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Documents of Quebec History / Documents de l'histoire du Québec
Le Féminisme au QuébecFeminism in Quebec
Lettre de Fadette« Les vieilles filles »[1912]
A la campagne, les préjugés persistent, indéracinables, et l'un d'eux, c'est qu'une fille de vingt-cinq ans, est une vieille fille ! Aussi à partir de vingt et un ans, les jeunes filles comptent les années, les mois et les jours qui les séparent du terrible anniversaire, et je connais des mariages hâtifs et malheureux qui n'eurent pas d'autre cause que l'approche de cette date fatidique.
Combien de vies de femmes ont été assombries et éteintes par ce ridicule préjugé! « Vieille fille! » Ce mot provoque tant de dédains, surtout à la campagne, que même la « vieille fille » de vingt-huit ans (!) porte en elle comme le sentiment d'une déchéance féminine: elle est celle qui n'a pas su plaire, celle que l'amour a oubliée: on le dit tant autour d'elle, on le croit si bien qu'elle finit par le croire elle-même, et ce n'est pas l'âge qui la fait « vieille fille », c'est sa propre tristesse et l'isolement qu'on lui impose.
Le mot vous surprend et cependant il est vrai; elle est tenue à l'écart par les jeunes filles qui ne l'invitent jamais à leurs parties de plaisir; les « dames » ne l'admettent pas davantage dans leur intimité, et peu à peu, la voilà solitaire et délaissée sans l'avoir désiré: elle a été mise de côté par tous, excepté peut-être par ceux qui peuvent profiter de sa complaisance, et la conscience de son inutilité commence à crier en elle. Parfois elle essaie de l'étouffer sous d'humbles sacrifices et elle se dépense en dévouements obscurs payés d'ingratitude.
Le plus souvent, la pauvre méconnue se renferme dans le mépris affecté des joies que la vie lui a refusées, et ceux qui l'entourent chantent à l'unisson qu'elle est envieuse et amère quand elle n'est que blessée, la pauvre! On dit: c'est une égoïste, et pourtant, c'est du bien qu'elle ne peut faire qu'elle souffre tant qu'elle en dépérit.
Mais que l'amour vienne à passer, qu'un brave coeur d'homme s'avise de la bêtise de ceux qui ont ignoré cette âme de femme tendre et meurtrie, et voilà que la vie terne se colore, et le coeur en s'épanouissant fait resplendir la figure. Est-ce bien la « vieille fille » qui est devenue cette jeune femme à qui on reconnaît maintenant le droit d'être jeune, jolie et heureuse?
Célibataire, c'était une nullité; mariée, elle fera, au village, si elle le veut, la pluie et le beau temps! Y a-t-il au monde rien de plus stupide que ce préjugé et comprenez-vous que des gens sensés le partagent et en fassent souffrir les victimes sans se douter de leur cruauté—mille pardons—de leur inintelligence?
Dieu merci, on a fait justice de cette fausse conception dans les villes, et ce n'est pas dans la vingtaine qu'une femme est appelée une vieille fille, et surtout qu'elle est traitée comme telle.
Si elles sont nombreuses, les jeunes filles, qui, passé vingt-cinq ans hésitent à se marier, c'est justement parce que leur vie est si agréable qu'elles redoutent le sacrifice d'une liberté et d'une indépendance qui leur sont chères. La fille de trente ans, surtout si elle est cultivée, exige beaucoup plus qu'elle n'eût demandé dans sa première jeunesse. Ses années d'illusions sont passées, elle a moins confiance dans les hommes qu'elle a appris à connaître et les misères conjugales lui font un peu peur. Rien de plus curieux que de faire la comparaison entre les vies si différentes des célibataires de la ville et celles de la campagne, et ces dernières puiseront peut-être dans mes observations le courage de relever la tête, de lutter pour conserver les privilèges et les droits qu'on leur enlève prématurément en obéissant à un préjugé idiot. Source: Lettre de FADETTE, Le Devoir, 1 août 1912, p. 4 |
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Claude Bélanger, Marianopolis College |