Date Published:
Novembre 2008 |
Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents
La question juive au Canada
[1935]
LIBERTÉ RELIGIEUSE ET ÉGALITÉ CIVILE – LA
QUESTION DES ÉCOLES JUIVES
[Note de Claude Bélanger: Le texte qui suit a été rédigé par le Révérend Père Ceslas Forest (1885-1970). Dominicain, théologien, professeur et doyen à la Faculté de philosophie de l’Université de Montréal (1920-1952), Ceslas Forest fut l’auteur de plusieurs études doctrinales, dont une sur Le divorce (1920) a même été traduite en langue anglaise l’année suivante. Le père Forest fut un collaborateur fréquent à la Revue dominicaine où il discutait des problèmes sociaux à la lumière des principes catholiques tels qu’exprimés par les encycliques. Dans ces discussions, Ceslas Forest démontrait parfois une ouverture d’esprit peu commune chez un membre du clergé québécois dans la période de 1900-1939. Par exemple, au début des années vingt, il est l’un des rares membres du clergé québécois à soutenir le droit pour les femmes de voter.
Dans La question juive au Canada, Ceslas Forest montre aussi une tendance progressiste si on le compare au discours usuel tenu par les nationalistes et le clergé catholique du Québec dans la période précédent la deuxième guerre sur la question des Juifs. On notera que le texte date de 1935, au moment où les virulentes campagnes d’Adrien Arcand ont porté l’antisémitisme au Québec à son paroxysme. Au cours de la décennie des années trente, on trouve peu de voix au Québec pour défendre les droits des Juifs, sinon chez quelques individus influencés par l’idéologie libérale – tels Edmond Turcotte, Jean-Charles Harvey, Olivar Asselin et Henri Bourassa. Le discours de Forest est exposé sans passion, avec un désir évident de justice et d’équité pour les Juifs. Ainsi, il rejette plusieurs des lieux communs de l’antisémitisme de l’époque. Néanmoins, il est aussi très clair qu’il partage encore plusieurs des stéréotypes véhiculés sur les Juifs à l’époque. Avec son texte, on mesure donc facilement les limites de la tolérance exprimées au Québec durant la décennie de la grande crise économique.
Le texte qui suit fut d’abord publié en deux tranches dans la Revue dominicaine et ensuite reproduit en brochure. C’était là une technique que l’on utilisait fréquemment à l’époque pour répandre «les bonnes idées» puisque ces brochures étaient vendues à prix populaire. Ainsi, on pouvait obtenir 100 copies de la brochure de Forest pour 8.00 $.]
* * * * *
L'enquête de la Revue Dominicaine est plutôt restée jusqu'ici sur le terrain historique ou théorique. Le moment est venu d'étudier la question juive telle qu'elle se pose chez nous. Sujet épineux que nous n'abordons pas sans appréhension. Si l'on en juge par les discussions qui ont eu lieu en ces dernières années, il semble qu'on ne puisse traiter la question juive de sang-froid. On est pour ou contre les juifs et l'attitude qu'on adopte vis-à-vis des problèmes qu'ils soulèvent se ressent plus ou moins de cette option première.
Disons immédiatement et une fois pour toutes que nous ne sommes ni judéophobe, ni judéophile. Nous pensons que la haine et la passion n'ont jamais résolu aucun problème. Elles n'ont d'ailleurs rien de chrétien. Par contre, se ranger d'avance et a priori du côté des juifs nous semble une attitude fausse et dangereuse. Les intérêts juifs ne sont pas toujours seuls en jeu. Plus d'une fois, ils entrent en conflit • avec nos propres intérêts nationaux ou religieux. Nous n'avons pas le droit d'oublier ceux-ci pour défendre ceux-là. Il ne faudrait pas qu'une largeur d'esprit mal comprise nous fît perdre de vue ce que nous nous devons avant tout à nous-mêmes.
L'immigration juive a fait naître, ici comme ailleurs, bon nombre de problèmes. Nous allons les étudier successivement. Nous voudrions le faire avec impartialité, de façon objective, à la lumière des principes chrétiens. Nous nous tiendrons autant qu'il sera possible à l'écart des controverses, soucieux seulement d'apporter un peu de lumière à des esprits sans parti pris et sans prévention.
Liberté religieuse et égalité civile
Les juifs ont vécu pendant de longs siècles en marge de la société chrétienne. Enfermés dans leurs ghettos, méprisés, exposés à d'incessantes persécutions, ils ont pris l'habitude de vivre repliés sur eux-mêmes, étrangers en partie du moins, à la vie intellectuelle comme à la vie publique des peuples au milieu desquels ils avaient cherché asile. N'ayant pas de patrie ils ont réussi pourtant à survivre comme peuple distinct parce qu'ils ont gardé à travers les âges, avec la Thora, la même façon de penser, de sentir et de prier.
C'est vers la fin du dix-huitième siècle seulement que s'ébauche parmi eux un mouvement d'émancipation intellectuelle et religieuse qui coïncide avec leur émancipation civile. Commencée avec la révolution de 1789, cette dernière ne fut guère assurée que par celle de 1848. Depuis lors, et à tour de rôle, la plupart des pays chrétiens ont accordé aux juifs l'égalité civile et politique.
Le Canada fut le premier pays de l'Empire britannique à entrer dans ce mouvement. L'émancipation religieuse et civile des juifs commencée avec la loi de 1831, devient définitive avec celle de 1851. Comme les juifs n'étaient alors qu'une poignée, on ne peut pas dire qu'on cherchait à résoudre un problème. On allait plutôt le poser, et avec toutes ses conséquences, pour les générations à venir. Quels pouvaient donc être les motifs qui poussèrent à un tel empressement ?
Pagnuelo écrit, dans son ouvrage sur la Liberté religieuse au Canada : « L'obtention de la liberté religieuse, en 1827, en faveur des dissidents et des juifs, était considérée par les canadiens comme une victoire obtenue sur l'oligarchie gouvernementale avec laquelle ils confondaient volontiers l'Eglise anglicane, qui ne voulait pas plus de la liberté religieuse pour les catholiques que pour les dissidents et les juifs ».
Il semble bien, en effet, que les canadiens aient cru habile de se faire des alliés à la fois des juifs et des dissidents. En liant leur sort à celui des autres minorités religieuses, ils pensaient pouvoir échapper plus facilement à l'emprise de l'Eglise anglicane. Vis-à-vis des dissidents, la tactique était adroite. En ce qui concerne les juifs, elle l'était moins, et nous nous demandons s'il ne faut pas y voir une trace nouvelle des idées libérales qui s'étaient infiltrées chez quelques-uns des dirigeants de ce temps-là.
Nous nous plaçons évidemment ici au point de vue exclusivement religieux. A l'époque dont nous parlons, un observateur attentif aurait pu constater que la domination de l'Eglise anglicane était déjà fortement ébranlée. La liberté des cultes chrétiens devenait une chose de plus en plus certaine et prochaine. Etait-ce le temps d'ajouter aux difficultés existantes entre catholiques et protestants, anglicans et dissidents, celles que les juifs feraient naître à leur tour ? Puisqu'on ne pouvait réaliser l'unité catholique en cette province, ne devait-on pas au moins essayer d'y maintenir l'unité chrétienne ?
En mettant les juifs, sur un pied d'égalité avec nous, à un moment où la plupart des autres peuples ne s'étaient pas encore résolus à les émanciper, on devait fatalement les attirer vers ce pays jeune, aux possibilités infinies et encore intactes. Inassimilables, comme groupe, ils ne tarderaient pas à former une nation dans la nation, et la question juive qui s'était posée partout ailleurs se poserait à son tour chez nous. On peut donc se demander si les dirigeants d'alors n'ont pas fait preuve de plus de largeur d'esprit que de véritable sagesse.
Mais, si nous pouvons juger le passé, nous ne pouvons l'effacer. Nous nous trouvons en face d'un fait, et nous devons en accepter les conséquences. Il y a plus d'un siècle qu'on a garanti aux juifs, non seulement la liberté religieuse, mais aussi l'égalité civile et politique. C'est sur la foi de cette garantie qu'ils sont venus vivre chez nous, qu'ils y ont édifié leur fortune et élevé leurs enfants. Le grand nombre d'entre eux sont de paisibles citoyens, laborieux et économes. On n'a donc pas le droit de les traiter en parias, encore moins de soulever contre eux la haine et la passion populaires. Que l'autorité civile réprime les violations de la loi, qu'elle prenne des mesures de protection contre ceux qui menaceraient l'ordre établi : c'est son droit et son devoir, qu'il s'agisse des juifs ou de n'importe quelle autre nationalité. Mais qu'on ne fasse pas retomber sur tous, les écarts de quelques-uns.
De leur côté, les juifs ne doivent pas oublier que deux peuples, et deux peuples seulement, peuvent, à des titres particuliers quoique divers, se considérer comme chez eux en ce pays : les anglais et les français. Non seulement ils forment l'immense majorité de la nation, mais les premiers ont conquis ce pays, tandis que les seconds l'ont découvert et colonisé. Ils se doivent à eux-mêmes de garder au Canada, et, en particulier, à la Province de Québec, sa physionomie propre et partant chrétienne.
