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Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents
Dans la citéCroisade antifasciste?
Parce que M. Duplessis a appliqué la loi du Cadenas contre les activités communistes, le parti libéral décide de lancer chez nous une vaste croisade antifasciste.
Doit-on s'en réjouir?
Rappelons d'abord, quoique ni M. Godbout, ni M. Cardin, ni M. Rinfret n'aient fait incursion sur ce terrain, que, pris en soi et malgré ses fautes ou ses erreurs doctrinales, le fascisme mussolinien est un régime beaucoup moins inhumain que le communisme. Quant à l'hitlérisme, ce qui aggrave son cas, c'est sa divinisation de la race allemande, et ce qu'on peut appeler son matérialisme du sang. Jusqu'ici, les orateurs du parti libéral seront d'accord avec nous.
Sur le terrain des faits canadiens-français, le communisme offre-t-il un danger moins grave que le fascisme ?
Le marxisme s'implante chez nous dans les milieux pauvres: (c'est à peine s'il séduit quelque-uns de nos « intellectuels »). Il ne constitue pas un péril immédiat, mais une menace sérieuse. Son alliée principale, outre les subventions moscoutaires dont on vient de faire la preuve, c'est la misère du prolétariat urbain, la disproportion entre la pauvreté des uns et la richesse paradoxale de quelques autres. C'est encore le formalisme de notre vie religieuse : pratiques sans conviction, prières d'automates au lieu d'adhésions intérieures. Sur ce terrain bien préparé, les communistes déploient une activité fiévreuse, et leur démagogie - péché mortel du communisme comme du socialisme - leur donne des armes contre lesquelles les chrétiens peuvent difficilement lutter. Voilà ce qui communique actuellement à l'action syndicale catholique à la fois tout son prix et tout son pathétique.
Chez plusieurs intellectuels nationalistes, autour desquels se groupent quelques milliers de partisans, il y a la tentation du fascisme. Une invasion massive du césarisme totalitaire n'est pas à craindre, mais j'ai peur que certaines idéologies ne risquent, à la longue, de déteindre sur nos conceptions politiques. C'est pourquoi je tentais, en novembre dernier, de mettre ces milieux en garde contre une complicité sourde et tenace en faveur de tout ce qui vient de la droite ou de l'extrême-droite européennes. Mais la position de M. Godbout est bien différente. Il fait de la politique immédiate, de la politique à bout portant. II s'adresse aux masses. De ce côté, malgré les statistiques du London Daily Herald ou celles de M. Arcand, je n'arrive pas à discerner un péril sérieux. M. Godbout agite un épouvantail.
IL Y AVAIT UNE FOIS...
Son antifascisme consiste à défendre un passé et un présent odieux contre un ennemi problématique. (Cet antifascisme me jetterait dans les bras du fascisme !). Il combat la dictature en vertu d'une notion libérale de la liberté (cf. ses déclarations au banquet du « vingt-cinquième anniversaire de l'Association de la jeunesse libérale ») (1) .
M. Godbout répugne à un régime qui détruit la liberté et la dignité de la personne humaine. Ouais ! Nous avons des souvenirs. Il y avait une fois un régime libéral, Monsieur Godbout, au pays de Québec. Dans ce temps-là, on avait la liberté d'opinion à peu près comme, en libéralisme économique, un ouvrier a le droit de crever de faim. II y avait une fois un régime libéral. Quiconque osait rappeler les enseignements de S. S. Pie XI dans le domaine social faisait scandale : nous avons des souvenirs. Époque de liberté, oui : pour la haute finance ! On traquait des prêtres, des professeurs d'université coupables d'inspirer, prétendait-on, une poignée de jeunes hommes indépendants. Et la dignité humaine des ouvriers ou des paysans quêtant le patronage, celle des fonctionnaires muselés, des députés eux-mêmes anéantis par la discipline de parti ? Il existait une censure, une mise à l'index, des dogmes et des hérésies : M. Paul Gouin en sait quelque chose, qui dut briser les cadres du parti pour conquérir le droit d'exprimer sa pensée et celle de ses amis. Il y avait une fois un régime libéral.
Ere du jeu politicien, de la spéculation politicienne. Les grands problèmes attendaient. Ils attendent encore. Les mesures de salut public prennent l'allure d'une guérilla préélectorale. On se renvoie la balle, indéfiniment. Communisme, fascisme... Et s'il y avait un troisième larron ? Un monsieur très bien, qui parle, lui aussi, de liberté, de démocratie parlementaire, encore de liberté; et qui empoche ? M. Godbout devrait pourtant le connaître. (Il y avait une fois un régime libéral). M. Godbout doit le savoir plus redoutable que les forces conjuguées du communisme et du fascisme québécois. Cette menace se nomme: capitalisme libéral; ou, avec moins d'équivoque : les abus du capitalisme. On nous fait assister à une bataille de coqs; des badauds s'assemblent, se laissent hypnotiser; dans les coulisses les millions continuent de danser.
