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Last revised:
23 August 2000


Siegfried: the Race Question

ERREURS ET PRÉJUGÉS À PROPOS D'UN LIVRE PERFIDE.

ENCORE M. SIEGFRIED - QUELQUES UNES DE SES IDÉES ET QUELQUES-UNS DE SES JUGEMENTS

Deuxième partie

Par

Raphaël Gervais [pseudonyme de Dominique-Ceslas Gonthier]*

 

Je n'avais nulle intention de revenir à M. Siegfried, pour plus d'une raison. Il me semblait suffire à la plupart de nos lecteurs qu'on leur signale son livre en indiquant, avec quelques preuves à l'appui, son esprit et sa portée. Je crois l'avoir fait autant qu'il le faut dans ma causerie de juillet. Tout lecteur intelligent et réfléchi trouvera sans doute, qu'avec le désir d'être impartial et le parti pris d'être sérieux, M. Siegfried, à cause de ses préjugés sectaires, et un peu des informations incomplètes et insuffisantes qu'il a reçues de ses amis, n'a pas laissé d'être souvent superficiel et parfois injuste dans ses appréciations et ses jugements.

Mais, comme il fallait s'y attendre, précisément par ce qu'il a d'injuste, d'incomplet et d'anti-religieux, le livre de M. Siegfried fait bien l'affaire de notre école de laïciseurs plus ou moins conscients et de maçons plus ou moins enragés. Pour eux c'est un évangile, qui nous révèle la vérité et toute la vérité sur notre pays. L'un deux a même commencé une série de commentaires à l'usage des fidèles et, si l'on en juge par le début, le commentaire sera digne par ses inepties de ce qu'il y a de plus défectueux dans l'auteur.

D'autres, et non des moins huppés, le lisent avec enthousiasme et le commentent avec ferveur en petit comité. Je ne leur en voudrais pas de cette admiration, pourvu qu'on ne veuille pas l'imposer, et qu'elle se porte sur les parties saines et vraies du livre de M. Siegfried et non sur certaines parties qui n'ont aucune valeur (1).

Revenons donc sur l'ouvrage, non pour en dire la valeur exacte et en indiquer l'esprit : c'est fait déjà suffisamment, - mais pour relever certaines idées ou insinuations auxquelles on donne trop de crédit. Prenons au hasard le vrai comme le faux, - le vrai dont on ne parle guère et qu'on affecte parfois de ne pas lire ou de ne pas remarquer, le faux qui, pour être présenté sous une forme élégante et jolie, n'en est pas moins l'erreur toujours détestable quand elle n'est pas dangereuse.

M. Siegfried se plaint beaucoup de ce qu'il appelle « l'opposition latente à tout ce qui représente la France moderne, » et il en tient responsable le clergé catholique.

Il (le clergé) s'attache d'abord à surveiller et à contrôler la lecture des livres qui viennent de France; ensuite, il ne choisit qu'avec un soin extrême ceux de nos concitoyens qu'il appelle au Canada ; enfin, il détourne autant que possible la jeunesse canadienne d'aller chercher à Paris ses conceptions et ses mots d'ordre (?) Ne va-t-il pas jusqu'à trouver parfois nos ecclésiastiques eux-mêmes légèrement suspects de libéralisme ?

Ces péchés, je l'avoue, me semblent pardonnables.

Notons qu'il ne s'agit point ici des bons livres, mais des mauvais. L'Eglise en interdit la lecture au Canada comme en tout pays, non parce qu'ils sont français, mais parce qu'ils sont mauvais. Elle ne serait pas moins hostile aux mauvais livres anglais ou allemands, s'ils pouvaient facilement être compris du peuple. Les romans français sont l'objet d'une défiance particulière, parce que la langue les rend accessibles à tout le monde, et qu'ils s'acharnent plus volontiers à perdre l'esprit et les moeurs.

Les livres français de bonne et saine littérature sont mis aux mains des enfants eux-mêmes et des jeunes gens avec autant de confiance que les livres composés et imprimés au pays. Mais quel Français respectable laisserait franchir le seuil de sa maison à un pornographe comme Zola ? Quel chrétien, même français et peu fervent, mettrait aux mains de son fils l'auteur de l'Abbesse de Jouarre et de la Vie de Jésus ? Quel honnête père de famille, même français, serait assez aveugle pour donner en pâture à ses jeunes gens les oeuvres de Musset ?

