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Documents d'histoire du Québec

 

Last revised:
Octobre 2004


Documents d'histoire du Québec/Documents of Quebec History

Écrits des Jeune-Canada

 

Nos déficiences, conséquences,

remèdes

par

Thuribe Belzile

 

 

Déficiences? Qui parle de déficiences?

 

Un observateur clairvoyant de notre vie nationale cherchait l'autre jour devant moi un "terme français" pour désigner ce que nous avons l'habitude d'appeler nos déficiences. D'après lui, ce dernier mot n'est pas français. Je souhaiterais qu'il eût raison. Si le mot n'existait pas, peut-être y aurait-il des chances que la chose fût une conception fantaisiste, que nos pré­tendues déficiences fussent des dons du Ciel, des ver­tus nationales, que sais-je ?

 

II reste pourtant que le mot existe. C'est un terme nouveau, tiré du latin deficientia, et qui désigne d'une façon très générale tout ce qui manque à l'être ou aux manifestations de l'être pour être parfaits.

 

Nous entendons ici par nos déficiences les vices et les défauts qui affectent l'intelligence et la volonté des Canadiens français.

 

Des vices et des défauts nationaux, nous objectera-t­on sans doute, cela ne saurait exister. C'est à voir. Il est bien beau de dire que nos ancêtres français nous ont légué un patrimoine spirituel inférieur à celui de nulle autre nation. Mais il reste qu'avec leurs talents et leurs vertus les pionniers de la Nouvelle­France ont apporté chez nous leurs vices nationaux. Or, si nous n'avons guère cultivé et enrichi les talents et les vertus dont nous avons hérité, il semble que nous ayons conservé et développé avec un soin jaloux tous les travers et les vices de nos pères.

 

Les conditions particulières de notre existence nationale ont au surplus favorisé l'éclosion de défauts essentiellement canadiens-français. L'isolement qui suivit la cession, la pauvreté des 60,000 gueux restés ici après l'abandon de 1760, les tracas incessants dont nos pères furent assaillis pendant près de quatre-vingts ans, enfin la férule du vainqueur, la persécution, puisqu'il faut l'appeler par son nom, ont déformé le caractère de nos pères et, par ricochet, leur jugement.

 

Nos pères nous ont donc transmis un double héritage de déficiences: aux vices qui leur étaient venus directement de la nation française, ils ont ajouté les défauts engendrés par leur histoire propre.

 

Est-ce à dire que notre âme nationale soit tellement gangrenée qu'il nous soit impossible de l'assainir ? Heureusement non. Pourquoi alors parler de nos déficiences dans une série de tracts qui ont pour objet de développer parmi la jeunesse le sens de la fierté nationale ? Précisément parce que, pour nous corriger de nos vices et de nos défauts, il faut que nous ayons le courage de les voir; parce que, pour comprendre clairement nos devoirs, il faut que nous ayons sous les yeux les conséquences désastreuses de nos déficiences; parce que, pour vouloir notre âme nationale plus belle, il faut que nous connaissions ses faiblesses.

 

Donc, pas de pessimisme. Nous voulons faire oeuvre de vie. Laissons à d'autres les ambitions de mort. Nos déficiences, nous avons voulu les connaître et les faire connaître à la jeunesse pour qu'un jour il soit dit qu'elles ont cessé d'entraver l'épanouissement de notre vie nationale.

 

Nous n'avons même pas voulu que les pages qui suivent ressemblent à un examen de conscience. Trop pénibles, ces examens de conscience, trop déprimants. D'ailleurs, à qui pourrions-nous reprocher nos déficiences ? Nous n'avons pas eu la liberté d'accepter l'héritage spirituel de nos pères sous bénéfice d'inventaire. Et nos pères, croit-on que c'est à plaisir qu'ils nous ont légué, avec leurs talents et leurs vertus, leurs vices et leurs défauts ? Ils nous ont donné ce qu'ils avaient; à nous de l'améliorer. Inutile de jeter la pierre à celui-ci ou -à celui-là, car, selon le mot de l'abbé Groulx, "nous avons trop souffert pour être bien coupables". (1)

 

DEUX CATÉGORIES DE DÉFICIENCES

 

Il ne saurait être question d'étudier ici toutes nos faiblesses congénitales et toutes les lacunes de notre formation. Il nous suffira d'étudier celles qui nous sont particulières et celles qui, sans nous être particulières, entravent le plus l'épanouissement de notre vie nationale.

 

Nous pourrions dresser une longue liste de vices et de défauts. Nous préférons nous limiter aux déficiences capitales. Nous entendons par déficiences capitales celles qui sont à l'origine de toutes nos faillites. Aux collectionneurs nous laissons le soin de rechercher les vétilles. Nous sommes convaincus que pour nous corriger de nos défauts - comme pour accomplir n'importe quel travail de construction ou de reconstruction -nous avons beaucoup plus besoin d'une vue d'ensemble de notre situation que d'une connaissance, nécessairement imparfaite, des mille et une manifestations de nos déficiences capitales.

 

Pour la clarté dé l'exposé, nous diviserons nos déficiences en deux catégories: déficiences du caractère et déficiences du jugement. Division arbitraire, nous l'admettons. Un métaphysicien nous prendrait en défaut. Dans la première catégorie nous placerons les déficiences qui sont plus particulièrement des absences de volonté ou des déviations de la volonté, tandis que dans la deuxième catégorie nous placerons les déficiences qui sont surtout des déformations de l'intelligence ou des faiblesses de la raison.

 

DÉFICIENCES DU CARACTÈRE

 

PARESSE INTELLECTUELLE

 

Dans une brochure restée célèbre, M. Esdras Minville écrivait en 1931: "La cause première de nos retards, de la dangereuse lenteur de nos progrès, nous la mettrions tout d'abord au compte de la paresse intellectuelle". (2)

 

Plus récemment, le cardinal Villeneuve disait au Cercle universitaire de Montréal: "Il y a des bêtes que la lumière fatigue... ; y aurait-il des esprits qui leur ressemblent?... II en est qui ont l'âme trop petite pour ressentir les grandes passions et tressaillir aux grandes conquêtes de la science: C'est trop peu de noblesse intellectuelle". (3)

 

Appellerons-nous un troisième témoin à la barre ? Voici Mgr Camille Roy qui dit: "Nos classes instruites, sans excepter la mienne, souffrent encore de cette indolence d'esprit qui se définit assez exactement par la peur, quand ce n'est pas par l'horreur de l'effort intellectuel". (4)

 

Pessimistes, ces témoins ? Voyons plutôt. Combien de nos agriculteurs se donnent la peine d'étudier la nature de leurs sols, d'acquérir des éléments de chimie agricole, de zoologie ou de botanique ? Combien d'ouvriers se sont jamais avisés d'apprendre la technique de leur métier ou d'étudier les conséquences sociales ou économiques de leur activité? Combien de bacheliers et de licenciés de nos universités essayent de se donner une culture personnelle susceptible d'orienter leur vie, de les rendre aptes à imprimer une direction à la nation dont ils sont appelés à constituer l'élite ?