Donc, il y a aujourd'hui dans la province, et malgré l'ordre "nouveau" (2) , un hypercapitalisme. Dictature de la finance, règne de la spéculation, de l'anonymat irresponsable. Ces messieurs ne veulent ni du fascisme, ni du communisme, ni du corporatisme, ni du séparatisme, etc.; bref, ils combattent tout ce qui risquerait de les amoindrir. C'est normal. Ils sont en place et se défendent. Ce n'est pas légitime, mais c'est normal. Ils jettent à la tête de leurs adversaires d'immenses quartiers de bois. Attendez. Cela fait du bruit. On regarde. Vos ennemis accumulent le bois. Quelle flambée magnifique, au jour de demain !
Il y avait une fois un régime libéral. Nous allions l'oublier. Un régime conservateur fait oublier un régime libéral. Le mal d'aujourd'hui détruit le souvenir du mal d'hier. Vous nous rappelez qu'il y avait une fois un régime libéral. Hier, vous sembliez vous en détacher; aujourd'hui, vous vous en déclarez solidaire. Vous êtes antifasciste (anticommuniste à l'occasion), antiséparatiste, bref, vous vous attaquez à tout ce que redoutent le moyen bourgeois et le grand bourgeois. Or tout cela sort du régime politique et social que vous défendez. S'agit-il de séparatisme ? on ne saurait prendre au sérieux les indignations de M. Godbout, non plus que celles de M. Duplessis. Libéraux comme conservateurs, vous êtes les pères du séparatisme; le séparatisme est issu de vous, il vous parasite. Ceux qui ont détruit, sous prétexte de le défendre, l'esprit de la Confédération, ceux-là portent la responsabilité du séparatisme. On sacrifiait de gaieté de coeur l'essence du fédéralisme aux mots d'ordre des partis; qu'on ne s'étonne pas si aujourd'hui des jeunes, qui ont foi dans leur nation et ne croient plus à l'unité canadienne, s'attaquent sans détours à la Confédération. La commission Rowell, par exemple, si les soupçons sont justifiés, c'est-à-dire si ses conclusions centralisatrices sont tirées à l'avance, nous prépare pour demain le plus farouche et le plus dynamique des antifédéralismes. Ceux qui l'inspirent s'en doutent-ils ? Mais non; et vous verrez bientôt leur surprise. Ils écarquilleront les yeux, ou bien ils nous chanteront « la Confédération, exigence de fierté ». Mgr Camille Roy a peut-être le droit de s'exprimer ainsi; pas eux. Ils l'ont perdu cent fois: écoles acadiennes, écoles du Manitoba, écoles du Nord-Ouest et écoles franco-ontariennes, questions du fonctionnarisme, des chemins de fer, lâchages impérialisants, conscription, grignotage du droit civil français, etc., etc., et surtout inutilisation dans le Québec des libertés que nous consentait le pouvoir fédéral : autant de glas qui sonnaient la mort de l'esprit fédéraliste, qui détruisaient l'essence du pacte confédératif.
Eh bien ! de la même façon qu'ils ont nourri le séparatisme, de la même façon leur simulacre de démocratie donne naissance au communisme et au fascisme. Mais peut-être défendent-ils le principe démocratique tout en avouant que notre démocratie est bien tarée ? M. Godbout a pris soin de nous détromper à l'avance: « La démocratie, déclare-t-il, n'aura jamais donné de résultats plus féconds qu'avec le peuple canadien. » C'est vouloir à la démocratie beaucoup de mal ! Démocratie: gouvernement du peuple par le peuple, acceptation par le plus modeste d'entre nous de ses devoirs et de ses responsabilités civiques...: une définition suffit pour crever la prétention de M. Godbout. Gouvernement du peuple par l'Argent: le plus petit organisateur d'élections connaît l'importance de la caisse électorale; il sait la valeur des télégraphes, des pots-de-vin, des intimidations. Il faut les entendre parler entre eux, ces purs démocrates: « pas d'argent, pas de suisse. M. X. n'a pas de chance, son parti non plus: il leur manque le nerf de la guerre ». Le plus petit organisateur d'élections sait qu'élire un homme n'est point tant un problème politique qu'un problème économique. D'un côté, le suffrage universel, de l'autre, les bailleurs de fonds: voilà l'axe d'une élection. On a résolu la difficulté. On règle une question par l'autre. Grâce à la presse (information faussée, canards, ballons d'essai, publicité massive, de savoureuses calomnies en rédaction), grâce au patronage, on « a » l'opinion; et grâce à l'opinion, on « a » les bailleurs de fonds. Les hommes honnêtes - il y en a - qui firent la politique de parti, ces dernières années, durent fermer les yeux sur des malpropretés qui leur donnaient un haut-le-cour : entrant dans le jeu, ils devaient en accepter les règles; ils y entraient, ils y demeuraient, et c'est tout de même grâce à eux que le monde n'allait pas plus mal...