En devenant citoyens canadiens, les juifs ont accepté de vivre dans un pays chrétien. La liberté promise trouve là sa limite. Leurs exigences, pour légitimes qu'elles soient, ne doivent jamais porter atteinte au caractère chrétien de nos institutions et de nos lois. Qu'ils se placent, dans leurs revendications, à leur point de vue à eux : rien de plus naturel. Mais ils ne peuvent trouver mauvais que nous en fassions autant. C'est à la lumière de ces principes que nous allons étudier la plus grave des questions qui se soit jusqu'ici posée : celle des écoles juives.
La question des écoles juives
a) Historique
Ce qui fait l'importance de cette question, c'est qu'elle a fourni à nos différentes cours de justice l'occasion de fixer notre droit scolaire. Il faudrait tout un volume pour en faire l'historique dans le détail. Nous nous contenterons d'en marquer brièvement les principales étapes, nous réservant de faire nos réflexions à la fin de cet exposé.
Notre droit scolaire fut fixé lors de la Confédération. Comme il n'y avait guère à cette époque que des protestants et des catholiques, on n'a donc eu en vue que ces deux confessions religieuses.
L'immigration juive allait bientôt compliquer la situation et poser un problème nouveau. Jusqu’'en 1903 cependant aucune difficulté grave ne surgit. Les juifs, massés dans les villes, en particulier à Montréal, envoyèrent leurs enfants aux écoles protestantes. Mais leur nombre s'accroissant rapidement, les rapports entre juifs et protestants devinrent chaque jour plus tendus. D'un côté, les protestants se plaignaient des charges que l'éducation des enfants juifs faisait peser sur eux. De l'autre, les juifs trouvaient injuste que leurs enfants ne fussent pas mis sur un pied d'égalité avec les enfants protestants.
Ceux-ci prirent les devants, et l'un d'entre eux, M. Pinsler, intenta un procès à la Commission scolaire protestante de Montréal sous prétexte qu'on avait refusé à son fils une bourse de « High School » à laquelle il avait droit. Dans le jugement qu'il rendit, le 14 février 1903, M. le juge Davidson rejeta la requête de M. Pinsler. Il déclara que les enfants juifs ne pouvaient fréquenter les écoles protestantes de plein droit, mais qu'ils n'y étaient admis que par faveur (1).
Il restait à trouver une solution aux difficultés existantes. Le 2 mars 1903, la Commission scolaire protestante adopta une résolution qui devait servir de base à la loi de 1903. Celle-ci fut sanctionnée le 25 avril. L'article premier se lit ainsi : « Nonobstant toute disposition contraire, dans toutes les municipalités de la province ... les personnes professant la religion judaïque seront traitées, pour les fins scolaires, de la même manière que les protestants et, pour lesdites fins, seront assujetties aux mêmes obligations et jouiront des mêmes droits et privilèges que ces derniers ». L'avant-dernier article garantit aux enfants juifs le respect de leurs croyances.
Cette loi de 1903, dont les cours de justice discuteront le sens et la constitutionnalité, a cependant procuré aux juifs et aux protestants vingt ans de paix relative.
Un nouvel accroissement de la population juive provoqua une nouvelle crise. De 1903 à 1923, le nombre des écoliers juifs était passé de 2 144 à 11 974. Les plaintes entendues vingt ans auparavant se firent entendre une seconde fois. Les protestants estimaient que le fardeau était trop lourd et sans aucune proportion avec les revenus qu'ils percevaient des juifs. Par ailleurs, ceux-ci constataient avec aigreur qu'ils étaient loin d'être traités sur un pied d'égalité avec les protestants, comme la loi de 1903 le leur avait laissé espérer.
Le 31 juillet 1924, le gouvernement provincial nomma une commission spéciale chargée de faire enquête. Elle se composait de trois catholiques, de trois protestants et de trois juifs. Elle se réunit douze fois, et cinq de ses sessions furent publiques. Le 27 septembre 1924, elle remit au Premier ministre trois rapports : le premier signé par les trois commissaires protestants, le second par MM. Cohen et Hirsch représentant la majorité juive et le troisième par M. Schubert représentant la minorité juive.
MM. Cohen et Hirsch demandaient, entre autres choses, que les juifs fussent admis à faire partie de la Commission scolaire protestante de Montréal, ainsi que de la section protestante du Conseil de l'instruction publique. M. Schubert allait encore plus loin ; il préconisait la division de la Commission scolaire protestante en deux sections distinctes : l'une, juive, qui aurait juridiction sur les écoles où les enfants juifs étaient en majorité ; l'autre, protestante, qui aurait le contrôle des écoles où la majorité des enfants était protestante.
On comprend que nulle entente avec les protestants n'était possible sur cette base. Par ailleurs, au cours des discussions, des doutes s'étaient élevés sur la constitutionnalité de la loi de 1903, ainsi que sur le droit des protestants à régir leurs propres écoles. Deux avocats, M. Eugène Lafleur et M. Wallace Nesbitt, consultés, le premier par les commissaires protestants, le second par les commissaires juifs, avaient exprimé des opinions divergentes. A la suggestion de la Commission spéciale chargée de faire enquête, le gouvernement provincial résolut de soumettre toute la question aux cours de justice. La Cour d'appel, la Cour suprême et le Comité judiciaire du Conseil privé furent tour à tour appelés à exprimer leur avis (2).
Il n'est pas possible ici d'entrer dans le détail de ces jugements. Nous nous en tiendrons à celui du Conseil privé dont nous essaierons de dégager les conclusions principales. A supposer qu'il constitue la jurisprudence de l'avenir, il se trouve à définir notre droit scolaire tel qu'il avait été fixé lors de la Confédération.
Le point de départ de toute la controverse, c'était la loi de 1903. Elle déclarait que, dans toutes les municipalités de la province, les juifs seraient, pour les fins scolaires, traités de la même manière que les protestants. Ces derniers soutenaient qu'elle était ultra vires, parce qu'elle portait atteinte aux droits et privilèges garantis aux écoles confessionnelles par l'article 93 de l'Acte de l'Amérique du Nord (3).
Il s'agissait donc tout d'abord de déterminer quelles étaient, avant 1867, les écoles qui pouvaient, aux termes de l'article 93, se dire confessionnelles. Les juges de la Cour d'appel et de la Cour suprême s'étaient efforcés de démontrer que toutes les écoles établies alors dans la province avaient un caractère confessionnel et que partant elles avaient des droits que la Législature ne pouvait violer. Le Conseil privé ne fut pas de cet avis. Laissant de côté les arguments apportés par les juges canadiens, les juges anglais basèrent uniquement leurs conclusions sur la composition du bureau des commissaires. Ils reconnurent donc comme confessionnelles les écoles de Québec et de Montréal régies par des commissions composées exclusivement de catholiques ou de protestants ; de même aussi, et pour une raison identique, les écoles dissidentes établies dans les municipalités rurales. Mais ils refusèrent ce caractère aux écoles de la majorité ou écoles communes, hors de Québec et de Montréal. La raison apportée, c'est que tous, sans distinction de race ou de religion, avaient voix active et passive aux élections des commissaires de ces écoles. Il s'en suit que ces dernières écoles ne sont nullement protégées par l'article 93, et que la Législature peut légiférer à leur endroit sans risquer de blesser aucun droit. La gravité de cette conclusion n'échappe à personne (4).
La Commission scolaire protestante de Montréal n'en obtenait pas moins gain de cause devant les trois cours. On lui reconnaissait un droit intangible sur ses propres écoles, et la loi de 1903 était ultra vires en autant qu'elle y portait atteinte. Les juges furent donc unanimes à affirmer que la Législature ne pouvait autoriser les juifs à faire partie de la Commission scolaire protestante, ni forcer celle-ci à engager des instituteurs juifs dans ses écoles. C'était mettre un terme à toutes les prétentions que la loi de 1903 avait fait naître chez les juifs.
Un second point à élucider était celui-ci : quelles écoles les juifs pouvaient-ils être autorisés par la loi à fréquenter ? Le Conseil privé, d'accord ici avec la Cour suprême, distingue entre écoles communes ou publiques et écoles dissidentes. Il range parmi les écoles communes, toutes les écoles catholiques ou protestantes de Québec et de Montréal, ainsi que les écoles de la majorité en dehors de ces deux villes. Il appelle dissidentes, les écoles établies par une minorité religieuse dans les districts ruraux. Seules, les premières sont accessibles à tous. La loi de 1903 était donc inconstitutionnelle en autant qu'elle conférait aux juifs le droit de fréquenter les écoles protestantes dissidentes en dehors de Québec et de Montréal.
Remarquons que les mots : écoles communes n'ont pas, pour le Conseil privé, le sens d'écoles neutres. A Québec et à Montréal, toutes les écoles catholiques ou protestantes sont communes et pourtant il admet qu'elles sont confessionnelles. Quant aux écoles de la majorité dans les districts ruraux, s'il soutient qu'elles sont non-confessionnelles, il n'affirme pas qu'elles sont neutres. Il suppose que la majorité voit à se protéger elle-même. Nous savons qu'elles ont toujours été confessionnelles de fait, si elles ne le sont pas de droit.
