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revised: | Documents d'histoire du Québec/Documents of Quebec HistoryNotre nationalismeparAndré Laurendeau
dédicace :
à Henri Bourassa et à l'abbé Lionel Groulx, l'un précurseur, l'autre artisan d'une doctrine d'où ces pages procèdent.
les tracts des Jeune-Canada
UN MOT D'INTRODUCTION
Cette brochure étudie sommairement la position du chrétien vis-à-vis du nationalisme et de l'action temporelle en général. Elle esquisse l'histoire du nationalisme canadien français et définit les aspirations de la jeunesse patriote.
Problème actuel - sujet très vaste.
Il aurait fallu un gros in-folio, on offre un tract.
On s'aventure en des domaines périlleux; et pour s'excuser d'être jeune, on s'appuie sur des autorités qu'on cite abondamment.
L'on en veut d'abord appeler d trois grands catholiques et leur demander
TROIS... TÉMOIGNAGES
Joseph de Maistre déclare qu'il a rencontré des Russes, des Portugais, des Italiens, des Allemands, jamais l'homme en soi. Gonzague de REYNOLD
C'est beau, un peuple qui se réveille tout à coup avec un grand frisson, comme un corps d'homme et qui s'aperçoit qu'on parle la même langue et que d'un bout à l'autre on n'est plus qu'une seule pièce, un seul corps et une seule âme. Paul CLAUDEL
(La nation) est rigoureusement différenciée des autres; elle poursuit une mission qui lui est départie par la Providence, et c'est dans la mesure où elle est fidèle à cette mission qu'elle accède à une valeur universelle.
(...) Ce n'est pas en minimisant, en trahissant la mission nationale qu'on aboutira à l'harmonie (...). Chaque peuple, en tant qu'élément historique, fils de la tradition, possède sa signification propre : à chacun de la dégager et de lui demeurer conforme. DANIEL-ROPS
Notre nationalisme
POSITION DU CHRÉTIEN1° EN FACE DU NATIONALISME
DROIT THÉORIQUE
Les catholiques ont toujours admis le droit théorique du citoyen au patriotisme; et, corrélativement au droit, le devoir. Ce devoir et ce droit, ils les savent fondés en nature. Je regarde ma nation comme, père de famille, je regarderais ma famille. Je veux l'aimer, non pour elle : pour Dieu. Mais pour Dieu, en Dieu, je veux l'aimer, elle. Elle, sans nier les autres, envers qui j'ai des devoirs. Elle, avant les autres, selon l'ordre de charité établi par Dieu. Je serais coupable d'élever les enfants du voisin plutôt que les miens; ce qui ne me fera pas haïr les enfants du voisin ni ne m'empêchera de leur donner le bon exemple : loi divine, loi naturelle.
L'Église n'a pas condamné le nationalisme en soi; elle a anathématisé l'esprit qui anime certains nationalismes. Ceux-ci -- égoïsme racial, orgueil du sang ou de l'esprit -- reviennent à la déification d'une forme de soi-même. Il n'importe. Tous les amours désordonnés ne font rien à l'amour normal, pas plus que l'union libre n'enlève au mariage sa légitimité. (1)
Le nationalisme défend des richesses : les richesses culturelles. Le vrai christianisme ne nie et ne refuse aucune richesse : il l'intègre. Il embrasse tout ce qui n'est point mal et le couronne. Nier la nation, le devoir national, cela n'est pas selon l'idéal catholique (c'est-à-dire universel et respectant la personnalité) mais selon l'idéal communiste (c'est-à-dire internationaliste et niveleur). Se révolter contre les exigences du patriotisme, faire sauter un cadre naturel et créé par Dieu -- car « de même que Dieu a créé la famille après la chute, de même a-t-il créé la nation en instaurant le babélisme ou la confusion des langues » (Paul Dumas) -- : cet ordre n'a pas été conçu par le Saint-Père, mais par Karl Marx et Lénine. Il ne vient pas de Rome, il vient de Moscou.
Dans la préface de son Saint Jean Bosco, Henri Ghéon confesse qu'il n'était point « très sûr de ne pas s'ennuyer en compagnie des saints » parce qu'il craignait que la perfection ne coulât tous les hommes dans le même moule. Il a appris depuis « que cette religion (la catholique) enseigne aussi la diversité interchangeable, irréductible de la création ». Ce qu'il affirme des diversités de personnes, on peut le répéter des diversités de nations. « L'expérience nous apprend -- si n'y suffit la théologie -- que la grâce respecte les dons de la nature, se plaît à les mettre en valeur, les renforce en les épurant, les exalte, les parachève ». Un peu plus, Ghéon dirait : s'y affine. Et il ne fait en somme que traduire saint Thomas : Cum igitur gratia non tollat naturam sed perficiat... (2) C'est en sainte Jeanne d'Arc qu'on trouve la plus pure et la plus totale expression du patriotisme. A moins qu'on ne craigne pas d'affirmer que c'est dans le Christ lui-même. (3)
Voilà pourquoi les catholiques ont toujours admis le droit théorique du citoyen au patriotisme.