Le clergé n'a point au Canada plus qu'ailleurs la terreur du livre, ni la terreur du livre français, mais la terreur du mauvais livre, du français plus que d'aucun autre, parce qu'il est plus accessible au grand nombre. Faut-il l'en justifier? La réponse sera courte: si les Français de France avaient eu davantage la terreur du mauvais livre, ils ne seraient pas aujourd'hui en si grand nombre perdus d'esprit et pourris de moeurs. Et c'est encore travailler avec intelligence à faire aimer la France aux Canadiens restés croyants et honnêtes, que de ne leur faire connaître que les auteurs français de tout vrai mérite, et de leur laisser ignorer ou de leur faire mépriser tous ceux qui vivent de ses turpitudes et sont les plus actifs ouvriers de sa décomposition.

Quant aux professeurs français, lectureurs ou conférenciers, on leur donne d'ordinaire la sympathie qu'ils méritent ; et il n'est pas sûr qu'on n'ait point eu pour eux en général une extrême indulgence. S'ils ont perdu en général beaucoup de crédit depuis quelques années, la faute en est à leur inconsidération et non à l'hostilité du clergé. C'est pour leur rendre service et leur éviter des écarts déplorables de tact et de jugement, que d'ordinaire on les prie de ne point traiter certains sujets plus délicats et plus difficiles pour des esprits insuffisamment pénétrés de l'idée chrétienne. M. Siegfried croit-il vraiment que le clergé canadien doit élever à ses frais des maisons d'éducation et y ériger des chaires d'enseignement pour former la jeunesse du pays à l'indifférence en morale et à la neutralité en religion ?

Les autres discoureurs qui nous viennent de France trouveraient peut-être facilement, dans certaine grande ville surtout, un auditoire de gobeurs et de badauds prêts à admirer et applaudir tout ce qui vient de France : M. Siegfried le constate avec une visible satisfaction ; mais il force un peu la note, et ici encore montre le clergé un peu plus féroce qu'il n'est en réalité.

Laissés à eux-mêmes, la plupart des Canadiens, surtout dans les villes, seraient très heureux de connaître et d'entendre davantage les représentants, même les plus audacieux, de nos partis avancés. C'est l'Eglise qui se met en travers, et elle est encore bien puissante.

 

Nos Canadiens ont comme tout le monde péché en Adam et Eve. Un bon nombre feraient peut être aux « audacieux » de M. Siegfried un succès de curiosité; mais un succès d'admiration, de sympathie ou d'approbation, ils ne l'accorderaient volontiers ni dans les campagnes, ni même dans les villes. Ils en feraient parfois très volontiers d'un tout autre genre à ceux qui feraient publiquement profession d'irréligion comme en France. M. Siegfried ne l'ignore point tout à fait. Pour lui, protestant de naissance, on aurait peut-être des égards parce qu'on le supposerait sincère dans sa religion ; mais pour ses amis maçons et laïciseurs, ils ne seraient à l'aise et chez eux que dans un groupe de Montréal ; ils savent eux-mêmes qu'ils doivent dissimuler avec soin leurs couleurs pour être tolérés du public. « Un conférencier nettement radical, désireux de faire au Canada oeuvre de radical, » sera à peu près sûr de faire salle vide, ou s'il réussit à grouper une foule considérable de curieux, pourra compter sur une auréole d'oeufs pourris et de pommes cuites qui ne lui aura pas été préparée par le clergé.

Tout ce chapitre IV est malheureux et ne fait guère plus d'honneur que le IIe à la pénétration et au sérieux de M. Siegfried. Il est très français (moderne) avec un mélange de vrai et de faux, de faits exacts et d'interprétations qui ne les laissent point dans leur vrai jour.

C'est faire trop d'honneur à un Giquello quelconque d'endosser ses récriminations contre l'accueil réservé aux prêtres français qui viennent s'établir au Canada. Il fallait laisser cette prose à la Revue du Clergé français, laquelle en général ne donne pas une idée suffisamment sérieuse du clergé français qu'elle prétend éclairer. De pareilles autorités compromettent les thèses qu'elles appuient.