Une troisième question, d'une très grande importance aussi, regardait le droit de la Législature à établir des écoles séparées pour des personnes ne professant ni la religion catholique, ni la religion protestante. Le Conseil privé, d'accord avec la Cour suprême et avec les juges Flynn et Tellier de la Cour d'appel, soutient qu'une telle loi ne porterait pas nécessairement préjudice aux droits et privilèges garantis aux catholiques et aux protestants lors de la Confédération. Les juges n'avaient pas à se prononcer d'avance sur telle ou telle loi qu'on pouvait faire, mais ils ne pensaient pas qu'une loi de cette sorte dût être nécessairement inconstitutionnelle.
Un dernier point controversé était celui-ci : la Législature provinciale pouvait-elle autoriser les juifs à faire partie du Comité protestant du Conseil de l'instruction publique ? Le Conseil privé adopte encore ici l'avis de la Cour suprême. Comme ce Comité est de création postérieure à la Confédération, il appartient à la Législature d'en fixer la composition. On faisait observer cependant que tel qu'il est présentement constitué, seuls les protestants y sont éligibles.
Le jugement du Conseil privé est daté du 2 février 1928. Dès sa première réunion, en mai, le Comité catholique du Conseil de l'Instruction publique nomma un sous-comité pour étudier la situation qui venait d'être créée. Celui-ci fit rapport en septembre suivant. Le Comité catholique adopta le rapport et pria les honorables Premier Ministre et Secrétaire de la Province de vouloir bien soumettre au Conseil de l'Instruction publique, comme cela se faisait autrefois, tout projet de loi touchant notre système scolaire.
En 1929, comme on n'avait pas encore trouvé de solution définitive au problème de l'éducation des enfants juifs à Montréal, on en adopta une provisoire. M. le Secrétaire de la Province fit voter une loi qui permettait de puiser, pour un an seulement, dans le produit de la liste neutre, la somme de $300 000.
Nous arrivons enfin à l'année 1930. Le débat entre dans sa phase aigüe. La Commission scolaire protestante de Montréal déclare qu'il ne lui est plus possible de pourvoir à l'éducation des enfants juifs aux conditions existantes. Un mouvement se fait alors parmi les juifs pour amener le gouvernement à établir pour eux des écoles séparées. Un premier projet de loi est élaboré sous leur inspiration. Il eut deux rédactions successives dont aucune ne fut rendue publique au moins en entier. Nous savons cependant qu'il pourvoyait à l'entrée des juifs au Conseil de l'Instruction publique. Comme les protestants s'étaient opposés à ce que les juifs fissent partie de leur propre comité, on avait projeté d'en fonder un troisième pour eux.
Le 14 mars 1930, la Gazette de Montréal publiait une assez longue entrevue de son correspondant avec le député Bercovitch. On y trouvait un résumé substantiel du nouveau projet de loi. Il suscita, dans le monde ecclésiastique, de très vives inquiétudes sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Plusieurs évêques intervinrent, dont quelques-uns publiquement.
Le 21 mars, une entrevue eut lieu, au Palais cardinalice de Québec, entre S. E. le Cardinal Rouleau, NN. SS. Georges Gauthier, Georges Courchesne, A.-O. Comtois et les honorables L.-A. Taschereau et Athanase David. Le projet de loi qui fut présenté à la suite de cet entretien ne faisait plus mention du Comité juif de l'Instruction publique.
Lors de la deuxième lecture du bill, des amendements furent apportés qui provoquèrent une nouvelle intervention du Cardinal Rouleau. Son Eminence attirait principalement l'attention du gouvernement sur les articles 11 et 13 qui réglaient les rapports de la Commission scolaire juive de Montréal avec le Conseil de l'Instruction publique. A la suite d'une dernière entrevue entre S. E. le Cardinal Rouleau et l'honorable Athanase David, le 3 avril, une modification un peu hâtive de l'article 13 fut décidée, et, le lendemain, 4 avril, la loi sur les écoles juives de Montréal était enfin adoptée.
En voici un résumé succinct. Elle crée, pour les juifs de l'Ile de Montréal, un système d'écoles semblable à celui que possèdent protestants et catholiques. Il sera sous le contrôle d'une Commission juive, composée de sept membres, qui aura les mêmes pouvoirs que les commissions catholique et protestante. Elle pourra partager en municipalités scolaires juives le territoire de l'Ile de Montréal.
La Commission des écoles juives prélèvera des taxes scolaires au taux des protestants, et recevra du produit de la liste neutre une part proportionnelle à celle que reçoivent catholiques et protestants.
Un bureau central d'examinateurs juifs pourra être établi par le Lieutenant-gouverneur en conseil, sur la recommandation du Surintendant de l'Instruction publique ou à la demande de !a Commission des écoles juives de Montréal.
Voici maintenant les articles 11 et 13 auxquels il a été fait allusion plus haut. L'article 11 se lit ainsi : « La Commission — il s'agit de la Commission scolaire juive de Montréal — peut, sur l'invitation du Conseil de l'Instruction publique ou du Surintendant de l'Instruction publique, être appelée, à titre consultatif, à rencontrer ce Conseil lorsqu'il s'agit d'une question d'éducation qui intéresse toute la population en général ». S. E. le Cardinal Rouleau avait écrit à ce propos: « Que les commissaires juifs soient invités à rencontrer le Conseil de l'Instruction publique lorsqu'il s'agit de questions qui intéressent l'éducation des personnes de croyance judaïque, il n'y a rien de plus légitime. Mais, n'est-il pas étrange que des non-chrétiens puissent intervenir, ne fût-ce qu'à titre consultatif, lorsqu'il s'agit d'une question qui intéresse toute la population en général, c'est-à-dire qui intéresse l'éducation des enfants baptisés, catholiques et protestants ». Il semble bien que cet article ait été mis là uniquement pour consoler les juifs d'avoir été écartés du Conseil de l'Instruction publique.
A l'article 13, il est dit que les questions scolaires affectant les juifs « sont de la seule compétence du Surintendant de l'instruction publique, et celui-ci est revêtu à cet égard des mêmes pouvoirs, obligations et autorité que ceux qu'il possède, en vertu de la loi, lorsqu'il s'agit de l'éducation des catholiques et des protestants et de leurs écoles ».
Le mot « obligations » avait été intercalé à la demande du Cardinal Rouleau, pour bien marquer que le Surintendant devait, dans ce cas comme dans les autres, se conformer aux instructions qu'il pouvait recevoir du Conseil de l'Instruction publique. Il resterait à savoir comment ce mot « obligations » pouvait s'accorder avec ces autres « sont de la seule compétence » que nous avons également soulignés.
On admettra sans peine que le gouvernement avait montré à l'égard des juifs une libéralité que ceux-ci n'auraient pu espérer nulle part ailleurs. Ils auraient dû être satisfaits. Et pourtant il n'en était rien. Dans un mémoire qu'ils avaient fait parvenir au Premier Ministre, le 27 mars, ils disaient : « Comme on peut le voir par le bill proposé, on nous refuse pour le présent le droit de créer un Comité juif de l'Instruction publique, lequel comité, suivant la loi, est responsable du programme et de l'esprit des écoles. Avec les assurances que nous avaient données en votre nom MM. Peter Bercovitch et Joseph Cohen, membres de la Législature, nous nous étions faits à cette idée que le nouveau bill doterait la Commission juive proposée des mêmes droits et privilèges dont jouissent les sections catholique et protestante du Conseil de l'Instruction publique ». Les mots « pour le présent » que nous avons soulignés, doivent être retenus. Les Juifs attendent leur heure. Ce qu'ils n'ont pas obtenu hier, ils comptent bien l'obtenir demain.
Toute cette législation laborieusement conçue, plus laborieusement encore menée à terme devait rester lettre morte. L'établissement d'un système d'écoles séparées juives allait mettre protestants et juifs en face d'inextricables difficultés. Le partage des écoles existantes, les indemnités à payer de part ou d'autre, autant de problèmes, sinon insolubles, du moins difficiles à résoudre à la satisfaction des uns et des autres. Le gouvernement l'avait prévu et avait inséré dans sa loi que les juifs auraient jusqu'au premier avril 1931 pour s'entendre avec la Commission scolaire protestante. On finit par où on aurait dû commencer et l'entente fut conclue.
Une loi nouvelle de la Législature, en date du 4 avril 1931, vint ratifier et valider cette entente. Elle adopte les suggestions faites par M. Victor Doré, président de la Commission des écoles catholiques de Montréal, dans un mémoire soigneusement élaboré qu'il avait présenté au gouvernement en mars 1930. La haute compétence de M. Doré, sa largeur de vues et son esprit de justice le désignaient d'avance pour mettre fin à l'imbroglio où juifs et protestants se débattaient depuis tant d'années. Que de choses fâcheuses eussent été évitées si les uns et les autres avaient compris plus tôt la sagesse de la solution proposée.
D'après ce règlement, les propriétaires juifs continuent de payer leurs taxes scolaires à la Commission scolaire protestante, à un taux identique à celui qui est exigé des propriétaires protestants. La loi ajoute cependant : « Les estimateurs de la cité de Montréal doivent désigner au rôle d'évaluation tous les propriétaires professant la religion judaïque en apposant la lettre « J » en regard des noms de ces propriétaires ». Et ceci, pour pouvoir déterminer chaque année le montant de la taxe juive.