 

On semble croire que l'étude est inadmissible en dehors de l'école. On va même beaucoup plus loin. L'ignorance méthodique a suscité chez nous l'absence de toute curiosité, l'horreur même de toute lecture. Règle générale, les journaux sont très .rares à la campagne, et s'il en vient, on ne les lit que pour les nouvelles. Dans les villes, on les lit pour les histoires fantastiques et scabreuses.

 

La paresse intellectuelle est tellement enracinée dans nos moeurs que l'abbé Groulx a pu dire: "La première génération qui suivit la conquête avait, sans nul doute, souffert de son ignorance; la deuxième s'y résigne en attendant que la suivante s'y complaise". (5)

 

INDISCIPLINE

 

Notre paresse intellectuelle s'accompagne, dans ses manifestations extérieures, d'un défaut de formation qui nous joue de bien vilains tours: l'indiscipline. Nulle province du Canada ne compte plus que la nôtre de régiments militaires, de gardes indépendantes, de corps de cadets ou d'autres écoles similaires de discipline. Cependant, nulle part comme chez nous ne se manifestent à l'état endémique l'individualisme forcené, l'égoïsme, le manque de ponctualité et le débraillé des personnes et des choses.

 

Il suffit qu'un des nôtres lance un mouvement ou monte une organisation quelconque pour qu' aussitôt chacun invente les arguments les plus spécieux pour prouver qu'il a commencé par le mauvais bout. Chacun prétend vouloir à tout prix se consacrer à telle ou telle activité sociale ou patriotique, mais nul ne croit dignes de sa collaboration les initiatives préconisées par d'autres.

 

Ce n'est pas que nous soyons dénués de toute ambition. Mais notre ambition dégénère trop souvent en arrivisme. L'expérience nous a appris, hélas! que pour intéresser les trois quarts et demi des nôtres aux oeuvres catholiques, sociales ou patriotiques, il faut les élever à des postes honorifiques, leur confier des délégations qui leur procurent l'occasion de paraître auprès de personnages qu'ils sont incapables d'intéresser, d'appuyer ou d'affronter, selon le cas, enfin cultiver sans cesse leur mesquine vanité.

 

Faut-il s'étonner que des gens si fiers de leur personne manquent totalement de ponctualité? Défaut épidémique que celui-là. Annoncez une réunion pour l'heure que vous voudrez, on s'y rendra en retard, si encore on pense à s'y rendre. Inconscience, sans doute, mais surtout absence du sens de l'honneur. On pousse l'impolitesse jusqu'à se rendre à l'église, le dimanche, dix à quinze minutes après le commencement d'une messe qui n'en dure pas cinquante.

 

Manque de ponctualité, absence du sens de l'honneur, impolitesse, toutes ces déformations du caractère ne sont-elles pas les conséquences naturelles d'un débraillé de l'intelligence et de la volonté? Prêtez l'oreille aux conversations. Que signifie ce langage pauvre et vulgaire ? d'où viennent ces jugements téméraires, ces propos mesquins ? On croirait entendre des abrutis, des désoeuvrés, tellement les sujets discutés sont vils ou insipides. La bouche parle de l'abondance du coeur!

 

INCONSTANCE

 

Une faiblesse en entraîne une autre. On pourra soutenir que l'indiscipline est un vice qui ne nous est pas particulier. La nôtre a au moins ceci de particulier qu'elle a engendré chez nous l'inconstance, la peur du devoir et des responsabilités.

 

Issus d'une race de fondateurs, nous sommes nous-mêmes de merveilleux fondateurs. Il y aurait un répertoire impressionnant à dresser de tous les journaux et revues que nous avons fondés, de toutes les ligues et associations que nous avons lancées et de toutes les entreprises industrielles et commerciales que nous avons mises sur pied. Que d'activité nous y avons déployée! mais aussi, que d'efforts nous y avons perdus! Nos journaux et nos ligues, nous les avons laissés mourir en douceur; nos entreprises industrielles et commerciales, nous les avons cédées aux étrangers dans leur pleine activité, ou encore nous les avons laissées languir pour les abandonner aux étrangers en désespoir de cause.

 

A l'origine de- toutes ces faillites nous trouvons un vice capital: la peur des responsabilités. Faut-il le dire, la plupart des nôtres préfèrent travailler pour des étrangers que d'assumer des risques à leur propre compte. Pourquoi? Parce qu'ils manquent de personnalité, parce qu'ils n'ont pas assez d'énergie pour se dépenser â mettre sur pied une entreprise dont ils conçoivent le fonctionnement et aperçoivent les chances de succès, et surtout parce qu'ils n'ont pas assez d'ambition pour rêver que leur nom soit lié à une entreprise nouvelle, susceptible de bénéficier autant qu'à eux aux travailleurs et aux consommateurs de leur nation.

 

La peur des responsabilités ne va pas sans un manque de sens du devoir. Il suffit de pénétrer dans les foyers pour s'en rendre compte. Si nous déplorons aujourd'hui l'insuffisance lamentable de l'éducation familiale, â qui faut-il adresser des reproches ? Lequel est le plus coupable, du père qui s'en remet complètement à son épouse pour l'éducation des enfants, ou de ta mère que son goût effréné des distractions et ses relations mondaines retiennent en dehors du foyer ou dans sa couchette aux moments de la journée qu'elle devrait tout spécialement consacrer à ses petits ? A qui encore faut-il reprocher l'égarement de nos éducateurs prêts à libérer leurs élèves de tout travail à domicile pour assurer à des parents inconscients ou criminels la tranquillité et le désoeuvrement de leurs soirées.

 

PRODIGALITÉ

 

L'inconstance conduit directement à la prodigalité. Puisque nous n'avons pas le souci de conserver ce que nous avons, nous serions illogiques en nous privant d'éparpiller selon le bon plaisir du moment nos deniers et nos efforts.

 

Défaut bien canadien-français que la prodigalité. Nos ancêtres français possédaient dans toute sa perfection le sens de l'économie. La surabondance des ressources matérielles a fait de nous des gaspilleurs.

