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La goutte d'eau par Lysianne Gagnon Les souverainistes qui ont signé les deux pétitions de solidarité avec Yves Michaud savaient-ils qu'en s'obstinant à défier le premier ministre sur une question qui lui tenait manifestement à coeur, ils risquaient de perdre bêtement leur meilleur atout? Le seul politicien capable, advenant des circonstances favorables, de mener à bien le projet souverainiste? Bref, savaient-ils qu'ils étaient en train de se tirer dans le pied de la plus royale façon? Au fait, où donc étaient les souverainistes partisans d'un nationalisme civique plutôt qu'ethnique, durant tout le temps qu'a duré ce que M. Bouchard appelle fort justement «cet étrange et dangereux débat»? Ils sont nombreux, je n'en doute pas, mais comment se fait-il que personne, ni au PQ ni dans les cercles souverainistes, n'ait fait circuler de pétition pour contrebalancer la vague d'appuis à Yves Michaud et se désolidariser, à l'instar des parlementaires, de ses tirades sur le «vote ethnique» et la communauté juive? À l'exception d'un petit groupe de jeunes péquistes (qui sont l'espoir du Québec), personne n'a bronché. Les autres ont préféré minimiser l'affaire en menant en coulisses des négociations par personnes interposées entre MM. Bouchard et Michaud, comme s'il s'agissait d'une vulgaire querelle politicienne. Or, et M. Bouchard l'a bien dit dans le passage le plus bouleversant de sa déclaration d'hier, «sur le champ des principes, il n'y a pas de place pour la négociation». Il sautait aux yeux, hier, que l'affaire Michaud a été la goutte, la très grosse goutte d'eau, qui a fait déborder le vase. C'est en abordant ce sujet-là que M. Bouchard a changé de ton, que sa voix s'est chargée de colère et de passion. Cela m'a rappelé son intervention sur la même affaire, peu avant Noël, quand il avait déclaré qu'«il n'y a pas de place au PQ pour les accusations d'intolérance envers les minorités et les expressions d'impatience envers les Juifs». Il avait alors clairement laissé entendre qu'il n'accepterait pas de représenter un parti qui tolère ce genre de dérapage. Les péquistes n'ont pas entendu le signal, ni mesuré la profondeur des convictions de leur chef. En voyant grossir la vague d'appuis à un homme qui le défiait publiquement sur cette question explosive, M. Bouchard a mesuré l'étendue du fossé qui le sépare de son parti, pour ce qui est de la sensibilité à la question des minorités et à la question juive. Lucien Bouchard avait déjà des raisons de songer à partir. Il n'était pas allé en politique pour gérer des budgets, des fermetures d'hôpitaux et des réformes scolaires sans queue ni tête. Le rêve de la souveraineté se dérobant, le leader romantique, un brin messianique, s'était néanmoins mué en premier ministre responsable et efficace. Malgré les sacrifices personnels et familiaux imposés par sa fonction, il semblait même y prendre plaisir. Chose certaine, lors d'une rencontre avec un groupe de journalistes de La Presse, le 25 novembre dernier, il n'avait pas du tout l'air d'un homme qui songe à démissionner. Il était d'excellente humeur, serein, fier et heureux d'avoir mené à bien la dure réforme municipale. Il avait toutes sortes de projets sur la table. «Les fusions n'arrêteront pas là, on va agir à Sherbrooke, Trois-Rivières, au Saguenay-Lac-Saint-Jean, dans le Bas-du- Fleuve... Il avait longuement parlé de Montréal, de la nécessité de « battre les cloisons entre anglophones et francophones, des dangers du repli sur soi ». Grâce à sa femme, il appréciait la richesse cosmopolite de sa ville d'adoption: « Plus que jamais dans ma vie, grâce à Audrey, je rencontre des anglophones. Et je constate que plus on se connaît, plus on est à même de s'apprécier, de se comprendre, et plus on veut faire des choses ensemble... Le résultat, c'est une synergie, une osmose que la fusion des villes va rendre possible à Montréal. » Que s'est-il passé entre le 25 novembre et les vacances de Noël au cours desquelles M. Bouchard a décidé de tirer sa révérence? Deux choses: la remontée des libéraux de Jean Chrétien au Québec et l'affaire Michaud. La victoire libérale a renforcé le sentiment d'échec politique. L'affaire Michaud a été le détonateur, le catalyseur émotionnel en quelque sorte. Sacrifier sa vie privée pour la souveraineté, soit. Lucien Bouchard n'était pas homme à tenir à l'argent, et sans doute aurait-il été plus fier de laisser à ses enfants, plutôt qu'une fortune en bourse, le souvenir d'un père qui aurait été le «libérateur» de son peuple. Sacrifier sa vie privée pour l'État, passe encore. À défaut de souveraineté, sans doute Lucien Bouchard était-il prêt à tenir le fort quelques années encore, le temps de faire avancer le Québec et d'accomplir des réformes nécessaires dans divers domaines. À ses fils, il aurait alors laissé le souvenir d'un très grand premier ministre. Mais sacrifier sa vie privée pour passer le plus clair de son temps dans des querelles stériles avec les éléments les plus vocaux de son propre parti? (Après l'affaire Michaud et ses séquelles, ç'aurait été la langue, l'affichage, les cégeps, le calendrier référendaire...) Se faire traiter de « duplessiste » ou se voir imputer des motifs « mesquins » pour avoir permis à l'Assemblée nationale de protester contre des propos inacceptables? Se voir forcé, en vertu d'un compromis quelconque, de s'excuser auprès d'Yves Michaud pour le vote-massue de l'Assemblée nationale, alors que M. Michaud refuse mordicus de s'excuser pour ses commentaires envers les minorités? Touché au coeur, touché dans sa fierté, touché dans ses valeurs les plus chères et les plus intimes, il est parti comme il avait quitté le gouvernement Mulroney, sans crier gare, sur un mode dramatique, émotif et emporté. Cette fois cependant, Lucien Bouchard n'est plus le preux chevalier en route vers un idéal politique. C'est un politicien brisé abandonnant à un sort incertain une population interloquée. Que la brillante carrière de l'homme politique le plus populaire du Québec prenne fin aussi prématurément est un événement étrange, anormal, en tout cas d'une insondable tristesse. Source : La Presse, 12 janvier 2001, pp. 1-2. Des erreurs typographiques ont été corrigées. |