Quant aux propriétaires qui ne sont ni catholiques, ni protestants, ni juifs, leur taxe est inscrite sur la liste neutre, en faisant précéder leur nom de la lettre « N ».
Le coût de l'instruction des enfants qui ne sont ni catholiques, ni protestants, ni juifs — on en comptait environ 1700, en 1930 — est fixé à soixante-quinze dollars par année, per capita. Le coût total constitue une première charge sur le produit de la liste neutre et est partagé entre les Commissions catholique et protestante, selon le nombre de ces enfants qui fréquentent leurs écoles respectives.
Le reste de la taxe neutre est partagé au pro rata de la population entre la Commission scolaire catholique et la Commission scolaire protestante. Dans le calcul de cette répartition, les juifs sont considérés comme protestants.
On calcule enfin le coût total de l'éducation des enfants juifs à soixante et quinze dollars par année, per capita. On soustrait de cette somme le montant de la taxe juive, plus ce que les protestants retirent de la taxe neutre du fait que la population juive s'ajoute à la population protestante dans le partage de cette taxe, et l'excédent, si excédent il y a, est supporté par les bureaux protestant et catholique au pro rata de la population. On remarquera cependant que, pour cette dernière fin, les juifs ne sont pas considérés comme protestants.
Il est apparu après coup que l'écart entre ce que la Commission scolaire protestante recevait et dépensait pour l'éducation des enfants juifs était beaucoup moins considérable qu'on ne l'avait prétendu. Lorsqu'il existe cependant, il est juste qu'il soit à la charge des catholiques aussi bien que des protestants. L'enseignement à distribuer aux minorités ne relève pas plus de ceux-ci que de ceux-là. Il nous restera toujours, à nous, cet immense avantage que nos écoles catholiques sont fréquentées à peu près exclusivement par des catholiques.
Voilà où en est la question des écoles juives. Au point de vue financier, elle semble avoir reçu une solution équitable qui pourrait bien être définitive. Mais d'autres problèmes restent en suspens. D'un côté, beaucoup de protestants regrettent que leurs écoles soient envahis par les enfants juifs. De l'autre, les juifs ne peuvent se résoudre longtemps à n'être pas mis sur un pied «égalité avec les protestants, alors qu'ils paient des taxes identiques. Or, nous savons que le Conseil privé a reconnu aux protestants un droit intangible sur leurs écoles. Ils ne peuvent être forcés à nommer des commissaires ou des institeurs [sic] juifs. Il reste donc beaucoup de motifs de friction entre juifs et protestants.
Il existe à l'heure actuelle un mouvement tendant à grouper, autant qu'il est possible, les enfants juifs et les enfants protestants dans des écoles distinctes. Le jour où ce groupement serait en partie effectué et où le partage des écoles serait rendu possible, il est probable que de nouvelles démarches seront faites pour la création d'un système d'écoles séparées juives.
b) Réflexions
Comme nous avons pu nous en rendre compte, la question des écoles juives est plutôt complexe.
Nous n'avons pas voulu l'embrouiller davantage encore en intercalant, dans l'histoire que nous en avons faite, des jugements et des discussions. Nous nous en tiendrions même là, si nous n'étions assuré que la question n'est close que pour un temps et que les juifs s'apprêtent à l'ouvrir de nouveau un jour ou l'autre. Plus ils se multiplieront, plus leur influence s'accroîtra et plus leurs exigences se fortifieront. Nous savons ce que sont ces exigences ; il nous reste à dire ce que nous en pensons.
Deux peuples, et deux seulement, nous le répétons, peuvent à un titre spécial, se regarder comme chez eux en cette province : les français et les anglais. Les écoles qui y ont été établies, l'ont été par eux et pour eux. La plupart sont communes, et tous les enfants, à quelque race qu'ils appartiennent peuvent y être admis. Elles sont chrétiennes, mais la liberté de conscience de chacun y est respectée. S'il est des groupes ethniques à qui ni l'un ni l'autre système d'écoles ne convient, il leur est loisible de faire instruire leurs enfants à leurs frais, à condition qu'ils respectent la loi de Dieu et l'ordre social.
En ce qui concerne les juifs, ils devraient reconnaître eux-mêmes qu'ils ont été traités jusqu'ici avec équité. La loi de 1903, garantissait la liberté de conscience de leurs enfants. Elle a été remplacée par une entente conclue avec le Bureau des Commissaires des écoles protestantes en novembre 1930. On y lit : « Aucun élève juif ne sera forcé de lire ou d'étudier aucun livre religieux ou de dévotion, ni de prendre part à aucun exercice religieux ou de dévotion auquel le père ou en son absence, la personne in loco parentis aura objection ».
« Les enfants juifs ne subiront aucune perte ou réduction de points, à cause de leur absence de l'école aux fêtes juives suivantes : le nouvel an, deux jours ; la fête des expiations ou le Grand Pardon, un jour ; la fête des tabernacles, quatre jours ; la Pâque, quatre jours ; la Pentecôte, deux jours ». Tout ce qui manque à l'enfant juif, c'est l'enseignement de sa religion. Cela -regarde les parents. On ne peut tout de même pas exiger qu'un Etat chrétien fournisse lui-même à des non-chrétiens, l'enseignement religieux qui leur convient.
Quand aux taxes scolaires, elles sont identiques pour les juifs et pour les protestants. Bien plus, quand le coût de l'instruction des enfants juifs dépasse ce que la Commission scolaire protestante reçoit à cette fin, l'excédent n'est pas supporté par les juifs, mais bien par les catholiques et les protestants.
Il n'y aurait toutefois aucun inconvénient à ce que les enfants juifs fussent groupés dans des écoles distinctes, à condition de laisser ces écoles sous le contrôle de la Commission scolaire protestante. De la sorte, tout notre enseignement public, organisé et soutenu par l'Etat, resterait, comme il convient, un enseignement chrétien.
Mais c'est bien plus que cela que les juifs revendiquaient et qu'ils gardent l'espoir d'obtenir un jour. Ce qu'ils voulaient, c'était des écoles juives où l'enseignement comme les professeurs auraient été juifs ; des écoles qui auraient été sous le contrôle immédiat d'une Commission juive et la direction suprême d'un Comité juif de l'Instruction publique. Cette organisation ne devait s'étendre d'abord qu'à l'Ile de Montréal. Mais le jour où les juifs auraient été assez nombreux ailleurs pour former une nouvelle municipalité scolaire, on peut être assuré qu'ils ne se seraient pas fait faute d'en demander la création. Ces écoles, enfin, l'Etat les aurait aidées, soutenues de la même façon que les écoles catholiques et protestantes. C'était donc, qu'on s'en rendît compte ou non, un troisième système scolaire, et celui-là non-chrétien, qu'on tentait d'établir chez nous.
Jusqu'ici, notre enseignement est resté exclusivement chrétien. Changer cela, introduire, à côté de l'enseignement chrétien, un enseignement non-chrétien, c'est prendre vis-à-vis de l'avenir de très graves responsabilités. Dans une société où les lois comme les mœurs sont chrétiennes, il est de souveraine importance que la formation que les futurs citoyens reçoivent soit elle-même chrétienne. Autrement, comme l'écrivait M. le juge Rivard : « Il y aurait contradiction entre l'enseignement que l'Etat aiderait de ses deniers, de son prestige et de son autorité, et les principes mêmes qu'il a mis à la base de la Constitution du pays et qui inspirent ses lois. Que penser d'une législation qui, d'un côté, fait un crime du libelle blasphématoire, qui ne permet pas qu'on en plaide la vérité, qui le punit sévèrement, et qui, d'autre part, admettrait qu'on enseigne comme vrai ce qui est blasphématoire ... ? » (5).
Et puis, si nous trouvons légitime de ne pas imposer aux juifs un enseignement chrétien, pourquoi continuer de l'imposer aux autres non-chrétiens ? Pourquoi continuer de l'imposer à ceux des nôtres qui demain peut-être n'en voudraient plus ? N'y aurait-il pas là un premier pas vers l'école neutre ? Sans doute, les juifs sont les seuls, à l'heure actuelle, à former un groupe non-chrétien un peu important. Mais, dans vingt ans, dans cinquante ans ? D'ailleurs, il n'y a pas là une question de nombre, mais une question de principe.
En venant s'établir ici, les juifs ont choisi de vivre dans une province où les institutions sont chrétiennes. Si ce régime ne leur convient pas, il ne manque pas de pays où le régime soit différent, mieux adapté peut-être à leurs exigences. Les juifs, comme groupe, sont toujours restés inassimilables. Ils n'ont cessé de constituer une nation dans la nation. Est-il opportun de fortifier encore ces tendances séparatistes en donnant aux enfants juifs une formation exclusivement juive ?