 

Le goût du luxe, des plaisirs et de la vie facile nous empêche de songer à accumuler des biens, qui permettraient à nos descendants de se tirer du bourbier économique dans lequel nous croupissons. Nous voulons bien gagner le plus d'argent possible; mais combien d'entre nous songent à en amasser pour le faire servir à mettre fin à notre servitude économique ? Quand on a payé les primes de quelques milliers de dollars d'assurance (oh! quelques petits milliers à peine), on croit s'être acquitté de tous- ses devoirs envers la société. Le solde de son revenu, on se hâte de le dépenser. Si à la fin de l'année on a quelques centaines de dollars en banque, on s'empresse de les confier à des entreprises étrangères, ce qui, on le sait, est la forme la plus raffinée du gaspillage.

 

Ce que nous faisons de nos deniers, nous le faisons également de nos efforts: nous les éparpillons autant que possible. Aujourd'hui nous étudions vaguement un problème économique, demain nous serons engagés dans une oeuvre de bienfaisance, après-demain nous banquetterons avec les chevaliers de Colomb ou avec les amis rotariens (conciliation et bonne entente!), enfin nous aurons des loisirs pour fraterniser avec tous les amateurs de fraternité, même si ces amateurs de fraternité sont les pires ennemis de notre nationalité ou de notre religion; (6) mais nous n'aurons jamais le temps de nous dépenser pour une oeuvre en particulier. Surtout, qu'on ne vienne pas nous demander de consacrer toute notre vie à une oeuvre catholique ou patriotique, oeuvre qui nous permettrait de travailler à l'assainissement des moeurs ou à l'orientation rationnelle de notre vie nationale. Un coup de main en passant, peut-être; mais une collaboration soutenue, pas le temps!

 

On voudra bien admettre que nous ne noircissons pas le tableau à plaisir. Nous l'avons dit, nous ne faisons pas un examen de conscience; nous étudions les aspects pénibles d'une situation. Nous savons bien que notre paresse intellectuelle nous vient des générations ignorantes qui nous ont précédés, que notre indiscipline provient de l'isolement dans lequel se sont trouvés nos pères au lendemain de la cession, que notre inconstance dépend en grande partie des mesures vexatoires qui ont sans cesse gêné notre activité, que notre prodigalité enfin est le fruit naturel de notre servilité économique.

 

Il reste que nous devons, bon gré mal gré, prendre ces déficiences à notre débit, non pas pour en gémir, mais pour leur déclarer une guerre à mort. On dompte l'instinct d'un animal. On peut de même réformer le caractère d'un homme; on peut aussi réformer le caractère d'un groupe d'hommes, surtout quand ce groupe d'hommes possède comme le nôtre une intelligence réaliste et lin courage à toute épreuve.

 

DÉFICIENCES DU JUGEMENT

 

Le simple fait de parler de vices et de défauts incline peut-être certaines personnes à croire que toute déficience affecte nécessairement le caractère. II ne faut pas se méprendre. Nous sommes à même de constater chez nous des déficiences dont le jugement est victime. Que ces déficiences aient été engendrées par la déformation du caractère, possible. II reste que nous avons certaines manières de juger les événements et les choses qui entravent l'épanouissement de notre vie nationale. Ce sont ces manières défectueuses de raisonner, ces déficiences du jugement, que nous allons maintenant étudier.

 

ROUTINE

 

Au premier rang de ces déficiences, nous plaçons la routine. J'entends de lucides logiciens protester que la routine est une déficience du caractère, et non pas du jugement. A mon tour je proteste. Il n'est ni faible ni paresseux, celui qui s'obstine à mépriser les progrès de la science. Il est inconscient.

 

Voyons plutôt. C'est bien chez nos agriculteurs que la routine fait le plus de ravage: exploitation forcenée de terres appauvries, méthodes désuètes d'ensemencement, de récolte ou de conservation, anarchie absolue de la distribution, tout y est, ou plutôt tout y était il y a à peine quelques années. Notre agriculture s'en allait à la ruine. Paresseux, nos agriculteurs ? Certes non, mais réfractaires aux progrès de la science. Réfractaires, parce qu'on les avait bernés avec de prétendus engrais chimiques aussi neutres que le sable du Sahara; réfractaires, parce qu'on les avait conduits à la faillite en leur faisant adopter des méthodes de culture importées, sans prendre la peine de les adapter au sol et au climat; réfractaires, oui certes réfractaires, parce qu'on les avait tellement ennuyés et trompés avec des méthodes de culture nouvelles et insensées qu'ils ne croyaient plus à la culture scientifique. (7) Leur routine n'est donc pas incurable, pourvu qu'on les éclaire, qu'on fasse sous leurs yeux la preuve des réformes proposées, bref qu'on s'adresse à leur raison au lieu de s'obstiner à les traiter de retardataires entêtés.

 

Bon nombre de nos industriels et de nos commerçants sont tout autant que nos agriculteurs minés par la routine. Chez eux aussi, déformation du jugement. Le fabricant qui s'obstine à mettre sur le marché un produit que ses concurrents ont transformé ou perfectionné selon les besoins nouveaux des consommateurs, celui qui persiste à produire des objets dispendieux remplacés avec avantage par des succédanés accessibles aux petites bourses, pour n'avoir pas à renouveler son outillage ou embaucher des ouvriers spécialisés, celui-là n'est ni paresseux, ni présomptueux, il ne comprend pas. Ainsi en est-il dans tous les métiers et dans toutes les professions. Nous sommes traditionalistes, c'est sûr. Mais notre traditionalisme dégénère souvent en routine, et la routine est la cause première de notre réputation d'arriérés.

 

DÉFAITISME

 

Certes nous manquons d'initiative. Nous en avons dit un mot en parlant de l'inconstance. Pourquoi manquons-nous d'initiative? Parce que nous sommes défaitistes. Et nous sommes défaitistes, non pas uniquement parce que nous sommes paresseux, non pas parce que nous sommes dénués de courage, mais parce que nous ne nous connaissons pas, ou plutôt parce que nous ne cherchons chez nous que des infériorités, tandis que chez les autres nous ne voyons que des avantages.

 

Nous n'avons d'admiration que pour "les Anglais". Le voisinage d'une nation débrouillarde et ambitieuse aurait dû provoquer l'épanouissement de toutes nos vertus et de tous nos talents. Nous nous sommes laissé aveugler par les succès faciles de nos concitoyens de langue anglaise; nous avons donné dans leurs pièges; nous avons favorisé leurs ambitions de domination; bref, nous les avons élevés sur le pinacle. Maintenant nous nous étonnons qu'ils nous supplantent partout.

