on y trouvera les principes
mêmes qu'ont appliqués les deux prélats canadiens, c'est-à-dire la prétention
de l'Église de contrôler elle-même l'exercice de toutes les libertés modernes,
qu'il s'agisse des cultes, de la parole, de la presse, de l'enseignement ou même
du domaine de la conscience (4). Au
Canada français, le clergé catholique a réussi, plus qu'ailleurs, dans l'exécution
de ce programme. Et cependant, toutes ces libertés sont inscrites dans la Constitution
canadienne. C'est un de ces cas où la liberté figure dans les lois, mais n'existe
pas encore dans les moeurs. (1)
Lettre pastorale collective de l'épiscopat de Québec, le 22 septembre 1875. (2)
Adresse de Mgr Langevin, évêque de Saint-Boniface, à Montréal, en 1896. (Cité
par J. S. WILLISON, Sir Wilfrid Laurier and the Liberal party, t. II, p.
239). (3) Lettre de Mgr
Bruchesi "à ses collaborateurs", le 20 janvier 1904. (4)
Cf. Lettre encyclique de Sa Sainteté Léon XIII aux patriarches, primats,
archevêques et évêques du monde catholique sur la liberté humaine, 20 juin
1888 (communément appelée Encyclique Libertas), Desclée et Cie, Lille,
1888: «
... Cette liberté si contraire à la vertu de la religion qu'on appelle la liberté
des cultes... (p. 34). Examinons maintenant la liberté de parole et de la presse.
II est à peine besoin de dire que cette liberté, si elle n'a pas les tempéraments
voulus, mais dépasse toute borne et toute mesure, ne peut être un droit... (p.
35). Il faut porter un jugement semblable sur la liberté d'enseignement... La
liberté d'enseignement, c'est-à-dire la faculté illimitée pour chacun d'enseigner
à sa guise tout ce qui lui plait est tout à fait contraire à la raison et de nature
à pervertir totalement les intelligences. Pareille faculté, le pouvoir public
ne peut l'accorder à un pays sans forfaire à son devoir... (p. 37). Une autre
liberté que l'on exalte beaucoup aussi est la liberté de conscience. Si l'on entend
en ce sens que chacun peut, à son gré, servir Dieu ou ne pas le servir, les raisons
que nous avons développées jusqu'ici montrent assez jusqu'à quel point elle doit
être rejetée... (p. 43). Source:
André SIEGFRIED, Le Canada, les deux races: problèmes politiques contemporains,
Paris, Armand Colin, 2e édition, 1907, 415p., pp. 29-52. ©
2000 Claude Bélanger, Marianopolis College |