On a invoqué le droit des pères de famille sur l'éducation de leurs enfants. A cela S. S. Pie XI avait déjà répondu, dans son Encyclique sur l'éducation chrétienne de la jeunesse : « Le pouvoir du père est de telle nature qu'il ne peut être supprimé, ni absorbé par l'Etat, parce qu'il a avec la vie humaine elle-même un principe commun. Il ne suit pas de là que le droit à l'éducation des enfants soit chez les parents absolu et arbitraire, car il reste inséparablement subordonné à la fin dernière et à la loi de naturelle et divine». Plus loin, il ajoute que ce droit est soumis « à la vigilance et à la protection juridique de l'Etat en ce qui regarde le bien commun ». Comme l'écrivait, justement au sujet des écoles juives, un théologien très en vue : il est « loisible » à l'Etat « et l'obligation lui incombe d'exercer son contrôle dans les écoles, non pas un contrôle tracassier qui imposerait sans raison ses propres vues, mais un contrôle modéré et judicieux, inspiré de la droite raison et de la foi, qui écarte au moins les maximes anti-chrétiennes, les doctrines antisociales, tous les ferments révolutionnaires : en agissant ainsi, il supplée aux déficiences possibles de la famille et il assure le bien commun » (6).
En ce qui regarde l'éducation, l'Etat est représenté chez nous par le Conseil de l'Instruction publique. Ce Conseil est resté jusqu'ici exclusivement chrétien. En y ajoutant un troisième Comité, un Comité juif, la direction suprême de notre enseignement aurait été à la fois chrétienne et non-chrétienne. D'autre part, les écoles juives auraient échappé à peu près complètement à tout autre contrôle qu'à celui du Comité juif. C'est pour cela que nos évêques ont fait porter tout leur effort à défendre la constitution actuelle et les privilèges du Conseil de l'Instruction publique.
C'est du même côté que les juifs ont concentré leur attaque. Ne pouvant, « pour le présent », comme ils disaient, entrer au Conseil de l'Instruction publique, ils ont cherché au moins à y échapper. En faisant inscrire dans la loi que les questions scolaires juives relèveraient « de la seule compétence » du Surintendant de l'Instruction publique, ils croyaient avoir réussi. Mais nos évêques veillaient. « On peut dire, écrivit alors le Cardinal Rouleau, que le Surintendant doit être un catholique, et que les écoles juives sont placées sous son contrôle absolu. — C'est bien quelque chose. — Mais qui ne sait que l'esprit catholique, comme la lumière, admet des dégradations infinies. Grâce à Dieu, nous avons aujourd'hui des catholiques sincères. Mais, demain, après-demain? Les hommes passent, les principes demeurent. Quelle sera la mentalité des fonctionnaires dans un avenir plus ou moins éloigné ? Ne serons-nous pas exposés à voir un simple catholique de nom promu à cette charge importante ? Quelle sera sa compétence pour juger les questions de morale ou de religion qui seront enseignées dans les écoles ? Sera-t-il doué de la fermeté nécessaire pour proscrire des doctrines subversives ? »
On connaît la suite. Le mot « obligations » intercalé dans le texte, pour rappeler au Surintendant qu'il était tenu d'agir selon les instructions du Conseil, vint atténuer, sinon détruire la portée des mots « sont de la seule compétence » qu'on maintint quand même. Mais, de deux choses, l'une : ou le mot « obligations » signifiait quelque chose ou il ne signifiait rien. S'il ne signifiait rien, il était bien inutile de l'insérer dans la loi. S'il signifiait quelque chose, pourquoi ne pas mettre franchement les écoles juives sous le contrôle du Conseil de l'Instruction publique, sous le contrôle de l'un ou l'autre Comité ? Ce sont de ces compromis politiques qui ne satisfont pleinement ni les uns ni les autres, et qui soulèvent, autour des textes de loi, toute sorte de controverses.
Ce qu'il y eut de plus inattendu dans toute cette discussion, ce fut de voir assimiler les revendications juives à celles des nôtres dans les autres provinces. On a ignoré, ou l'on a feint d'ignorer, que nous sommes chez nous dans n'importe quelle partie de ce pays que nous avons découvert et colonisé. Nous avons des droits garantis par les traités et inscrits dans la Constitution du Canada. Il n'en est pas de même des juifs. Ce sont des immigrés au même titre que les asiatiques et les africains. L'égalité civile qu'une loi leur a accordée, une autre loi peut la restreindre ou la retirer. Il n'est pas question de cela. Mais nous ne voyons pas pourquoi nous irions bouleverser notre économie scolaire précisément pour ce groupe d'immigrés qui n'a jamais adopté sincèrement une autre patrie.
Or, avec la loi de 1930, la situation des juifs, au point de vue scolaire, dans la province de Québec, aurait été de beaucoup plus favorable que celle des nôtres partout ailleurs en Amérique. Aux Etats-Unis, lorsque nos compatriotes veulent donner à leurs enfants un enseignement catholique et français, ils doivent le faire à leurs frais, sans cesser pour autant de payer la taxe pour l'entretien des écoles publiques. Dans l'Ontario, bien que les catholiques soient près de 750 000, et les nôtres près de 300 000, voici, d'après M. l'abbé Groulx, la situation qui est faite aux écoles séparées : « Il est bon de savoir que, dans l'Ontario, les autorités gouvernementales font une grande différence, pour les octrois législatifs, entre les écoles publiques et le « système toléré ».Il en est de même pour le partage des taxes des compagnies d'utilité publique. Dans le Québec, les taxes, dites « taxes des neutres », sont partagées au pro rata, entre toutes les écoles, sans égard à leur caractère religieux. Dans l'Ontario, non seulement le gouvernement refuse à la minorité toute part dans la « taxe des neutres » ; mais il oblige l'actionnaire catholique d'une firme mixte à payer ses taxes à l'école publique. Dans le Québec, les adeptes de l'école dissidente doivent payer leurs cotisations à l'école de leur croyance. Dans l'Ontario, l'adepte de l'école séparée peut, sur requête écrite à cet effet, payer ses taxes à l'école publique » (7). Nous ne sommes guère mieux partagés dans les autres provinces de ce pays qui pourtant est le nôtre. Et les juifs n'étaient pas satisfaits de ce que nous ne pouvons même pas obtenir chez nous !
Que nous donnions à nos compatriotes anglais des leçons de justice et de véritable « fair play », en les traitant dans le Québec mieux qu'ils ne nous traitent dans le reste du Canada : c'est de bonne politique. Mais nous doutons qu'une générosité exagérée à l'égard des juifs puisse beaucoup nous servir près d'eux. En tout cas, il vaut mieux renoncer parfois à ce que nous croyons être un droit que de l'acheter à certain prix.
Beaucoup de choses regrettables auraient pu être évitées, si le Gouvernement avait soumis, dès le début, cette législation scolaire au Conseil de l'Instruction publique. Il y a là, à côté de nos évêques, gardiens officiels des intérêts religieux, bon nombre de juristes éminents tout désignés pour en étudier l'aspect constitutionnel et en signaler les répercussions au point de vue social. Comme le gouvernement a confié à ce Conseil la direction suprême de l'enseignement, ne serait-il pas habile de sa part de s'abriter derrière lui pour échapper à des revendications qui ne peuvent manquer de l'embarrasser ? A côté de l'intérêt politique, il y a l'intérêt national et religieux. Nous ne méprisons pas le premier, mais nous estimons que le second doit toujours l'emporter. Et personne n'est plus en mesure de le sauvegarder que le Conseil de l'Instruction publique.
Quant aux juifs, — et ce sera notre dernier mot, — qu'ils ne regrettent pas trop de n'avoir pas obtenu tout ce qu'ils désiraient. Certains triomphes, qui sont des défaites pour les autres, renferment bien des menaces pour l'avenir. Leur histoire, passée et même présente, est là pour le montrer. Les réactions exagérées, injustes, dont ils ont subi si souvent le contre-coup n'étaient-elles pas inspirées par cet instinct de défense des peuples contre l'envahisseur. Le grondement qu'ils commencent à entendre autour d'eux dans cette province devrait les faire réfléchir.
Les juifs et l'Université
Le Moyen Age qui mettait les juifs au ban de la société les écartait des fonctions publiques et leur interdisait les professions libérales. L'émancipation civile des juifs a fait tomber la plupart de ces barrières. Seules, quelques législations de l'Europe Orientale contiennent encore des restrictions de ce genre. Le nombre des étudiants juifs admis à l'université est fixé d'avance et ne peut être dépassé.
Chez nous, aucune entrave n'est mise au droit qu'ils ont, comme tous les autres citoyens, de s'instruire. Aucune loi ne leur interdit l'entrée des universités, ni l'exercice de telle ou telle profession. Par contre, nos universités étant des institutions libres, elles pourraient à la rigueur fermer leurs portes aux juifs. A l'Université de Montréal — c'est d'elle seule qu'il sera question dans cet article — on s'est refusé jusqu'ici à le faire.
On a prétendu que cette université était envahie par les juifs. Il n'en est rien. Sur 2 500 étudiants environ qui fréquentent ses facultés et écoles, — il faudrait même dire 4 500, si nous comptions à la façon des universités anglaises, en incluant les élèves des quatre dernières années du cours classique, — le nombre des juifs a varié, en ces derniers temps, de 50 à 75. On les retrouve surtout à l'Ecole de Pharmacie et à la Faculté de Droit : à l'Ecole de Pharmacie, parce que c'est la seule qui existe à Montréal ; à la Faculté de Droit, parce que les futurs avocats juifs veulent apprendre notre langue et étudier chez nous le droit civil qui est français d'origine et d'esprit.