 

II nous faudrait aujourd'hui recommencer la conquête française. Hélas! nous sommes résignés â la domesticité. Nous répondons à tous les projets ambitieux par des paroles défaitistes comme celles-ci: "A quoi bon? Les Anglais ont le capital!" - "Pas d'illusion possible, les Anglais ont la bosse des affaires et nous ne l'avons pas". - "J'aurai beau faire, je serai toujours méprisé. Ces maudits francs-maçons ne donneront jamais de chance à un Canadien français catholique". Pur défaitisme, hallucinations que toutes ces histoires. Du capital, nous en avons à jeter partout; le sens des affaires, je connais des centaines des nôtres qui l'ont autant que les Anglais d'ici et d'ailleurs; enfin notre caractère français et notre catholicisme ne sont pas des entraves, mais ce sont des gages de succès pour ceux qui les comprennent et s'en servent à bon escient.

 

Il y aurait beaucoup à dire sur notre défaitisme. N'insistons pas. Mon ami Dostaler O'Leary a mis à nu ce chancre de notre vie nationale. (8)

 

PRAGMATISME

 

Notre esprit français nous prédestinait à un rôle important sur la terre d'Amérique . Nous avions â notre disposition la philosophie catholique; nous avions hérité de la tradition juridique française, issue elle-même de la sagesse romaine; enfin nous avions sous les yeux, par delà l'Atlantique, la trépidante activité des maîtres français du spiritualisme et de la haute culture. Qu'avons-nous fait de tout cela ?

 

Défaitistes par irréflexion, nous avons méprisé nos ressources intellectuelles pour donner, les yeux fermés, dans le pragmatisme américain. Nos universités, "écoles de haut savoir" (!), se contentent encore du rôle d'écoles professionnelles. Rôle essentiel, personne n'en doute. Mais l'université doit être aussi une "source de directives sociales". Elle doit être le cerveau de la nation. C'est de son sein que doivent jaillir la doctrine catholique et la pensée française bref le souffle de vie nationale dont nous avons besoin pour accomplir notre mission. Qui pourrait dire que nos universités sont à ce point de vue sans reproche ?

 

Au lieu de chercher â nous imposer par la pensée, seul élément irrésistible de domination, nous nous sommes abaissés au niveau d'une culture qui peut avoir sa valeur, mais qui ne s'adapte pas à notre tournure d'esprit; au niveau d'une culture qui favorise les parades tapageuses, mais qui est essentiellement faible, ne reposant sur aucune base immuable. Il nous fallait des instruments d'acier; nous en avons choisi qui sont faits de verre fragile. Il nous fallait des brasseurs d'idées; nous avons formé des caissiers de banque et des manipulateurs de cailloux.

 

VERBALISME

 

Le pragmatisme devait fatalement nous conduire au verbalisme. Cela n'a pas manqué d'arriver. Pendant que nous donnions à, plein dans la formation superficielle, les grands problèmes philosophiques et se posaient pour nous comme pour toutes les nations. Nous n'étions pas préparés pour les ré­soudre. Qu'est-il advenu ? Nous avons pris l'habitude de trancher sans les comprendre les questions les plus compliquées.

 

Écoutons encore le cardinal Villeneuve: "Qui chez nous serait en état de démontrer péremptoirement d'erreur radicale de l'économie socialiste ?... Plusieurs peuvent-ils vraiment, par l'introspection de leur conscience psychologique, analyser leur pensée et la distinguer de leurs impressions et de leurs connaissances sensibles ? prouver rationnellement la spiritualité de l'âme par le langage abstrait de l'homme et le jeu de la liberté ?... Chez nous, on a vécu de répéter les docteurs; mais on s'est peu employé à se les assimiler d'une manière vitale et réactive. On a trop peu imité le labeur qui fouille la veine du savoir". (9)

 

Nous avons répété les docteurs, oui certes; mais leurs thèses sont restées au collège et à l'université. Notre paresse intellectuelle nous défendait de reprendre ces thèses, de nous les assimiler, de les réédifier en fonction de notre situation nationale et de nos problèmes particuliers, enfin de nous bâtir une philosophie réaliste, répondant â nos besoins et à nos difficultés. Et alors? Nous avons pris l'habitude de juger en deux temps les questions les plus graves. Nous sommes devenus des opportunistes, des hâbleurs, des trombones éclatants mais faux.

 

PARTISANNERIE POLITIQUE

 

On s'étonnera peut-être que nous inscrivions parmi nos déficiences du jugement la partisannerie politique. Notre classement se justifie par le fait que la partisannerie politique est une aberration en vertu de laquelle on perd complètement dé vue la hiérarchie des valeurs pour tendre le nez brutalement vers la crèche. Inutile d'insister. Chacun sait que la partisannerie politique joue contre nous depuis que nous avons goûté à la politique, en particulier depuis que nous vivons sous le régime de la Confédération. S'il est une déficience qui nous avilit à nos propres yeux et nous ravale devant nos concitoyens de langue anglaise, c'est bien celle-là. C'est une plaie hideuse que nous portons au front et qui gangrène tout notre organisme.

 

On se demandera sans doute comment il se fait que la partisannerie politique est plus pernicieuse chez nous qu'ailleurs. C'est que nous n'avons jamais eu pour diriger l'un ou l'autre de nos partis un chef digne de ce nom. Le parti n'est pas un mal en soi, à condition qu'il réponde à une idée. Or l'idée vient du chef, et c'est le chef qui doit la faire triompher. Qu'on cherche chez nous un homme politique qui ait conçu nettement une idée, une grande idée, une idée de salut, et qui se soit employé à l'imposer. Avec la meilleure volonté du monde, on n'en trouvera aucun. Le parti existe pour le pouvoir et le pouvoir, c'est la crèche.

 

Nos déficiences du jugement, nous l'avons déjà dit, proviennent en ligne directe de nos déficiences du caractère. Notre paresse intellectuelle, notre indiscipline et notre inconstance ne pouvaient qu'engendrer chez nous la routine, le verbalisme et le défaitisme. Quant au pragmatisme, nous le devons au voisinage d'esprits tournés vers des valeurs qui ne devraient être pour nous que secondaires. Enfin s'il nous fallait indiquer avec précision l'origine de notre fanatisme ou partisannerie politique, nous nous contenterions de rappeler que toutes nos grandes luttes politiques nous ont ralliés pour la défense de causes qui, pour être nobles, vitales, manquaient d'une idée directrice, l'esprit de la politique, idée dont la force aurait voilé aux yeux de nos gouvernants l'intérêt matériel immédiat et les aurait orientés vers un idéal national nettement conçu.