Il nous est arrivé d'affirmer que le christianisme n'est pas plus antidémocrate qu'antimonarchiste. Ce n'était point tenter l'apologie du statu quo ! Nous ne prétendons point embaumer ce cadavre de démocratie qu'on se transmet de génération en génération et qui nous pourrit entre les mains. Libre au parti libéral de défendre ce passé là - qui est son passé, et dont le parti conservateur se trouve l'héritier -. Nous abandonnons la pseudo-démocratie canadienne à son sort (ainsi que la Troisième République, Marcel Hamel: même si nous ne contresignons pas vos simplismes en faveur de la Droite française). Notre refus du dilemme fascisme-communisme ne doit pas servir aux grands pontifes des mensonges politiques actuels; nous ne lèverons pas le doigt pour défendre le régime des partis et la caisse électorale, la tyrannie de l'économique sur le social et le national, une notion fausse du profit, une hystérie de spéculation, un fait social qui, malgré quelques rapiéçages, demeure inacceptable (cf. une déclaration du cardinal Villeneuve que nous citons ailleurs).
A l'occasion des grèves du textile, nous avons reproché à M. Duplessis sa profonde ignorance du problème social. M. Godbout, lui aussi, en a de bonnes; (comme quoi on peut être un excellent technicien agricole et ignorer l'a b c de l'économie sociale...). « Ce qu'on appelle le corporatisme social, déclare-t-il sans rire (toujours d'après le rapport du Canada ), on le voit réalisé dans le programme libéral, si on entend par là la mise en commun des efforts de chaque classe de la société au bien-être de toutes. Si, par ailleurs, par corporatisme, on entend le fascisme, on peut être assuré qu'avec toute la population de la province, nous y serons toujours irrémédiablement opposés ». Nous voulons croire que les mots de M. Godbout ont trahi la pensée de M. Godbout. En langage clair, cela signifie que le corporatisme social s'identifie ou bien au fascisme ou bien au libéralisme. M. Godbout pose le problème en termes politiques: c'est-à-dire qu'il l'escamote. Médiocre prestidigitation ! Bien sûr, le corporatisme social refuse d'être une mise au pas brutale de l'économique par le politique: mais il n'en nécessite pas moins un changement institutionnel ! C'est autre chose qu'un vague esprit de collaboration entre classes prêché par ceux qui laissent subsister dans les choses des conflits aigus entre le capital et le travail. Nous aurons l'occasion de développer cette pensée au cours de l'enquête que nous entreprenons cette année.
En somme, s'il ne faut rien exagérer (la situation de l'ouvrier canadien n'est pas celle de l'ouvrier européen des années 1850...), admettons cependant que de graves abus subsistent dans notre situation politique, sociale et économique, et que, sous le couvert de la démocratie, une oligarchie financière, une dictature occulte continuent de nous exploiter.
CONTRE LES ABUS
Et voilà ce qui, en définitive, retiendra notre, attention.
A toutes les époques, dans tous les pays, il y a eu des révolutionnaires. Ceux-ci se sont vainement agités la plupart du temps, d'autres fois ils ont réussi.
Quelle fut la cause de leurs victoires ?
Les abus du régime qu'ils combattaient.
Les abus: voilà la porte d'entrée de toutes les révolutions, la base des idéologies fausses.
Dans le domaine social, ce qui nourrit l'erreur, ce qui lui ouvre l'oreille des masses, ce sont à la fois les abus et la démagogie. Il faut brider la démagogie, mais il faut surtout anéantir son support. (3)
La société canadienne-française se lézarde. D'immenses problèmes attendent leur solution. Problèmes d'ordre national, social, économique: c'est l'universelle trilogie, qui partout recouvre des carences morales. Nous attendons de nos chefs politiques une politique de création. Ils nous offrent des mots. Ils répètent des clichés vermoulus.