L'Université impose aux étudiants juifs le maximum de ses exigences, soit pour les qualifications intellectuelles, soit pour les frais de scolarité. Elle les astreint à la même discipline que les autres. Ils ne sont admis à aucune fonction, à aucun office dans l'enseignement ou dans la vie sociale des étudiants. Par ailleurs, personne jusqu’'ici n'a jamais mis en doute leur réserve, leur esprit de travail et leur soumission aux règlements de l'Université. Tout ce qu'ils demandent, c'est une science qu'on n'a jamais encore refusée à personne.
Dans certains milieux, on n'a cessé de reprocher vivement à l'Université de Montréal son attitude vis-à-vis des juifs. Les passions qu'on a soulevées à ce propos ont failli amener des bagarres entre étudiants. Elles ont conduit, en tout cas, à cette chose extrêmement regrettable : la grève des internes de l'hôpital Notre-Dame. En nous plaçant au point de vue patriotique, nous n'hésitons pas à affirmer que cette campagne est malheureuse. L'Université de Montréal traverse une crise financière qui met en jeu son existence elle-même. Elle aura besoin, pour survivre, du concours de tous. Ce n'est certes pas le moment de soulever contre elle l'opinion publique.
On admettra sans peine que ceux à qui on a confié les destinées de l'Université sont plus en mesure que qui que ce soit de donner à un problème comme celui-là la solution qui convient. Ils ont, autant que n'importe qui, le souci sincère de sauvegarder nos intérêts nationaux et religieux. Si certaines personnes ou certains corps responsables jugent à propos d'attirer l'attention des autorités universitaires sur tel ou tel point, qu'ils le fassent directement et privément. Le grand public est trop souvent incapable de juger sainement et sans passion de problèmes aussi complexes. En tout cas, lorsque l'autorité constituée a pris une décision, les critiques ne peuvent plus qu'inutilement nuire à une œuvre que nous devrions tous avoir à cœur de défendre et de sauver.
L'admission des juifs à l'Université a été longuement et soigneusement étudiée par qui de droit. Le statu quo n'en a pas moins été maintetenu. Si un jour l'autorité compétente décide de modifier son attitude, nous acceptons d'avance sa décision. Tout ce que nous voulons aujourd'hui, c'est exposer quelques-unes des raisons qui légitiment la position prise par l'Université. Il va de soi que nous parlons en notre nom propre.
On dit que l'Université de Montréal est une université catholique, et on en conclut qu'elle devrait être réservée aux catholiques. La conclusion ne s'impose nullement. Une université catholique, c'est une université où l'enseignement est catholique. Cet enseignement exige des professeurs catholiques ; il n'exige pas nécessairement que tous les élèves soient catholiques. Le Concile plénier du Canada, tenu à Québec en 1909, demande de détourner les étudiants catholiques des universités protestantes ou neutres ; il ne demande pas de détourner les protestants ou les juifs de nos universités catholiques. Au point de vue religieux, la fréquentation des universités protestantes ou neutres par nos étudiants comporte des dangers. Il semble au contraire qu'il faudrait plutôt nous réjouir de voir les protestants et les juifs rechercher un enseignement catholique. On nous permettra ici un souvenir personnel. Nous sommes chargé du cours de morale sociale à l'Ecole des Sciences sociales, économiques et politiques. Or, deux années consécutives, des élèves protestants inscrits à l'Ecole sont venus nous exprimer leur surprise d'abord, leur admiration ensuite, en face de la doctrine proposée par l'Eglise. Aucun témoignage ne nous a davantage réjoui.
Un seul motif religieux pourrait faire écarter les juifs de l'Université : ce serait le danger que cette fréquentation ferait courir à nos étudiants. Or ce danger est nul. Les juifs n'ont guère donné jusqu'ici que des exemples de travail et de bonne tenue. Ceux qui ont charge de la discipline universitaire n'hésitent pas à en témoigner.
En se plaçant, non plus au point de vue religieux, mais au point de vue national, on ajoute : l'Université de Montréal a été créée par les nôtres et pour les nôtres ; les juifs n'y sont donc pas à leur place. Ici encore, il y a des réserves à faire. L'Université de Montréal a reçu, en ces dernières années, près d'un million de la ville de Montréal et cinq millions de la Législature de Québec. Cet argent est de l'argent canadien-français, mais c'est aussi de l'argent anglais et de l'argent juif. Il y a plus. L'Université devra fermer ses portes à brève échéance à moins que la ville et le gouvernement ne lui accordent des octrois annuels capables de couvrir, en partie au moins, son déficit actuel. Des sacrifices seront demandés à tous, aux juifs comme aux autres. Serait-il habile, serait-il même juste de les écarter d'une université qu'ils seront appelés à secourir ? Dans une province où il n'y a pas d'université d'état, peut-on légitimement les forcer à concourir à l'enseignement supérieur et leur en refuser l'accès ?
Sans doute, si le nombre des étudiants que nous pouvons admettre à l'Université était limité, si nous devions en écarter un certain nombre, il serait injuste de ne pas accorder la préférence aux nôtres. Mais ce n'est pas le cas. Dans la plupart des facultés, nous aurions avantage à ce que les inscriptions fussent plus nombreuses puisque la plus grande partie de nos revenus nous vient des droits de scolarité.
On objecte enfin que les professions libérales sont encombrées. C'est la raison que l'on a fait valoir jusqu'ici pour écarter les femmes de la pratique du droit. Nous pensons, au contraire, qu'il n'y a pas ici une question de race ou de sexe, mais une question de compétence. Si l'on veut restreindre l'exercice de telle ou telle profession, qu'on élève les barrières, toutes les barrières qui en ferment l'entrée, celles du baccalauréat et celles des diplômes universitaires. Mais qu'on ne fasse pas intervenir des considérants tout-à-fait étrangers au légitime exercice de ces professions.
Tout comme nous les juifs peuvent fort bien désirer être soignés et défendus en justice par les leurs. C'est même leur droit. Ne les forcez pas à fonder une université juive, car c'est alors que la province sera inondée de professionnels juifs. Il y aurait un moyen d'ailleurs de limiter le nombre de ces professionnels aux besoins de la population juive ; ce serait que les Canadiens français, dans ce domaine comme dans les autres, encouragent exclusivement les leurs.
Du reste, ce problème ne regarde pas directement l'Université. Il relève avant tout des chambres professionnelles. C'est à celles-ci qu'il incombe de protéger leurs professions respectives. Tant qu'elles laisseront les portes ouvertes à tous, nous ne sommes pas responsables de l'encombrement qui peut en résulter. Il suffit que nous exigions des juifs les qualifications qu'elles ont elles-mêmes fixées. L'Université se montre tellement sévère à cet égard que, sur 133 étudiants juifs qui se sont présentés en 1933 pour être inscrits à la Faculté de médecine, trois seulement ont été acceptés.
Voilà quelques-uns des motifs sur lesquels les autorités universitaires se sont appuyées pour laisser la porte ouverte aux étudiants juifs. Il va de soi — nous le répétons — qu'elles sont prêtes à accepter toute direction contraire qui pourrait leur être donnée un jour.
Les juifs et la loi du dimanche
Le Canada étant un pays chrétien, ses lois comme ses institutions doivent en porter l'empreinte. Il convient donc, non seulement qu'elles s'inspirent des préceptes divins, mais encore qu'elles leur accordent, en certains cas, la sanction civile. C'est le but que se proposent en particulier celles qui ont trait à l'observance du dimanche.
De 1867 à 1902, — j'emprunte ces données au mémoire soumis récemment à la Cour d'appel par Me Antonio Perrault, — il semblait admis que le pouvoir de réglementer l'observance du dimanche relevait des provinces. Cette interprétation fut modifiée, en 1903, par le Conseil privé. Celui-ci décida que toute loi prohibitive concernant le dimanche était du droit pénal et relevait par conséquent du parlement fédéral. Seules les réglementations locales et de police continuent de ressortir aux différentes législatures.
Le jugement du Conseil privé rendait inconstitutionnelles la plupart des lois édictées par les provinces. Le parlement fédéral résolut donc de les remplacer par une loi générale. Le bill soigneusement élaboré fut présenté, le 12 mars 1906, par le ministre de la Justice sir Charles Fitzpatrick. Il souleva de longs débats qui trouvèrent un écho à travers tout le pays. Nous n'en retiendrons que ce qui a rapport à la question que nous étudions.
Lors de la discussion aux Communes, les juifs représentés par M. Goldstein et les adventistes du septième jour représentés par M. Folinsbee demandèrent qu'on insérât dans la loi un certain nombre d'exceptions à leur endroit. Cette demande fut rejetée, mais le parlement décida de laisser aux provinces le droit d'accorder, chacune en particulier, ce qu'il avait refusé pour le pays tout entier. Voici, par exemple l'article 4 de la loi : « Sauf les dispositions de la présente loi et les dispositions des lois provinciales actuellement en vigueur ou qui le peuvent devenir, personne ne peut, le dimanche, vendre, offrir en vente ou acheter des marchandises, des effets, des biens meubles ou immeubles, exercer ou continuer d'exercer une besogne de son état ordinaire ou quelque besogne accessoire de cet état ou pour quelque gain, exécuter, au cours de cette journée, une besogne ou un ouvrage, ou employer à son exécution une autre personne ».