Que l'attitude de nos évêques envers les prêtres qui nous arrivent de France, avec l'intention très louable de nous illuminer de leur science et de nous honorer de leurs talents, s'inspire en général d'une bienveillance mêlée de prudente réserve, je ne le sais pas au juste, mais il serait facile de l'expliquer. Un évêque qui a déjà un clergé suffisant pour les besoins de son diocèse ne sera jamais pressé d'accepter les services d'un ouvrier qu'il ne connaît pas, et qui restera à sa charge, si avec tout son talent il ne fait pas un ministère fructueux. Jusqu'ici peut-être les importations de prêtres étrangers n'ont guère réussi, et il faut bien le dire, le peuple en veut encore moins que les évêques. Il est bien permis à M. Siegfried de penser que le clergé de France est le premier clergé du monde, et qu'un prêtre français ne le cède à aucun autre en science, en talent et en savoir-faire; mais nos évêques ont-ils tort de croire comme tout le peuple de ce pays que pour les Canadiens le meilleur clergé est un clergé canadien ? Si telle est bien leur pensée, le peuple pense comme eux et le peuple a raison.

Qu'y a-t-il de vrai au fond de cette histoire d'un projet de collège de médecins à Paris pour les étudiants canadiens-français ? L'opposition de la Vérité et un mot quelconque attribué à un évêque ne constituent point une opposition formelle de l'Eglise et du clergé, laquelle du reste ne serait pas mal fondée en raison.

D'abord il n'en est pas de la médecine comme des lettres : elle n'est essentiellement ni allemande, ni française, ni anglaise. Si Paris offre l'avantage d'un haut enseignement médical en français, d'autres grandes villes de l'étranger offrent d'autres avantages au point de vue de la médecine et de la chirurgie.

Puis il y a lieu d'étudier si, dans l'intérêt même de la profession médicale au pays, il ne vaut pas mieux que nos grandes institutions choisissent elles-mêmes parmi leurs étudiants ou leurs professeurs les plus aptes à se perfectionner et à relever un jour le niveau de l'enseignement médical dont tous nos étudiants bénéficieront.

Enfin, l'expérience a démontré que jusqu'ici, sans l'intervention de l'Etat, grâce à l'initiative privée, un bon nombre de jeunes médecins ont pu compléter leurs études à Paris et à l'étranger. Il vaut peut-être mieux, dans l'intérêt des jeunes gens eux-mêmes et dans celui de notre société, qu'ils portent à Paris ou ailleurs le souci d'un avenir déjà commencé et la responsabilité de graves devoirs qui les défende contre les entraînements et les séductions d'une grande ville. Il est plus sûr qu'ils en rapporteront une science plus complète, un esprit et des moeurs mieux conservés. Il n'est pas nécessaire d'être évêque ni même prêtre pour savoir que plus d'un de nos jeunes médecins a pris à Paris autre chose que des habitudes scientifiques, tandis que d'autres mieux préparés et mieux choisis y ont acquis la science et l'expérience sans y rien laisser de leurs moeurs et de leur foi. Le clergé ne s'oppose point en règle générale à ce que des jeunes gens suffisamment doués aillent étudier à Paris ; parfois il les y envoie lui-même à ses frais ; mais il est convaincu comme tous les gens honnêtes et de bon sens que le grand nombre n'y peut prétendre et que beaucoup y trouveraient moins à gagner qu'à perdre. Pour la médecine comme pour les lettres il faut choisir et être sûr de ceux qu'on envoie.

Quant à la formation des ecclésiastiques M. Siegfried serait bien avisé de nous dire en quoi elle aurait à gagner au contact du clergé français. En général nos évêques, je croie, ni ne le désirent ni ne le redoutent pour leur clergé. Pour les études ecclésiastiques, Rome suffit et les écoles françaises sont tout à fait insuffisantes, même pour des Français. C'est à Rome même que les ecclésiastiques français vont prendre le vrai sens théologique et philosophique quand ils en sont susceptibles. En France, à Paris en particulier, ni la vraie philosophie, ni la saine théologie ne sont suffisamment en honneur. Léon XIII, qui n'était pas précisément un petit esprit, l'a dit assez haut dans une lettre aux évêques de France pour qu'il soit permis de ne pas l'ignorer.

Si le Canada a son collège à lui à Rome, c'est qu'il y entretient un nombre suffisant d'étudiants pour ne pas demander l'hospitalité pour eux à une institution étrangère (1). Il y aurait peut-être des avantages pour nos étudiants à passer quelques années dans un milieu tout à fait étranger à leur pays et sous une direction qui n'en connaît ni les aspirations ni les besoins; mais les avantages se réduiraient peut-être à un commerce d'amitié et à des relations plus étendues et ne compenseraient guère les inconvénients. Il est peut-être malheureux que les amis et confidents que M. Siegfried compte dans notre jeune clergé n'aient pas été appelés dans le conseil des évêques ; mais je doute qu'ils eussent trouvé de très forts arguments en faveur d'une formation plus exclusivement française du clergé canadien. « S'ils sont un jour évêques, dit mélancoliquement M. Siegfried, ils ne penseront peut-être plus de même. » Il n'est pas nécessaire qu'ils deviennent évêques, il suffi [sic] qu'ils mûrissent un peu jusqu'à l'expérience et à l'âge du bon sens.