DROIT PRATIQUE.
Poussons hardiment de la théorie à la pratique : voici que de bonnes âmes prennent peur, qu'elles immobilisent l'action au nom de principes excellents qu'elles appliquent à faux. « Respect aux ordres du Pape » s'écrient-elles. « Le Pape est antinationaliste. Le Pape n'a jamais poussé les peuples au nationalisme. »
Halte-là, brave homme! et voyons les choses comme elles sont. Ce n'est point quand, en Italie et en France, les forces de l'Action catholique sont menacées, tenues en suspicion par les forces d'un Mussolini et d'un Maurras, ni quand le racisme assure en Allemagne les bases du néo-paganisme, que S.S. Pie XI va lancer au monde un appel en faveur du nationalisme. Le rôle du Pape est de défendre la catholicité de l'Église et non des particularismes, si estimables ceux-ci soient-ils. On ne peut conclure de là que le Saint-Siége soit antinationaliste; on n'a pas le droit, non plus, d'usurper sa place. Le Pape vit au Centre, les nations à la périphérie; à elles de sauvegarder le particulier, au Père de sauver l'universel. -- Ce qui n'a pas empêché l'Osservatore Romano, organe du Vatican, de proclamer l'an dernier, dans un premier-Rome, l'existence « de ce double devoir, dont on n'a peut-être pas toujours une notion précise et dont on a souvent abusé : patriotisme, nationalisme. -- Oui, nationalisme! C'est un sens, une idée, un principe chrétien lui aussi... »
Considérons le Canada, non l'Europe. Vivons au vingtième siècle, non au temps des Burgondes, des Gallo-Romains ou des Bretons.
« Les catholiques se doivent à eux-mêmes d'être des agents d'ordre et de paix dans chacune de leurs patries ». (4) Aussi quelques catholiques lèvent-ils les bras au ciel devant la perspective de réclamations séparatistes. L'ordre! où est l'ordre ? Ne serait-il pas dans le Sécession si j'y vois la seule façon de sauver l'objet d'un patriotisme légitime et nécessaire ? Question d'interprétation : on peut combattre notre Laurentie avec des arguments d'ordre naturel, mettre en doute la possibilité de sa réalisation, même à lointaine échéance, refuser les solutions intégrales; on ne saurait la stigmatiser avec des arguments d'ordre théologique.
Le réel ne doit pas nous effrayer, ni les suites d'un acte, les principes étant solidement assis et les lois logiquement déduites. Timidité et christianisme font mauvais ménage. Certaine sagesse n'est que médiocrité et certaine vertu, que pusillanimité. Un cas extrême : au nom d'une exception qu'elle avait de la France, sainte Jeanne d'Arc n'a pas simplement culbuté des idées. Mais, pour sa conception juste (et discutée), elle a fait tuer des hommes. Sa certitude, j'en conviens, reposait sur une évidence objective et ses Voix se montraient catégoriques; qu'est-ce que cela prouve ? Dieu va-t-il se mettre à nous dicter personnellement nos devoirs ? les ordres qu'il nous transmet par l'intermédiaire de la loi naturelle sont-ils discutables, leur bien-fondé croule-t-il, et dois-je attendre des miracles pour agir?
Pareille phobie n'implique pas seulement une faiblesse de caractère, elle suppose une erreur de jugement; à tout le moins, un défaut de réalisme.
Illogisme de cet arrêt. Car le cas concret se pose. Je dois agir. Que faire ? On a le droit d'être Canadien français, c'est entendu. Où peut-on exercer ce droit? Dans sa chambre, portes et fenêtres closes ? Accepter la vie sans l'alimenter ni la défendre? Alors, le nationalisme serait un péché et je n'aurais plus qu'à me coucher pour mourir. Est-il possible que Dieu, que l'Église me demandent cela ? Pourquoi le feraient-ils ? Parce que, dans le national on s'aventure sur un terrain glissant? Et dans le social! Combien sont-ils qui admettent les principes de Quadragesimo Anno sur le papier tandis qu'ils ne bougent plus, s'arrêtent, s'immobilisent, sèchent sur place dès qu'il faut tailler dans la chair vive et... les bénéfices ? -- Le christianisme cesserait d'être un régime de surélévation, il serait un régime d'amputation; il ne surnaturaliserait point l'homme, il le détruirait. Nous voici dans le jansénisme.