 

Est-ce à dire qu'il nous suffira de dompter notre paresse pour redresser notre jugement? Hélas! la tâche sera plus pénible de prendre conscience de la hiérarchie des valeurs. Il nous faudra d'abord nous connaître, comprendre nos faiblesses, constater les conséquences désastreuses de nos travers. Après cela nous pourrons travailler à nous réformer. Et nous nous réformerons, car nous serons fiers, et la fierté est une source inépuisable de labeurs. Nous nous réformerons, car nous voudrons survivre et progresser, et l'ambition de progresser est une source d'énergie que les labeurs les plus ardus n'ont jamais tarie.

 

CONSÉQUENCES

 

Il n'est rien pour nous inciter à nous réformer comme un examen de la situation à laquelle nous ont acculés nos déficiences. Il est des faibles qui ont peur de cet examen comme de la foudre. On ne leur dessille les yeux que pour les plonger dans le plus noir pessimisme. Quant à nous, nous nous adressons à la jeunesse et nous savons que la jeunesse n'a pas peur des réalités. Une expérience récente nous a convaincus que, mise en face d'une situation gâchée, la jeunesse s'agrippe aux dernières planches de salut qui lui restent et concentre ses efforts en faisceaux dont la résistance ne connaît de limite que dans le salut définitif.

 

C'est pourquoi nous n'hésitons pas à peindre de sombres réalités. Nous avons vu des faits, nous avons assisté à des événements qui ressemblaient à une saignée pratiquée au flanc de la nation. Nous en parlerons pour montrer ce qu'ils représentent de vil, d'abject. Nous les mettrons sous les yeux de la jeunesse parce que nous voulons qu'ils ne se reproduisent pas. Nous sommes convaincus qu'après les avoir examinés, la jeunesse, toute la jeunesse canadienne-française dira avec nous: "C'est fini! finis les déboires! finies les défaillances! Il faut recommencer notre vie nationale. Eh bien, nous la recommençons!"

 

DANS LE DOMAINE INTELLECTUEL

 

La production intellectuelle est la plus sûre manifestation de la vitalité d'une nation. Dès qu'une nation prend conscience de sa vie particulière, elle se manifeste à elle-même et elle cherche à se manifester aux autres nations par une littérature, par des oeuvres artistiques et par des oeuvres scientifiques qui la caractérisent nettement.

 

A quoi se résume chez nous la production intellectuelle ? Des journaux volumineux et épais, quelques romans insignifiants et des couplets de vers langoureux, voilà ce que nous offrent nos écrivains. (10) A part des ouvrages d'histoire et de philosophie sociale, nous n'avons rien qui soit essentiellement canadien-français, rien qui présente un aspect particulier de notre vie nationale.

 

Les arts ont la vie aussi dure que la littérature. Nos "belles escaliers", les momies de nos parcs, les lignes énervantes de nos édifices seraient-elles la réplique matérielle de notre âme nationale ? je me refuse à croire que nous ayons si peu le sens des lignes et de l'harmonie. Ce qui nous manque, c'est l'entraînement et, peut-être plus encore, l'effort artistiques.

 

Dans le domaine scientifique, le cardinal Villeneuve nous l'a rappelé, nous copions niaisement. les maîtres. Une philosophie nationale, nous ne connaissons pas cela. La vulgarisation scientifique en est à peine à ses débuts. Il nous faudrait un inventaire complet de la f lore (11) et de la faune laurentiennes, dont les résultats soient sous les yeux -- je dis bien, sous les yeux! -- de la jeunesse, dans les parcs, dans les musées, aux murs des salles de classe, etc.

 

Donc, production littéraire aussi pauvre que possible, production artistique anarchique et production scientifique peu volumineuse. Où cela nous conduit-il ?

 

L'absence de production intellectuelle constitue une menace pour notre catholicisme. Nous avons pu vivre longtemps d'une pensée catholique acceptée sans discussion, mais cela devient rudement difficile. A notre époque et dans notre milieu, le catholicisme n'est une force qu'à condition d'être vivant. S'il n'est pas pensé, jugé, accepté avec amour, il s'émousse. Quand une nation vit d'un catholicisme émoussé, quand elle se contente d'une vertu de surface, elle se prépare des déboires. Soyons sur nos gardes.

 

L'absence de toute pensée philosophique essentiellement nationale nous prépare, d'un autre côté, des difficultés sérieuses. Ce n'est pas avec les armes de faïence que nous brandissons à l'heure actuelle que nous aurons raison des théories économiques et sociales subversives. Quelle réponse définitive avons-nous pour confondre les tenants du divorce, du socialisme, des monopoles privés ? Des idées s'infiltrent dans la masse par le truchement de la presse jaune, idées qu'on accepte sans discussion et dont on prépare la réalisation, parce que nulle voix autorisée ne les pourchasse dans tous leurs repaires.

 

Nos déficiences nous ont en outre fait une fausse réputation de médiocrité professionnelle. Par médiocrité professionnelle, nous n'entendons, pas seulement les faiblesses ou les défaillances des seuls membres de nos professions libérales; nous entendons toutes les infériorités, supposées ou réelles, dont on accable systématiquement les nôtres quand on les compare avec les diplômés des universités ou écoles anglo-canadiennes ou américaines.

 

A quoi tient cette réputation de médiocrité? Tout d'abord à l'insuffisance de notre culture générale. Que nos éducateurs soient tranquilles. Ce n'est pas à eux que nous reprocherons notre ignorance. Tout au plus pourrions-nous leur reprocher de ne pas avoir inculqué suffisamment à leurs disciples le goût de la culture... Si les nôtres s'encroûtent si rapidement dans une ignorance alarmante après avoir terminé leurs études collégiales ou universitaires, c'est qu'ils sont paresseux, c'est que leur seule ambition de jeunesse était de se caser, et non pas de développer, d'enrichir leur personnalité.

 

Aussi ne faut-il pas nous étonner que le culte de l'à-peu-près soit si en honneur chez nous. La fierté professionnelle nous inciterait à nous cultiver sans cesse; elle nous engagerait à travailler à l'ennoblissement de notre besogne journalière; elle orienterait notre activité vers des buts plus nobles, plus enthousiasmants que le pain grassement beurré ou la fortune personnelle.

 

Notre réputation de médiocrité professionnelle n'a rien pour nous relever. Nous sommes chaque jour supplantés par des étrangers, sans avoir été loyalement mis à l'essai. Pour avoir négligé l'étude de notre langue et le culte sensé de nos traditions nationales, nous nous faisons mépriser et nous entraînons dans le mépris les attributs, pourtant dignes de respect, de notre nation.