Nos évêques redouteraient pour leur clergé un contact trop intime avec le clergé de France, qu'il serait encore difficile de leur en faire un reproche. Encore une fois, pour les sciences théologiques il n'y a guère à prendre là-bas : au contraire, le monde entier sait aujourd'hui que ce qui manque surtout au clergé français, si admirable qu'il soit par ailleurs, c'est le sens théologique. S'il s'agit non plus de science et de doctrine, mais de la pratique du ministère, l'état présent du peuple de France ne nous

prouve pas parfaitement la nécessité de prendre ses prêtres pour guides et pour modèles et que les nôtres ne puissent que d'eux prendre des leçons. Mais cette frayeur du clergé français n'existe que dans l'esprit de M. Siegfried et l'imagination de ceux qui l'ont renseigné. La vérité, c'est que les qualités brillantes du clergé français n'exercent sur le nôtre à peu près aucune séduction, surtout lorsqu'ils se voient de prés et dans l'intimité (3). Nos évêques savent très bien, comme le disait le cardinal Taschereau, qu'il faut faire un voyage d'Europe pour revenir plus canadien. Il y a peut-être quelques exceptions. « Ce sont des jeunes et des libéraux, » dirait M. Siegfried. Mais ces exceptions ne comptent guère, et ce n'est pas pour préserver quelques jeunes têtes peu réfléchies ou peu équilibrées que l'épiscopat canadien veillerait avec tant de jalousie à empêcher tout contact avec le clergé français.

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En bon sectaire qu'il est, M. Siegfried pardonne moins encore à l'Eglise son autorité morale sur ses fidèles et sa liberté d'enseignement et de gouvernement. Il dénonce

la prétention de l'Eglise de contrôler elle-même l'exercice de toutes les libertés modernes, qu'il s'agisse des cultes, de la parole, de la presse, de l'enseignement ou même du domaine de la conscience. Au Canada français le clergé catholique a réussi, plus qu'ailleurs, dans l'exécution de ce programme. Et cependant, toutes ces libertés sont inscrites dans la Constitution canadienne. C'est un de ces cas où la liberté figure dans les lois, mais n'existe pas encore dans les moeurs (pp. 51-52).

Si M. Siegfried n'avait point perdu, grâce à l'enseignement maçonnique, le sens des mots qu'il emploie, il aurait vu au contraire que nulle part peut-être comme au Canada la vraie liberté qui est « inscrite dans les lois » est aussi dans les moeurs. L'Eglise canadienne ni ne la combat ni ne l'opprime ; elle en use et s'en réclame.

Nous avons la liberté des cultes, au moins des cultes chrétiens et israélite. Mais parce que nous avons la liberté des cultes l'Etat n'a pas le droit de voler les églises et les couvents, de chasser les religieux, de se faire les juges de la prédication, d'interdire les processions et les cérémonies. Chaque religion est libre de s'organiser comme elle l'entend, de se gouverner et de s'administrer à sa guise suivant ses propres lois, et l'Etat n'y peut ni n'y veut rien voir. Nul citoyen ne sera lésé dans ses droits civils ou politiques parce qu'il a une religion ou n'en a aucune. Mais s'il veut avoir les bénéfices de la communion catholique, il doit en accepter et en pratiquer les devoirs. S'il juge que ces devoirs sont incompatibles avec ses droits civils, il est libre de changer de religion ou de n'en avoir aucune. Est-ce là l'oppression ou la liberté ? Ce n'est pas chez nous qu'en matière de liberté les moeurs diffèrent de la loi.

Nous avons la liberté de l'enseignement à tous ses degrés. Elle est dans les lois et elle est dans les moeurs. Ce n'est pas « au Canada français » qu'au nom de la liberté on ravit aux pères et mères de familles leurs enfants pour les faire élever par des maîtres dont ils ne voudraient pas et dont ils réprouvent l'enseignement. Les protestants ont leurs écoles protestantes, les catholiques leurs écoles catholiques - et s'il y avait parmi nous en assez grand nombre des hommes sans foi et sans religion pour avoir des écoles à eux, personne ne les forcerait d'envoyer leurs enfants à des écoles confessionnelles ou de soutenir ces écoles de leurs deniers.

