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Documents of Quebec History / Documents de l'histoire du Québec
Women's Right to Vote in QuebecLe droit de vote des femmes du Québec
Henri Bourassa"Le suffrage féminin" [1918]Premier article
DÉSARROI DES CERVEAUX — TRIOMPHE DE LA DÉMOCRATIE
A la faveur de l'émotion causée par la reprise du massacre, en Europe, la Chambre des Communes a unanimement adopté, en deuxième lecture, le bill du suffrage féminin. Le délai, très bref, est révélateur : révélateur du désarroi causé dans les cerveaux par le délire de la guerre, révélateur de l'inconscience ou de l'insouciance qu'apportent législateurs et gouvernants à la solution des plus graves problèmes politiques et sociaux. En un tour de main, une poignée d'avocats, de banquiers, d'éleveurs de bestiaux, dont pas un peut-être n'a accordé une semaine d'étude sérieuse à cette question si complexe du suffrage féminin, opère, dans l'économie de la nation, une révolution radicale dont les conséquences atteindront le mariage, la famille, l'éducation des enfants, la situation morale et sociale de la femme. Seuls M. Ernest Lapointe et M. Jacques Bureau ont fait une allusion lointaine et anodine aux perturbations morales qui résulteront de cette législation révolutionnaire. Toute la députation, y compris les deux protestataires, a docilement emboîté le pas aux chefs qui, eux, ont rivalisé d'ardeur féministe. M. Borden et M. Laurier, en parfait accord sur tout ce qui est radicalement faux, en principe, dans la loi, n'ont disputé que sur des arguties de légistes ou des à-côtés.
Voyons d'abord sur quel terrain le premier ministre s'est placé.
Le gouvernement, dit-il, avait à choisir entre trois alternatives : laisser les choses en leur état actuel, accorder le droit de suffrage fédéral aux femmes qui votent déjà aux élections provinciales, ou rendre toutes les femmes du Canada électrices fédérales. C'est à cette dernière alternative, la plus radicale et la plus révolutionnaire, que le gouvernement s'est arrêté. Pour quels motifs ? Ecoutons le premier ministre ; et afin de ne trahir en rien sa pensée, citons ses paroles textuellement :
Cette courte introduction est éminemment suggestive. Tout d'abord, elle démontre l'importance des précédents — toute la constitution anglaise en est faite — et le danger des concessions accordées aux passions et aux folies passagères. En subordonnant, l'an dernier et l'année précédente, le droit de suffrage aux oeuvres de guerre, le parlement a ouvert la porte à deux conséquences grosses de péril : la création d'une caste militaire privilégiée, soustraite à la plupart des restrictions qui s'imposent à la masse des citoyens, et l'introduction du féminisme sous sa forme la plus nocive ; la femme-électeur, qui engendrera bientôt la femme-cabaleur, la femme-télégraphe, la femme-souteneur d'élections, puis la femme-député, la femme-sénateur, la femme-avocat, enfin, pour tout dire en un mot : la femme-homme, le monstre hybride et répugnant qui tuera la femme-mère et la femme-femme.
Rendons justice à M. Borden : il a eu, cette fois, le courage de poser et d'accepter la thèse féministe dans toute son ampleur anti-sociale et de la rattacher au principe fondamental du régime démocratique. Il a raison ; tout cela se tient ; et c'est beaucoup plus sincère que les creuses sentimentalités dont il a recouvert, l'an dernier, l'inepte législation qui faisait électrices les seules femmes de guerre. Du moment où l'on voit dans le régime électoral et démocratique, l'état idéal des sociétés ; dans l'individu humain le pivot et la fin de l'ordre social ; du jour où l'on écarte le concept traditionnel, fortifié par le christianisme, de la famille cellule sociale, de la hiérarchie des autorités, de la subordination des droits aux devoirs et des privilèges aux fonctions, on aboutit logiquement à la conception protestante, rationaliste et individualiste dont le féminisme n'est qu'une des manifestations. N'oublions pas que sir Robert Borden, chef du parti conservateur canadien, s'est affiché, il n'y a pas longtemps encore, comme l'admirateur éperdu et l'irréductible champion de «cet idéal d'indépendance individuelle et nationale qu'ont répandu par le monde l'Angleterre démocratique et la France des Droits de l'homme. (1) Lorsque j'ai cité cette parole de notre premier ministre, d'aucuns ont cru à une fantaisiste amplification de l'écrivain français qui l'avait recueillie. On voit aujourd'hui que la pensée, sinon la formule, était fidèlement rendue. L'attitude de M. Borden sur le suffrage féminin est absolument conforme aux théories du contrat social et aux principes de la démocratie anglaise, menés à leur logique aboutissement.
Il serait oiseux de combattre le projet de loi présenté par le ministère avec des arguments philosophiques. Les théories pures, celles surtout qui s'appuient sur le bon sens et sur l'Evangile, sont absolument inconciliables avec les exigences pratiques du régime parlementaire et démocratique. Allez donc demander à une bande de politiciens élus, pour la plupart, en raison même de leur incompétence générale et particulière, forcément absorbés par les soucis de leur popularité et les exigences du parti, de rechercher les données et les solutions philosophiques d'un problème dont l'aspect principal est, pour eux, le coefficient électoral ! Ceux d'entre eux qui seraient tentés de le faire, et qui auraient quelque compétence à parler principes, en sont détournés par deux considérations également irrésistibles : la cacophonie qui règne dans les conseils d'ânes savants qui font profession de philosophie et de pure science sociale ; et la perspective peu encourageante de soumettre leurs thèses philosophiques au suprême arbitre du peuple-roi.
Mais en dehors des motifs d'ordre philosophique, il y a des arguments très simples à opposer au suffrage féminin. Nous les examinerons samedi. (1) House of Commons Debates (unrevised edition - page 95, première colonne. Retour à la page sur le vote des femmes Source: Henri BOURASSA, "Désarroi des cervaux - triomphe de la démocratie", dans Le Devoir, 28 mars 1918, p. 1
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Claude Bélanger, Marianopolis College |