 

DANS LE DOMAINE ÉCONOMIQUE

 

On se rend généralement mieux compte de notre infériorité économique que de notre déchéance intellectuelle. Mais ce qu'on ne comprend pas très bien, c'est que notre infériorité économique tient presque uniquement à nos déficiences et que partant c'est à nous qu'il appartient d'y remédier.

 

Au lendemain de la cession, nous étions les maîtres de notre industrie. La grande industrie n'existait pas, mais nous avions une industrie familiale florissante et une moyenne industrie en voie de développement. De fait, cette moyenne industrie s'est développée, mais elle nous a échappé. L'industrie du cuir et de la chaussure ne nous appartient plus qu'à demi, celle de la confection nous manque presque totalement, nos industries chimiques sont presque toutes passées aux mains des étrangers, etc.

 

La grande industrie s'est installée chez nous: nos ressources naturelles l'attiraient. Nous lui fournissons des ouvriers, nous sommes ses clients, et c'est tout. Hélas! non, ce n'est pas tout. Nous lui fournissons des capitaux, qu'elle avilit dans ses livres en accordant tous les privilèges possibles aux capitaux fictifs de ses directeurs et de leurs amis. Ainsi, nous lui donnons tout, mais elle ne nous rend rien.

 

Quant à notre petite industrie, le vingtième siècle l'a tuée. Elle n'existe plus. On travaille actuellement à la faire revivre. Il eût été plus facile de la conserver il y a trente ans, mais à ce moment notre prodigalité nous fut fatale.

 

L'évolution de notre commerce a été différente de celle de l'industrie, mais elle aboutit au même désastre.

 

Nous n'avons pas l'ombre d'une excuse pour motiver le passage du commerce de détail aux mains des étran­gers. En effet, à qui appartient aujourd'hui ce com­merce ? Aux magasins à succursales, aux magasins à rayons et aux bazars. Or quatre-vingt-quinze pourcent au moins de ces entreprises appartiennent à des étrangers, à des Américains, à des Anglo-Canadiens, à des Syriens et à des Juifs. Quelle raison avons nous d'encourager ces étrangers ? Je dirai plus: par quelle aberration favorisons-nous de notre clientèle ces ex­ploiteurs de nos ressources nationales ? Nous n'avons pas le droit de travailler ainsi contre notre nation. L'achat chez nous, ce n'est pas une parade de patrio­terie; c'est un devoir de conscience, devoir impérieux que nous sommes aussi coupables de négliger que chacun de nous le serait de travailler sciemment à la ruine de sa famille.

 

Puisque le commerce de détail nous échappe, le commerce de gros nous échappe aussi. Il ne peut exister un commerce de gros canadien-français que s'il y a des détaillants à servir. Jusqu'à ces dernières années nous avions conservé un commerce de gros florissant. Mais à mesure que le détail se concentre entre les mains des étrangers, nos grossistes ferment boutique. Les détaillants étrangers sont en effet plus logiques que nous: ils n'achètent pas chez les Canadiens français.

 

C'est encore dans la finance que notre situation est la meilleure. Dans ce domaine, nous existons; c'est déjà beaucoup. Nous avons quelques compagnies d'assurance, quelques sociétés de fiducie,, quelques sociétés de prêt, des maisons de courtage, des banques etc. Mais toutes ces entreprises sont faibles, indécises, incapables de se lancer dans de grands mouvements, parce qu'elles attendent vainement la seule clientèle qui aurait intérêt à les encourager, la clientèle canadienne-française. Qu'on ne vienne pas nous dire que nous n'avons pas de capitaux. Les milliers de dollars que nous versons chaque année aux compagnies d'assurance américaines et anglaises, les millions des nôtres qu'administrent les sociétés de fiducie anglo-canadiennes (on sait pourquoi!), les commandes que nous confions chaque jour aux maisons de courtage étrangères, les millions de dépôts que nous gardons dans les banques, anglaises, ne sont-ce pas des capitaux ?

 

Ce qui nous manque beaucoup plus que les capitaux, c'est la fierté nationale. On a cru jusqu'ici que le "cri de race" n'était justifiable que lancé contre nous. A notre tour de le lancer. Les affaires sont des relations humaines: humanisons-les. IL est humain de travailler pour sa famille au lieu de travailler pour ses voisins; il est tout aussi humain de travailler pour sa nation au lieu de travailler pour des étrangers. Achetons des produits canadiens-français chez des Canadiens français, confions notre épargne à des Canadiens français, soyons Canadiens français, soyons nousmêmes; c'est le seul moyen que nous avons d'être honnêtes envers nous-mêmes et envers notre nation.

 

On m'objectera sûrement qu'en agissant ainsi nous forcerons les maisons étrangères à congédier leurs milliers d'employés canadiens-français. A cela je réponds: tant mieux! Dieu veuille que ce soit le plus tôt possible. N'avons-nous pas assez longtemps travaillé pour des étrangers ? Nos entreprises canadiennes-françaises n'auront-elles pas du travail pour nous employer lorsqu'elles auront à servir toute la clientèle canadienne-française ? Et croit-on que cette clientèle sera moins bien servie par des maisons de chez nous, par des commerçants et des financiers de chez nous, qu'elle l'est à l'heure actuelle par ces mêmes commerçants et ces mêmes financiers dans des maisons dont les volumineux bénéfices sont réservés aux étrangers ?

 

DANS LE DOMAINE POLITIQUE

 

Voulons-nous connaître les préjudices que nous causent dans le domaine politique notre pauvreté intellectuelle et notre infériorité économique ? Voyons ce qui se passe à Ottawa et à Québec.

 

Nous ne sommes pas des étrangers dans la Confédération. La nation canadienne-française est de droit l'égale de la nation canadienne-anglaise. Nous envoyons à Ottawa une soixantaine de députés et des ministres canadiens-français pour veiller sur nos intérêts. Que se passe-t-il là-bas? La politique fédérale, conservatrice ou libérale, est dominée par une oligarchie anglaise, soucieuse avant tout de veiller sur les destinées de l'Empire et sur les intérêts de la haute finance anglo-canadienne, pourvoyeuse des caisses électorales.