La liberté de la parole et de la presse, qui l'opprime ou la supprime dans notre pays ? Les lois la garantissent chaque fois qu'elles n'attentent pas à la morale publique ou aux droits des citoyens. L'Eglise n'a contre elle d'autre recours que son autorité toute spirituelle. Elle s'en sert au Canada comme dans le monde entier en condamnant les mauvais discours, les mauvais livres et les mauvais journaux, et en en défendant la lecture à ses fidèles. Si ceux-ci obéissent à l'Eglise et respectent ses jugements, ils obéissent librement, et leur obéissance volontaire comme les défenses de l'Eglise est également un acte de vraie liberté.

Mais ce n'est pas ainsi qu'on entend la liberté en pays maçonnique, et ce n'est pas celle que M. Siegfried désire pour nous. Il voudrait sans doute la liberté de la presse et de la parole à la française, le droit pour tout le monde de tout dire et de tout écrire, les doctrines les plus immorales et les plus impies, et le droit pour l'Eglise d'être bâillonnée, de ne pas défendre la foi et les moeurs de ses fidèles, et de n'être écoutée par personne.

M. Siegfried n'entend pas mieux la liberté de la conscience. II ne comprend pas qu'un catholique ne fasse pas à son gré sa morale et sa foi, mais qu'il les accepte librement de l'Eglise et lui soumette son esprit et toute sa vie. C'est en cela que le catholique diffère essentiellement du protestant. Et si les Canadiens en général trouvent tout naturel que l'Eglise éclaire et dirige leur conscience, c'est qu'ils sont catholiques précisément pour avoir ces enseignements et cette direction. En cela leur condition ne diffère en rien de celle de tous les vrais catholiques dans tous les pays du monde. Ceux que M. Siegfried appelle des catholiques libérés, en Europe comme au Canada, sont tout simplement des apostats plus ou moins conscients du catholicisme.

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Ce n'est pas tout ce qu'il y aurait à relever dans la première partie du livre de M. Siegfried, celle qui prétend donner la formation psychologique des deux races au Canada. Un journaliste qui croit penser et qui a lu Renan lui reproche d'avoir parlé de l'influence de la religion dans la formation de la race. D'après ce penseur, ce ne sont pas l'idée religieuse et l'éducation qui façonnent les races et en font l'esprit : ce sont les influences climatériques [sic], les conditions du milieu qui font la race et c'est la race qui fait la religion, etc. M. Siegfried a raison, quoiqu'en dise le philosophe de l'Avenir du Nord: c'est le catholicisme qui a fait le franco-canadien ce qu'il est et le catholicisme intégral. De même c'est le protestantisme qui fait l'anglo-canadien ce qu'il est : et l'esprit de l'une ou l'autre religion s'infuse dans les deux races et en conserve les tendances et les caractères par l'éducation.

Il y aurait bien des choses à relever dans ce que dit M. Siegfried de l'intervention de l'Eglise dans les luttes politiques. L'histoire qu'il en fait mériterait bien des rectifications. Ce n'est pas tout pour écrire une histoire sérieuse de citer quelques faits vrais ou faux ou exagérés. La plus dangereuse manière de mentir et de calomnier c'est quelquefois de dire la vérité, c'est-à-dire de mettre les actions et les paroles authentiques de quelqu'un dans un tel jour, qu'on leur donne une portée qu'elles n'ont jamais eue. C'est à cela qu'excelle M. Siegfried, probablement sans s'en rendre compte. Il a accepté de confiance les matériaux d'information qu'on lui a donnés et ne s'est pas aperçu qu'ils étaient tout taillés et préparés pour une synthèse dans laquelle ils avaient déjà figuré plus d'une fois. Moins cauteleux et moins hypocrite que ceux des nôtres qui ont voulu faire la guerre à l'Eglise dans notre pays, il admet sans peine : 1. que l'Eglise canadienne se désintéresse volontiers de la politique et des querelles de parti, sauf lorsque des intérêts religieux sont en jeu; 2. que même dans ces derniers cas plus rares elle ne fait que mettre en pratique la doctrine et suivre les directions générales de Pie X et de Léon XIII, aussi bien que de Pie IX. Cet aveu nous suffit et compense pour bien des inexactitudes d'appréciation qu'il serait trop long de relever (4).

Plus d'un renseignement, ou si l'on veut, d'un jugement de M. Siegfried sur des hommes et des groupes qu'il connaît particulièrement gagnerait à être connu de tous. Citons celui-ci en particulier, qui ne manque pas d'édification sur nos journalistes d'une certaine grande ville qu'il a particulièrement fréquentés.