Antifascisme et même anticommunisme risquent de nous détourner de nos problèmes essentiels. Je ne vois pas bien ce que nous aurons gagné le jour où nous nous battrons pour ces mots-là. Je ne dis pas que nous sabrons contre des moulins à vent: le communisme est malheureusement une réalité chez nous (et le fascisme commence, qui naît du danger communiste). Mais enfin nous parlons trop d'eux. L'exagération finira peut-être par leur communiquer plus de vie - comme les aventuriers de Jules Romains ont fait sortir d'une illusion la ville de Donogoo Tonka.
Au lieu de concentrer nos efforts contre l'erreur, nous devrions faire en sorte que, matériellement comme spirituellement, les hommes de ce pays vivent dans un climat salubre.
Je ne veux pas sous-estimer les aspirations, les idées qui s'agitent dans les mouvements que nous combattons. Les partisans du communisme - ô dérision ! - défendent la liberté, la justice sociale et s'attaquent aux nationalismes exacerbés. Les partisans du fascisme s'en prennent à la démocratie libérale et individualiste (celle que M. Godbout s'acharne à soutenir), entendent remettre en valeur l'autorité, la responsabilité personnelle du chef, l'ordre - encore qu'ils en aient une notion déformée - et le sens national. Ce sont des éléments dont nous devons faire notre profit; il y a là de quoi manger pour nous, à condition que nous réussissions à en faire une synthèse exhaustive et que nous ne nous payions pas de mots.
Oui, dans le domaine économique comme dans celui de la pensée, nous sentons le besoin d'une liberté authentique; oui, nous ne devons pas nous laisser aller à la dérive des nationalismes exaspérés et il nous manque un sens aigu de la justice sociale. Mais il n'est pas moins vrai que nos chefs doivent substituer le sentiment de la responsabilité personnelle à cet infâme anonymat du système, des partis et de la finance que notre système tolère. Il n'est pas moins vrai que les Canadiens français doivent, grâce à l'éducation, à la politique, à tout ce qui contribue à former un peuple, acquérir la conscience d'eux-mêmes et la volonté de se réaliser pleinement.
Morale: si nos gouvernants veulent vraiment défendre l'ordre contre l'anarchie, les droits personnels contre les dictatures individuelles ou irresponsables, ils doivent cesser d'être la dupe des mots. Dénoncer le fascisme et surtout le communisme, cela peut constituer une préface nécessaire à un mouvement d'envergure; ce n'est qu'une préface. En 1938, dans la province de Québec, cette tâche reste à accomplir, devant laquelle tous les partis ont failli: une politique intégralement nationale, telle que nous l'avons définie l'an dernier, une politique sociale ferme et consciente.
(1) M. Cardin avait parlé du « plus grand bien du monde : la liberté, la liberté qui est la source de tout bien. Non pas la liberté limitée, étouffée, mais libérée dans son essor pour le plus grand bonheur de l'humanité » (rapport du Canada, 7/12,/37). Cette liberté libérée a paru trop absolue à M. Godbout qui, assure-t-il, n'identifie pas liberté et licence. Quelle sera sa limite ? La liberté des autres. « La liberté est absolument recommandable et nécessaire, mais jusqu'à la limite où elle n'entrave pas une autre liberté ». Concluons 1- que cette définition est fidèle au plus pur libéralisme doctrinal : c'est ce que notre collaboratrice Andrée Fossier appelait une technique de la liberté; 2-qu'elle ne se réalise pas dans le fait puisque, dans le domaine économico-social, la démocratie libérale a donné naissance aux monopoles.
(2) Quand nous parlons, au cours de cet article, de démocratie libérale, nous prenons le mot dans son sens général; il convient au parti conservateur aussi bien qu'au parti libéral; que différencient seulement des modalités de tactique, des hommes ou des intérêts. Il y avait un régime libéral, mais il y a, hélas ! un régime conservateur...
(3) « Ceux-là surtout méritent d'être condamnés pour leur inertie, qui négligent de supprimer ou de changer des états de choses qui exaspèrent les esprits des masses et préparent ainsi la voie au bouleversement et à la ruine de la société ». (S. S. Pie XI, Quadragesimo Anno.) « II n'y aurait ni socialisme ni communisme si les chefs des peuples n'avaient pas dédaigné (les) enseignements et (les) maternels avertissements (de l'Église). » ( Divini Redemptoris.)
Retour à la page sur la Loi du cadenas Source : André LAURENDEAU, « Croisade antifasciste ? », dans l'Action nationale, Vol. 11, No 1 (Janvier 1938) : 41-51.
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© 2004
Claude Bélanger, Marianopolis College |