 

Nos représentants ont-ils seulement le souci d'assurer le respect de nos particularités ethniques ? Ils n'en ont pas le temps. Pensez donc il leur faut au moins six mois pour juger les aptitudes d'un candidat au poste de commissaire de la radio, six autres .mois pour choisir un fonctionnaire de la banque centrale, etc. Pour faire nommer un sous-ministre canadien-français, il leur faudrait deux "termes d'office"! Quant à exiger que la commission du fonctionnarisme rende justice, simple justice, aux Canadiens français, ils n'en ont pas le temps, ou plutôt ils n'en ont pas le goût. Il est tellement plus simple de changer les maîtres de poste et les commissaires des ports, et c'est tellement plus pratique au point de vue électoral!

 

Dire qu'il y a soixante-huit ans que nous envoyons à Ottawa des représentants de ce calibre. Aussi ne faut-il pas nous étonner que la législation ne tienne aucun compte de nos droits et de nos besoins particuliers. Il semble qu'on ait eu une seule raison de nous attirer dans la Confédération: nous arracher des impôts pour développer le chancre de l'Ouest. Pour l'Ouest, nos représentants ont permis qu'on fît tout: construction ruineuse de chemins de fer, immigration dispendieuse, avances de fonds, crédit agricole etc. Pendant ce temps, on taxait, on surtaxait les Canadiens français. Pas seulement les Canadiens français, me dira-t-on. je réponds: surtout les Canadiens français. La taxe de vente ne frappe-t-elle pas injustement les Canadiens français, qui sont de gros acheteurs parce qu'ils élèvent des familles nombreuses ? L'impôt sur le revenu ne nous vise-t-il pas tout particulièrement, nous qui sommes une nation d'employés, incapables de frauder comme le font la grande majorité de ceux qui déclarent eux-mêmes leur revenu au percepteur de l'impôt ? D'une façon générale, la législation fédérale ne tient nul compte de nos droits et de nos besoins. Elle n'en tient pas compte parce que nous envoyons au parlement des tripoteurs, des coulissiers, de vulgaires politiciens, au lieu d'y envoyer de vrais politiques, des hommes d'État intelligents et conscients de leurs responsabilités.

 

On pourrait comprendre que nous ayons à Ottawa une représentation inadéquate si nous avions gardé nos meilleurs hommes chez nous, dans le Québec, pour leur faire organiser au sein de l'État fédéral un État canadien-français. La Confédération nous permettait d'agir ainsi. Elle n'a même pas d'autre raison d'être que de nous laisser libres d'organiser notre vie nationale.

 

Qu'est-il advenu de notre liberté? Notre politique provinciale est entièrement dominée par les puissances d'argent. Ces puissances d'argent, trusts, combines etc., sont anglo-canadiennes ou américaines. Aussi est-il impossible de trouver à l'origine de notre législation un esprit canadien-français et catholique. Les puissances économiques dominent de haut notre politique provinciale.

 

En voulons-nous des exemples ?

 

Qu'est devenu notre patrimoine matériel ? Quelle partie de nos ressources hydrauliques n'appartient pas à des étrangers ? Quelle partie de nos réserves forestières n'avons-nous pas concédée à des étrangers ? Nous ne sommes pour rien dans l'exploitation de nos forces hydro-électriques; nous n'avons rien à voir dans l'industrie du papier, qui ruine nos forêts. Aux magnats de l'électricité et du papier nous avons jusqu'ici donné nos capitaux et notre main-d'oeuvre. Nos municipalités n'ont même pas le droit de produire elles-mêmes leur électricité.

 

Notre gouvernement a la réputation d'être l'insigne protecteur des minorités. II n'a pas volé cette réputation. Les étrangers sont ici chez eux. Ils ne sont mêmes pas tenus de respecter la majorité. Dans un État catholique, il est normal que le jour du Seigneur soit respecté par tous les citoyens, à quelque religion qu'ils appartiennent. Chez nous, on permet aux Israélites de travailler le dimanche et, c'est le bouquet, de faire travailler les catholiques le dimanche.

 

C'est â se demander à quelle école se sont formés nos chefs d'État. On pourrait comprendre que la pratique ouverte des doctrines catholiques exigeât plus d'humilité qu'ils n'en ont, ou encore qu'une politique franchement nationale, c'est-à-dire une politique logique, rationnelle, supposât plus d'énergie qu'ils n'en possèdent; mais de là à courber l'échine devant tout ce qui est étranger, il y a tout de même une marge.

 

Pour n'avoir jamais réagi contre les manoeuvres de nos hommes d'État, nous avons gagné â subir l'affront d'une politique qui se résume à deux choses: l'élection et la protection des amis.

 

REMÈDES

 

Il serait très long de proposer un remède à chacune des déficiences que nous avons énumérées dans ce tract. La solution ne serait d'ailleurs pas très pratique, car on n'obtiendrait guère de résultats en s'attaquant à une déficience en particulier, sans se soucier des autres. Le moyen idéal de nous défaire de nos déficiences est de nous adonner à la pratique des vertus dont elles supposent chez nous l'absence ou la médiocrité. La Police n'eût jamais songé à proposer de remède plus simple.

 

C'est simple à énoncer, certes, mais beaucoup moins simple à réaliser. Pratiquer des vertus, cultiver des talents, cela exige un entraînement. Où prendrons-nous cet entraînement ? Au risque de causer un scandale, nous le demandons à nos éducateurs. Seule l'éducation nationale bien comprise formera des générations qui n'auront pas pour entraver leur essor nos déficiences du caractère et du jugement. Qui dit déficience dit absence de vertu ou de logique. Nos éducateurs devront inculquer à leurs disciples les vertus qui nous manquent. Ils devront former en eux des esprits logiques, capables de juger sainement les personnes et les événements. Travail positif, s'il en est: il s'agit de perfectionner notre âme nationale. A ceux qui ont pour mission de former la jeunesse, nous offrons cette noble tâche. NOUS attendons une réponse unanime: ACCEPTÉ!

 

Mais les éducateurs forment les hommes et les femmes de demain. L'avenir des générations qui ne sont plus sous la direction des éducateurs est-il définitivement gâché? Gardons-nous d'y croire. Nous sommes faibles, c'est entendu. Mais je me refuse à croire que nous soyons invalides. Tous ensemble nous allons mettre l'épaule à la roue pour tenter un effort de redressement.

 

CULTIVER LA FIERTÉ

 

D'abord nous serons fiers. La fierté n'est pas un vice. C'est une vertu. C'est une manifestation du sens de l'honneur. Pour une nation comme la nôtre, c'est un devoir de première importance. Mon ami Paul Dumas a exposé dans un tract publié en décembre dernier ''nos raisons d'être fiers". (12)

 

Nous serons fiers de nos origines, fiers de notre histoire, fiers de notre patrie (le Canada français), fiers de notre foi, fiers de notre langue et fiers de nos traditions.