Ce n'est pas que tous les publicistes canadiens soient orthodoxes. Loin de là. Il y a, parmi eux, beaucoup de libéraux et même d'anticléricaux qui déplorent la situation, mais sont bien obligés d'en tenir compte pour ne pas mener le journal aux abîmes. Tous ou presque tous en arrivent ainsi à s'entendre avec le clergé.

Comment nos journalistes aimeront-ils ce compliment d'hypocrisie et d'anti-religion latente qui ne surprendra personne ? C'est à eux de dire ce qu'ils en pensent. S'ils ne l'ont pas relevé, c'est sans doute qu'ils le croient mérité. Qu'ils en jouissent !

Mais l'heure ne sonnera-t-elle point où notre peuple catholique aura enfin un journal digne de lui ? Sera-t-il longtemps encore condamné à ne voir circuler dans le pays que ces immenses tombereaux, dans lesquels des mains criminelles ou ineptes chargent tous les jours tout ce qu'il y a de par le monde de faits malpropres et de nouvelles scandaleuses, pèle-mêle avec les histoires édifiantes et les articles pieux ? L'indiscrétion de M. Siegfried me remet en mémoire la parole de Léon XIII à l'un de nos évêques, il y a neuf ans, je crois. « On me dit qu'il n'y a pas dans votre pays de journal sérieux et vraiment catholique. Ce qu'il vous faudrait, c'est un bon journal. »

(1) - Voir un article signé Fernand Rinfret dans l'Avenir du Nord, en août dernier. Cette feuille, où écrivent habituellement sous des noms d'emprunt des maçons de marque et quelques libre-penseurs qui font leurs dents, semble vouloir continuer le défunt Echo des Deux-Montagnes où [sic] peut-être les Débats de Montréal.

(2) - M. Siegfried parle à peu près quand il dit qu'il y avait autrefois à Rome un séminaire sulpicien, commun aux Français et aux Canadiens. Saint-Sulpice n'a jamais eu à Rome d'autre séminaire que le séminaire canadien. Le séminaire français est dirigé par les Pères du Saint-Esprit et non par les Sulpiciens. Il n'a jamais été commun aux Français et aux Canadiens; mais tant qu'il n'y eut point à Rome de séminaire canadien, il consentit volontiers à donner l'hospitalité aux quelques étudiants ecclésiastiques de notre pays, alors en fort petit nombre, qui allaient achever leurs études aux universités romaines. Quant à « ces rapports d'amitié intellectuelle et morale qui restaient, comme un trait de lumière, dans toute la vie de ceux qui les avaient connus, » il serait sage de ne pas leur donner une importance que jusqu'ici rien n'a démontrée.

(3) - On raconte que feu l'abbé L. Beaudet étudiant aux Carmes, à Paris, un de ses condisciples lui dit un jour : « Eh ! M. l'abbé, dans votre pays là-bas, vous devez bien nous prendre pour des demi-dieux. - Oui, répondit l'abbé Beaudet, mais nous sommes bien détrompés quand nous vous voyons. »

(4) - En particulier M. Siegfried fait dire à la lettre pastorale de 1896 le contraire de ce qu'elle dit.

* Le père Pierre-Théophile-Dominique-Ceslas Gonthier est né en 1853 à Saint-Gervais, comté de Bellechasse, Québec. Après des études à Québec, il entra chez les pères Dominicains à Abbeville dans le département de la Somme, en France, en 1874. Il y poursuivit ses études en théologie pendant cinq ans. Reçu à la prêtrise en 1879, il retourna au Québec. Il fut successivement missionnaire à St. Hyacinthe (1879-85), curé d'une paroisse à Ottawa et supérieur du couvent dominicain (1885-94), missionnaire auprès des Franco-Américains à Fall River (1895-1897), puis professeur de théologie, prieur et maître des novices au monastère dominicain de St. Hyacinthe. Il rédigea de nombreux articles pour la revue La Nouvelle-France. La plupart de ses écrits furent rédigés sous un pseudonyme. Il décéda en 1917.

 

Source: Raphaël Gervais, pseudonyme de Dominique-Ceslas Gonthier, « Erreurs et préjugés. Encore M. Siegfried. - Quelques-unes de ses idées - et quelque-uns de ses jugements », dans La Nouvelle-France. Revue des intérêts religieux et nationaux du Canada français, Vol. 5, No 9 (septembre 1906): 436-447

© 2000 Claude Bélanger, Marianopolis College