Cette loi adoptée le 13 juillet 1906 ne devait entrer en vigueur que le premier mars 1907. Dans l'intervalle, la Législature de Québec s'empressa de passer une loi pour garantir aux juifs les privilèges qu'ils n'avaient pu obtenir du parlement fédéral. Cette loi, présentée le 22 février 1907, fut votée le 27 et sanctionnée le 28. Voici le texte de l'article 7 qui a soulevé depuis tant de discussions. « Nonobstant toutes dispositions à ce contraires contenues dans la présente section, quiconque observe consciencieusement et habituellement le septième jour de la semaine comme jour du sabbat et s'abstient réellement du travail ce jour-là n'est pas sujet à être poursuivi pour avoir fait du travail le premier jour de la semaine, si ce travail ne dérange pas d'autres personnes dans l'observance du premier jour de la semaine à titre de jour saint, et si l'endroit où se fait ce travail n'est pas ouvert au commerce ce jour-là ».
Comme il fallait s'y attendre, cette loi a donné lieu à toutes sortes d'abus sur lesquels nous reviendrons plus loin. L'année dernière, la Ligue du Dimanche demanda au gouvernement le rappel du privilège juif. Le Premier Ministre répondit en mettant en doute le droit du Parlement à abroger l'article 7. Quelques jours plus tard, en effet, MM. L.-E. Beaulieu et Charles Lanctot tentaient de démontrer, dans le Soleil qu'une pareille abrogation serait ultra vires. D'autres jurisconsultes éminents : MM. Antonio Perrault, Léo Pelland et Anatole Vanier ont soutenu le contraire. Devant cette divergence d'opinions, le Procureur Général décida de référer la question aux cours de justice. Si le débat est porté de la Cour d'appel à la Cour suprême, et de celle-ci devant le Conseil privé, le gouvernement aura toujours eu l'avantage de gagner du temps.
Nous n'avons pas autorité pour discuter ce point de droit quelque peu étranger d'ailleurs à la question qui nous occupe. Il appartiendra aux cours de justice de décider à qui, du Parlement fédéral ou du Parlement provincial, revient le droit d'abroger le privilège juif. Quant à nous, nous nous bornerons à chercher ce qu'il faut en penser.
Nous admettons volontiers que l'article 7 a été rédigé avec un grand soin. Les restrictions dont on a entouré le privilège juif tendent à réduire au minimum les inconvénients qu'on en pouvait redouter. Ce qu'on ne semble pas avoir prévu toutefois, c'est que ces restrictions resteraient illusoires, et qu'il serait difficile, pour ne pas dire impossible, d'en exiger le respect. Les pires abus devaient fatalement s'introduire par la porte qu'on avait eu l'imprudence d'entre-bâiller.
Comment s'assurer, par exemple, que celui qui travaille le dimanche « observe consciencieusement et habituellement » le jour du sabbat et « s'abstient réellement du travail ce jour-là » ? N'est-ce pas une invite à tous les juifs, pratiquants ou non, à violer le dimanche ? En fait, une enquête récente de la Ligue du Dimanche a prouvé que « presque tous les ateliers juifs étaient en pleine opération le samedi ». Ce qui ne les empêche pas évidemment de continuer leur travail le dimanche.
La loi qui autorise les juifs à travailler le dimanche, leur interdit de faire du commerce et d'ouvrir leurs magasins. La Ligue du Dimanche a aussi fait enquête sur ce point, et en voici le résultat : « Nous avons mené dernièrement une petite enquête à Montréal, dans le centre de la ville, entre les rues Craig, Bleury, Laurier et Saint-Denis. Combien avons-nous trouvé de magasins juifs ouverts le dimanche ? Cent dix-huit. Quelques-uns, vendeurs de fruits et de légumes, auraient pu peut-être soutenir qu'ils étaient en règle avec un récent jugement, mais les nombreux épiciers, les bouchers et les tailleurs, les marchands de nouveautés et de fourrures, les quincailliers, etc. ? » Ces abus s'étalent si effrontément qu'on a fini par croire qu'ils faisaient partie du privilège accordé aux juifs. Et un jeune journaliste a pu écrire qu'on avait bien fait de leur permettre « de tenir boutique ouverte le dimanche ».
Il en serait de même de l'interdiction qui est faite aux patrons juifs de forcer leurs ouvriers chrétiens à travailler le dimanche. Elle n'aurait cessé d'être violée. Il est tellement facile, en ces temps de chômage, de trouver des ouvriers complaisants.
En résumé, il y avait dans la loi un privilège soumis à beaucoup de restrictions. Les juifs ont accepté le privilège, mais se sont moqués des restrictions. C'était inévitable. Rien n'est plus aisé que de tourner une loi comme celle-là, d'en masquer les violations. Du reste, l'industrie et le commerce juifs sont trop considérables pour qu'un contrôle efficace puisse être exercé. L'expérience est faite et elle est concluante. A la longue, le mal ne pourra que s'aggraver. Le seul moyen de redonner au dimanche son caractère de jour saint, c'est d'abroger l'article sept de la loi.
N'est-il pas étrange d'ailleurs que notre province ait été la seule à accorder aux juifs un privilège que le Parlement fédéral leur avait refusé? Largeur d'esprit ou excès de complaisance ? Nous laissons à chacun le soin de répondre. En tout cas, il en est de cette question comme de celle des écoles juives : tout ce que les juifs ont réussi à obtenir était plus ou moins au détriment des intérêts religieux de cette province.
Rien ne concourt, en effet, à donner à un pays une physionomie chrétienne comme l'observance du dimanche. C'est, pour un peuple, la façon par excellence d'affirmer ouvertement sa foi. Sans tomber dans les exagérations du puritanisme, nos ancêtres ont toujours professé un profond respect pour le Jour du Seigneur. Cela fait partie de notre patrimoine national et religieux, et nous ne devrions permettre à personne d'y toucher.
Nous n'ignorons pas que les juifs qui observent scrupuleusement le jour du sabbat, — et il en reste encore, — se trouvent dans une situation défavorable vis-à-vis de leurs concitoyens d'autre origine. Ils le savaient en venant s'établir ici. Ils l'ont accepté d'avance, comme les mormons ont accepté de renoncer à la polygamie. Un pays chrétien, ce n'est pas seulement un pays habité par des chrétiens, c'est avant tout un pays dont les lois, comme les institutions, sont chrétiennes. Nous serions inexcusables de sacrifier quoi que ce soit de cela pour plaire à des gens qui sont venus ici de leur plein gré et que nous n'avons nul intérêt à attirer ou à garder chez nous. C'est à eux à se soumettre aux lois du pays et non aux lois du pays à s'incliner devant leurs exigences.
Bien plus, cet excès de complaisance à l'égard de la minorité juive n'est pas sans dangers pour l'avenir. Et c'est elle qui en ressentira le contre-coup. « Pas besoin d'être prophète, lisait on dans l'Action nationale du mois de février 1934, pour prédire que l'antisémitisme, le véritable, sera inévitable chez nous comme ailleurs, à moins que deux choses ne se produisent : à savoir que les juifs eux-mêmes, déjà jugés trop encombrants, se remettent à leur rang et à leur place, que ceux des nôtres, immédiatement intéressés à les ménager, cessent de faire des juifs une caste privilégiée ».
Le boycottage des juifs
Le boycottage est, de toutes les formes de l'antisémitisme, celle qui est la plus douloureusement sentie par les juifs. Elle les atteint dans cette poursuite de la fortune qui est, pour le grand nombre d'entre eux, le but unique et l'unique raison de vivre. C'est aussi celle où les rivalités d'intérêts peuvent le plus facilement se glisser sous les beaux mots de patriotisme et de solidarité.
Le jugement à porter sur ces appels au boycottage des juifs semble, à première vue, des plus faciles. Il n'y a pas deux morales : l'une qui régit nos rapports avec les juifs et l'autre qui régit nos rapports avec le reste de l'humanité. Il n'y en a qu'une, et ses prescriptions sont claires : il n'est jamais permis de faire du tort aux autres par des moyens injustes.
La justice ou l'injustice des moyens, c'est, on le devine, le point sur lequel se concentre la discussion ; c'est la route qu'elle prend pour passer de l'abstrait au concret, du terrain des principes à celui des faits. Nous devons l'y suivre, sans nous dissimuler le danger que comporte pareille démarche.
Le premier argument que l'on apporte pour justifier cet appel au boycottage des juifs, c'est leur malhonnêteté. On dit : nous n'en voulons pas aux juifs. Ce que nous dénonçons, c'est un ensemble de méthodes frauduleuses grâce auxquelles les juifs réussissent à édifier leur fortune et à écraser leurs concurrents. En détournant les nôtres d'acheter chez les juifs, nous ne poursuivons qu'un but : les protéger contre ces gens sans scrupule.
Usure, faux poids, incendies criminels, recel d'objets volés, marchandises frelatées, réclames malhonnêtes, fraude des douanes, violation de la loi du salaire minimum : voilà quelques-uns des moyens par lesquels les juifs arrivent à la fortune. Ils n'observent les lois qu'en autant qu'ils ne peuvent y échapper. Ils admettent de fausses manœuvres dans le commerce, ils ne reconnaissent aucune entrave morale. Leur honnêteté elle-même est une tactique.
