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Pierre Anctil et laffaire Yves Michaud [Note de lÉditeur : Anthropologue et historien, Pierre Anctil est sans doute le plus grand des spécialistes des relations entre Québécois francophones de « vieille souche » et les Juifs. Homme de nuances, bien au fait des susceptibilités des groupes minoritaires, il a cherché, tout au long de sa carrière, à rapprocher les deux communautés par divers moyens et à les expliquer l'une à l'autre. Il est l'un des rares francophones du Québec à avoir appris à lire et parler le yiddish et l'hébreu. Il a rédigé de nombreux ouvrages et articles sur les relations entre les deux communautés. On consultera, entre autres, Le Devoir, les Juifs et limmigration. De Bourassa à Laurendeau. Institut québécois de recherche sur la culture, 1988, 172p. [avec Gary Caldwell] Juifs et réalités juives au Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1984, 371p. Le rendez-vous manqué. Les Juifs de Montréal face au Québec de lentre-deux guerres, Institut québécois de recherche sur la culture, 1988, 366p. [avec Ira Robinson et Gérard Bouchard] Juifs et Canadiens français dans la société québécoise, Septentrion, 2000, 197p.] Il fut un temps au Québec où on traitait les Juifs vivant ici comme un «problème» à résoudre. Nul besoin de remonter loin dans notre histoire pour découvrir des éléments d'une pareille problématique. Il suffit par exemple de consulter les écrits du père Ceslas Forest, qui datent de 1935, pour bien mesurer à quel point on entourait au Québec les relations avec les Juifs d'une aura de méfiance et de suspicion constantes. En somme, certains des porte-parole de l'époque concevaient leurs vis-à-vis juifs comme des projections désincarnées d'un mythe très ancien, voire comme les porteurs d'une «question» à laquelle il convenait de s'attaquer pour en limiter les conséquences néfastes. Nulle trace dans ce discours d'un rapport entre personnes réelles ou d'une tentative de dialogue constructif entre tenants de traditions différentes. Ces difficultés d'ordre doctrinal eurent pour conséquence, entre autres, de fermer aux Juifs, arrivés en masse à Montréal après 1905, les portes du réseau scolaire public de langue française et catholique. Ainsi privés d'un contact intime avec la majorité de langue française et attirés par la présence insistante à ce moment dans la ville de l'anglais, les Juifs québécois formèrent à Montréal, dès le début du XXe siècle, une troisième solitude répondant à sa propre logique interne sur le plan culturel et religieux. À cette époque, on aurait peine à trouver parmi les francophones, à l'exception d'Henri Bourassa et d'Olivar Asselin, des individus convaincus de l'importance pour la société québécoise d'attirer à elle les nouveaux venus, dont les Juifs est-européens, et de leur donner accès aux institutions de la majorité. Malgré tout, ces barrières n'ont pas empêché les Juifs québécois de s'épanouir au sein de notre société et de bâtir tout au long du XXe siècle un réseau communautaire remarquable dont bénéficient aujourd'hui les citoyens de toutes origines. D'immigrants pauvres et démunis qu'ils étaient au départ, les Juifs est-européens se sont transformés, en deux ou trois générations, en Québécois à part entière, pleinement capables de contribuer sur tous les plans à l'évolution de notre société et à son enrichissement. Cette première vague a bientôt été suivie de nouvelles qui ont même permis l'établissement dans notre société de Juifs francophones originaires du Maghreb, de la France, de la Belgique ou du Proche-Orient, sans compter les Juifs issus tout récemment de l'ex Union soviétique. Les commentaires désobligeants et dommageables entendus récemment au sujet de la communauté juive montréalaise nous ramènent à cette période où les distinctions de nature religieuse ou culturelle constituaient des lignes de partage insurmontables au sein de la société québécoise. Dans cet esprit, tout va comme si être Juif, c'était porter une identité dont les fibres profondes résistent absolument à s'inscrire dans la québécitude alors que les preuves du contraire abondent et rayonnent dans tous les sens. Jusqu'aux écrivains yiddish de Montréal qui émaillaient leurs poèmes de références abondantes au site magnifique de la ville et à ses lieux publics accueillants. L'affaire est d'autant plus douloureuse que le passé immédiat du judaïsme en ce siècle qui vient de se terminer est marqué par le génocide et une persécution féroce aux mains du fascisme et de l'extrême droite. Le massacre systématique et planifié des Juifs européens, conduit dans un esprit de logique impitoyable et avec des moyens formidables, plane toujours au-dessus de l'ensemble des Juifs montréalais comme une mémoire lancinante. Réaffirmer ce fait n'équivaut pas à nier à d'autres collectivités ou à d'autres peuples le droit de rappeler les injustices commises ailleurs ou à des époques différentes. Il répugnerait à tout esprit éclairé d'ériger une persécution même aussi suffocante que celle subie par les Juifs en un absolu indiscutable. Rencontres et forums Plutôt, il faut comprendre que les malheurs de l'Holocauste juif ne doivent pas être évoqués aux seules fins d'étoffer un discours politique par ailleurs mené sur de toutes autres bases et à d'autres fins. La banalisation des souffrances juives, des persécutions subies par les Arméniens ou des iniquités imposées au moment de l'esclavage, et j'en passe, ne règlent en rien les grands débats que mène démocratiquement la société québécoise. Au lieu de discuter sur la place publique des qualités intrinsèques de l'une ou l'autre forme de persécution, il conviendrait mieux de se sensibiliser à ces réalités souvent insondables par le moyen de rencontres et de forums à petite échelle. Il y a plus grave toutefois dans la polémique actuelle. Comme tous les autres citoyens, les Juifs du Québec votent lors des élections et des consultations publiques qui se déroulent périodiquement. Ce droit ne leur est pas acquis en tant que Juifs ou du fait de leur immigration à une date plus ou moins éloignée sur le plan historique mais bien parce qu'ils sont domiciliés au Québec et bénéficient des avantages universels de notre démocratie. Une fois déposée dans l'urne, l'opinion exprimée de manière discrète par ces citoyens ne porte pas une couleur ou une marque identitaire quelconque. Il s'agit là de l'un des grands acquis des 25 dernières années, soit depuis la promulgation de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, qui nous sépare de la période antérieure où nous avions un «problème juif». Fouiller, même indirectement, dans les statistiques électorales pour tenter d'en isoler des données relatives aux choix d'une communauté donnée, c'est la montrer du doigt et remettre en cause sa légitimité. Et ce, d'autant plus que la municipalité citée se trouve celle sur l'île de Montréal où se concentre le plus grand nombre de Québécois de souche juive. Faut-il le rappeler, René Lévesque nous avait habitués à une vision de la société et à une forme de nationalisme où l'appartenance ne dépend pas de considérations liées à l'ethnicité. De la part du gouvernement et de l'Assemblée nationale, réitérer ce fait m'apparaît crucial dans le contexte de la sauvegarde de notre espace civique et des droits fondamentaux qui le sous-tendent. Il n'y va pas que de la préservation des acquis de la communauté juive mais de ceux de l'ensemble des citoyens québécois, quelle que soit leur origine. Source : Le Devoir, 24 décembre, 2000, p. A 11 |