 

Et nous serons fiers de tous ceux des nôtres qui travaillent intelligemment â la conservation et â l'enrichissement de notre patrimoine national.

 

SOUCI DE LA COMPÉTENCE

 

La fierté est un mobile d'action. Nous voudrons, nous aussi, travailler à l'enrichissement de notre patrimoine national. Mais nous nous souviendrons que pour agir intelligemment il faut être préparé. Nous aurons le souci de la compétence.

 

Avoir de la compétence, ce n'est pas, pour le chirurgien, avoir la main ferme, pour le mathématicien, être capable d'additionner en vitesse des colonnes de chiffres, pour l'agriculteur, savoir tirer une belle haie de labour. C'est posséder une philosophie qui fournisse un moyen de confronter les hommes et les événements et de les juger sainement.

 

Dans la conférence que nous avons plus d'une fois citée au cours de ce travail, le cardinal Villeneuve invite "nos politiques, nos juristes, nos chimistes et nos écrivains, nos médecins et nos financiers, à être thomistes". Il rappelle que le thomisme n'est pas une "philosophie de séminaire", mais la "philosophie naturelle de l'esprit humain". C'est de cette philosophie "naturelle" que nous avons tous besoin pour faire, dans quelque domaine que ce soit, une oeuvre intelligente et profitable.

 

De son côté, Mgr Camille Roy explique que toute démocratie - il pourrait dire toute nation - a besoin de supériorité intellectuelle. Il ajoute: "Sans cette force qui la peut soulever, elle descend, même dans sa vie publique, aux plus profondes vulgarités; la médiocrité y règne bien vite à tous les étages de la vie sociale".

 

Puissions-nous un jour comprendre que le collège n'est qu'une préparation à la culture véritable et que pour nous cultiver vraiment nous devons nous tenir sans cesse en contact avec les maîtres de la pensée. On peut être compétent à vingt-cinq ans, mais si on cesse à cet âge d'augmenter sa culture, on est à trente-cinq totalement inférieur à soi-même.

 

AMBITION

 

Le souci de la compétence et la soif de la culture sont des manifestations d'une ambition. Gardons-nous de donner dans le dilettantisme. Nous voulons étudier, nous voulons acquérir des connaissances, fort bien; mais que ce soit en vue de nous préparer à l'action.

 

Oh! si nous avions tous l'ambition de faire bien, de faire solide, de faire grand, comme nous aurions du coeur au travail. Je cherche le jeune Canadien français soucieux de faire sa besogne, en toute circonstance, mieux qu'on ne la fait autour de lui, soucieux de produire des résultats portant l'empreinte de sa personnalité, c'est-à-dire des résultats supérieurs â ceux qu'on produit dans son entourage, avide enfin de manifester à tous les moments de son existence une vitalité et une perspicacité supérieures à celles des mille et un inconnus qui sont ses concurrents, parfois même ses rivaux dans la lutte pour la subsistance.

 

L'ambition, ne l'oublions pas, cesse d'être une vertu dès qu'elle répond aux seules aspirations de l'individu. Nous serons ambitieux, oui certes, mais notre ambition sera d'infuser à notre nation une vie débordante. Cette nation canadienne-française, dont l'existence nous a valu une situation exceptionnelle sur la terre d'Amérique, nous la voudrons forte, active, envahissante, afin qu'elle s'acquitte sans défaillance de la mission providentielle que lui ont assignée ses origines et son histoire.

 

SOLIDARITÉ

 

Il ne faudra pas oublier, toutefois, que notre infériorité numérique nous fait un devoir de grouper nos forces. L'éparpillement des bonnes volontés et les querelles intestines nous ont empêchés jusqu'ici de montrer des résultats positifs. Quand nous avons réussi à nous entendre, nous avons employé toute notre activité à empêcher qu'on nous détruise. Il est temps que nous fassions oeuvre de vie.

 

Oublions que nos concitoyens de langue anglaise sont ici une entrave â notre épanouissement. Il nous suffit d'être chez nous, de comprendre que nous sommes les seuls maîtres de notre destinée et que, orientés tous vers le même but, nous n'avons pas autre chose â faire que d'unir nos efforts pour les mettre au service de la nation. Nous aurons sûrement des tâches pénibles à accomplir. Unis d'esprit et de coeur, nous disposerons d'une force irrésistible. En face des difficultés apparemment insurmontables, nous déployerons [sic] d'immenses sacrifices.

 

Dans la partie qui se joue sur la terre canadienne, nous aurons le dernier mot, car nous avons du coeur!

 

(1) Quelques causes de nos insuffisances , Montréal (1930).

 

(2) Instruction ou Éducation , tract Nos 204-205 de l'École sociale populaire , Montréal (1931).

 

(3) L'Université, école de haut savoir et source de directives sociales, dans la collection du Document, Montréal (1934).

 

(4) L'Université au Canada français, dans les Nouvelles de l'École des Hautes Études commerciales, Montréal (février-mars 1934).

 

(5) Quelques causes de nos insuffisances , Montréal (1930).

 

(6) Il n'est rien de plus répugnant que l'acharnement des nôtres à fréquenter les milieux interlopes où, comme au Rotary, on est officieusement allié à la franc-maçonnerie. (Voir à ce sujet « Rotary et Maçonnerie », tract No 178 de l'École sociale populaire, Montréal). O singerie de nos arrivistes, que tu nous coûtes cher!

 

(7) Il faut dire que la routine de nos habitants a son pendant dans l'incompétence de leurs prétendus conseillers, les techniciens agricoles, incompétence imputable à l'infériorité des écoles supérieures (?) d'agriculture d'où sont sortis ces techniciens.

 

(8) L'inferiority complex, dans la série des tracts des « Jeune-Canada », No 2, Montréal (1935).

 

(9) L'Université, école de haut savoir ... (déjà cité)

 

(10) Les généralisations sont toujours dangereuses. Il y a, il faut le dire, d'heureuses exceptions. Nous souhaitons vivement qu'elles se multiplient.

 

(11) Le Frère Marie-Victorin vient de livrer au public un instrument précieux de vulgarisation scientifique en publiant sa "Flore laurentienne", Montréal (1935).

 

(12) Nos raisons d'être fiers , dans la série des tracts des « Jeune-Canada », No 1, Montréal (i934).

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Source : Thuribe Belzile, Nos déficiences, conséquences, remèdes , Tract, No 4, Jeune-Canada, Montréal, Le Devoir, Mai 1935, 37p.