Un portrait aussi peu nuancé a bien des chances de n'être autre chose qu'une caricature. Des généralisations de cette sorte ont quelque chose d'odieux. Elles appartiennent au pamphlet bien plus qu'à l'histoire. En englobant toute une race, elles nuisent injustement à tous les individus honnêtes qui ne sont pas responsables après tout des escroqueries des autres. Les méthodes frauduleuses énumérées plus haut ne sont pas spécifiquement juives : elles sont humaines. S'il est des juifs qui les emploient, il en est d'autres qui les ignorent. En tout cas, elles ne suffisent pas à elles seules à rendre compte de la réussite du commerçant juif. « On observe généralement, écrit le P. Bonsirven, que le succès du juif, marchand ou ouvrier, tient en partie à son acharnement au labeur, à son endurance, sa sobriété et son économie ; il est dû grandement aussi aux aptitudes commerciales supérieures de l'israélite et à son entente des conditions économiques modernes, qui sont au reste pour une bonne part sa création.
Il n'en est pas moins vrai que les juifs ont eu de tout temps et dans tous les pays une réputation déplorable et même unique. C'est celle qu'ils se sont faite chez nous, et il faudrait tout de même être un peu naïf pour soutenir qu'elle est injustifiée. Il est très peu de gens qui n'aient sur ce sujet quelqu'aventure personnelle désagréable à raconter. Certes, les juifs n'ont pas le monopole des procédés malhonnêtes, ces procédés ne sont pas communs chez eux, mais c'est tout de même le seul peuple à qui à tort ou à raison, on les attribue en propre. L'attitude des compagnies d'assurance à leur endroit est, à ce point de vue, des plus significatives. Tous ne sont pas des incendiaires, et pourtant aucun d'entre eux ne peut être assuré contre l'incendie. Mesure d'exception qui atteint l'innocent autant que le coupable, mais que les juifs, comme groupe, ont eux-mêmes provoquée.
Un homme en vue disait récemment : qu'on force les juifs à respecter les lois, toutes les lois, et ils s'en iront. Nous ne le pensons pas, mais il n'y a pas moins dans cette boutade une indication précieuse. Surveillance plus étroite de la police, application rigoureuse de la peine pour chaque violation de la loi, autant de moyens qui devraient être employés pour faire disparaître la concurrence déloyale que trop de juifs font aux industriels et aux commerçants honnêtes. Mais ceci est évidemment le rôle de l'autorité. C'est à elle qu'il appartient de faire respecter la justice.
Quant aux particuliers, il ne leur est certes pas interdit de dénoncer la malhonnêteté de certaines méthodes de commerce, de mettre les nôtres en garde contre les pièges qui peuvent leur être tendus, de signaler, de façon générale, les risques possibles de l'achat chez les juifs et du commerce avec eux. Mais ils ne peuvent guère aller plus loin sans risquer de blesser la justice. Accoler l'étiquette de voleur à celle de juif — nous parlons évidemment au figuré — sur une liste de boutiques pour en éloigner la clientèle, nous paraît un procédé que nulle morale ne peut justifier.
Outre ce boycottage direct, il en est un autre indirect. Il s'identifie avec cette campagne dite de « l'achat chez nous ». A Montréal, — et il faudrait en dire autant d'un certain nombre d'autres villes, — nous sommes la très grande majorité. Comment se fait-il que le commerce anglais ou juif prospère, alors que trop souvent le nôtre périclite ? Avec un peu plus d'esprit de solidarité ne serait-ce pas le contraire ? Pourquoi porter notre argent à nos concitoyens anglais beaucoup plus riches que nous ? Pourquoi surtout le porter à ces sans-patrie que sont les juifs ? Gardons notre argent, puisque c'est lui qui est appelé à soutenir nos œuvres nationales. Gardons notre argent, pour pouvoir enfin occuper dans notre propre province la place qui nous revient.
Tout cela est fort juste, et nous le faisons-nôtre. N'oublions pas toutefois qu'il s'agit ici d'une question d'affaires où il entre très peu de sentiment, même patriotique. Non seulement le commerçant canadien-français ne doit pas tenter d'exploiter à son profit l'esprit de solidarité des siens ; il ne doit pas même le faire entrer pour une trop grande part dans ses chances de réussite. Que quelques-uns des nôtres achètent chez les anglais par snobisme, chez les juifs par une incurable habitude de se faire prendre au piège : je le veux bien. Mais il y a tout de même autre chose. Et c'est cette autre chose que le commerçant de chez nous doit rechercher pour l'offrir à sa clientèle. Pour qu'un mouvement comme celui-là prenne une certaine ampleur et donne des résultats appréciables, il faudra, encore une fois, qu'il soit basé sur autre chose que le sentiment.
Du reste, une telle campagne doit être faite avec tact et discrétion si nous voulons en éviter le contre-coup. On en avait récemment organisé une semblable au milieu d'un groupement français d'une province voisine. Le résultat le plus clair fut que les anglais congédièrent tout [sic] leurs employés français et boycottèrent à leur tour les nôtres. C'est par centaines, rien qu'à Montréal, que les anglais et les juifs emploient les canadiens-français. La finance et le commerce en gros sont, pour la majeure partie, entre leurs mains. Autant de raisons pour nous d'être prudents. Nous ne disons pas : il n'y a rien à faire ; nous disons simplement : « II y a la manière ».
Conclusion
Il ne nous a pas été possible d'étudier, dans les pages qui précèdent, tous les aspects du problème juif au Canada. Nous croyons cependant avoir abordé les principaux, ceux qui, à l'heure actuelle, attirent l'attention des gens qui réfléchissent. Nous l'avons fait sans préjugés ni parti pris, de même que chaque collaborateur à « l'étude d'ensemble » offerte cette année par la Revue. Ce que nous avons dit ne plaira pas à tous. Ce n'était pas possible, et ce n'était pas notre but. Il nous suffit d'espérer que ces pages en aideront quelques-uns à se guider à travers les complexités de ce problème.
La question juive ne se pose pas partout de la même façon. Les jugements qu'elle inspire ne gardent donc pas nécessairement leur justesse en passant d'un milieu à un autre. Il est des pays, comme la France, où les juifs, en grande partie, ont fini par s'assimiler. L'antisémitisme a perdu son caractère de protection, pour revêtir de plus en plus celui de passion. Il est d'autres pays, au contraire, où ils continuent de former un groupe à part, en marge des autres. Aux privilèges que l'égalité civile leur accorde, ils joignent la cohésion de groupe qui leur permet d'occuper dans ces pays une place disproportionnée à leur nombre et au concours qu'ils apportent au bien commun. C'est alors que la question juive se pose, et qu'elle ne peut pas ne pas se poser.
On dit parfois : cessons de nous occuper des juifs et ils s'assimileront. Est-ce que la réciproque n'est pas tout aussi vraie ? Qu'ils cessent de former une nation dans une nation ; qu'ils fassent oublier la réputation peu enviable qu'ils se sont faite dans le commerce ; qu'ils renoncent à former chez nous une caste privilégiée, et cela aux dépens de nos intérêts nationaux ou religieux ; en un mot, qu'ils cessent d'être encombrants : et il est probable qu'il n'y aura plus de question juive.
Nous réprouvons sans la moindre hésitation tout appel à la haine ou aux passions populaires. Mais, comme nous n'avons pas perdu la tête au milieu de certaines crises aigües de nationalisme, nous ne sommes pas forcé, par compensation, de verser aujourd'hui dans l'internationalisme béat et de prétendre que le pauvre mouton de la Saint-Jean Baptiste devrait se laisser manger sans protester par le loup. (8)
(1) Cf. La Revue du Droit: mai 1925, p. 386.
(2) On trouvera dans La Revue du Droit : avril 1925, 7; février 1926, février 1928, une analyse des réponses de ces trois cours.
(3) Voici le premier paragraphe de cet article : « In and for each Province the Legislature may exclusively make laws in relation to education, subject and according to the following provisions : I. — Nothing in any such law shall prejudicially affect any right or privilege with respect to denominational schools which any class of persons have by law in the province at the Union ».
(4) Nous recommandons, sur le jugement du Conseil privé, un article d'une très haute valeur de M. Antonio Perrault, paru dans le Devoir du 25 février 1928.
(5) Cf. La Revue du Droit : mai 1925, p. 397.
(6) L'Evènement, 28 mars 1930.
(7) L'enseignement français au Canada, Tome 2 p. 197.
(8) Ces pages avaient déjà paru dans la Revue Dominicaine lorsque la Cour d'appel fit connaître son jugement. Elle déclare, à l'unanimité, que la Législature a le droit d'abolir l'article 7. Dans une interview aux journalistes, le Premier Ministre dit qu'il regarde ce jugement comme définitif. Il ajoute qu'il appartiendra à la Chambre de décider si un tel amendement doit être adopté. Pour sa part, il ne s'y opposera pas.
Source: Ceslas FOREST, La question juive au Canada, Montréal, L’œuvre de presse dominicaine, 1935, 52p. Ce texte était d’abord paru en deux articles dans La revue dominicaine en 1935.
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