Je ne nie point que l'erreur soit généreuse. Elle nous aidera à fixer des limites. Car nous aussi pratiquons et voulons pratiquer l'ultramontanisme. Il importait que nous nous arrêtions là-dessus. Cela aura été providentiel, je l'affirme sans crainte, qui nous oblige à fortifier notre position de ce côté, à l'heure où s'oriente notre groupe; et nous n'éprouvons que du respect et de la reconnaissance pour nos sincères contradicteurs. -- Fortifier notre position : à l'extérieur, faire connaître notre pensée et tuer l'équivoque; à l'intérieur, préciser notre propre point de vue. On reconnaîtra dans les pages qui suivent une tentative dans ce sens.
Nous arrivons à la conclusion qu'un peuple comme un homme a le droit de défendre son existence et de vivre concrètement sa vie.
2° EN FACE DE L'ACTIVITÉ TEMPORELLE
Les objections n'ont pas fini de pleuvoir sur nous. Voici que, sans les nommer, on interpelle les Jeune-Canada; « Jeunes gens de mon pays, l'Église est menacée. Or, si l'Église du Christ, en tant que telle, a les promesses de vie éternelle, l'Église du Canada, dont vous êtes membres, ne les a pas. Dans une époque troublée comme la nôtre, une jeunesse doit employer toutes ses énergies à la défense de l'Église ».
L'objection est grave. Elle met en jeu non plus seulement quelqu'une de nos thèses mais notre existence même. (5) Elle nous invite, ou bien à nous dissoudre, ou bien à nous transformer en oeuvre d'Action catholique. Or nous ne voulons pas disparaître; et quelles que soient notre admiration et notre estime pour l'A.C.J.C., notre vocation n'est pas de nous laisser assimiler par elle.
Appelons à notre aide Jacques Maritain et empruntons-lui quelques distinctions très opportunes. (6)
LES TROIS PLANS D'ACTIVITÉ.
Il y a trois plans d'activité pour le chrétien : le plan spirituel, le plan temporel, et le plan du spirituel considéré dans sa connexion avec le temporel.
Sur le plan spirituel « notre activité vise comme objet déterminant la vie éternelle, Dieu et les choses de Dieu, l'oeuvre rédemptrice du Christ à servir en nous et dans les autres. C'est le plan de l'Église elle-même.
Sur le plan temporel « notre activité, tout en étant, si elle est droite, rapportée à Dieu comme fin dernière, vise de soi, comme objet déterminant des biens qui ne sont pas la vie éternelle, mais qui conservent d'une façon générale les choses du temps, l'oeuvre de la civilisation ou de la culture ». C'est dans le temporel qu'on cultive son jardin, qu'on bâtit une église ou qu'on fait de la politique. « C'est le plan du monde ».
Ces deux plans, nettement distincts, ne sont pourtant pas séparés.
Le troisième plan est intermédiaire. C'est celui "du spirituel lui-même comme infléchi du côté du temporel et joignant celui-ci ». Le chrétien y a pour objet déterminant « la vie éternelle et l'ordre des choses divines, soit comme demandant la sauvegarde des biens propres du spirituel dans l'ordre du temporel, » (ainsi, les encycliques de Léon XIII et de Pie XI sur les problèmes sociaux sauvegardent dans le monde les intérêts surnaturels) « soit comme donnant d'en haut les règles suprêmes dont dépend le bien de l'ordre temporel lui-même » (comme dans les questions du mariage et de l'éducation). « C'est le plan du spirituel comme joignant le temporel ».
Or, sur le premier et le dernier de ces plans (le spirituel et le spirituel joignant le temporel) on agit en tant que chrétien; on engage l'Église et on est soumis à l'Autorité hiérarchique. L'Action catholique évolue sur ces deux plans qu'elle ne peut dépasser sans cesser d'être elle-même.
Sur le plan temporel, on n'agit plus en tant que chrétien mais en chrétien; on n'engage pas l'Église, on n'engage que soi-même. Tout soi-même, insiste Maritain : « moi-même, qui suis chrétien, qui (...) ai vocation d'infuser au monde, là où je suis, une sève chrétienne ». C'est sur ce plan qu'évoluent les Jeune-Canada.
Maritain conclut : « ...au regard de l'ensemble considéré collectivement de la population catholique d'un pays, une activité temporelle complète, politique aussi bien que sociale et civique, de catholiques agissant en catholiques, est normalement requise; nous pensons même qu'à ce point de vue la carence de formations proprement politiques, d'inspiration authentiquement chrétienne mais spécifiées par une certaine conception du bien commun temporel, se fait partout cruellement sentir aujourd'hui ». Une telle activité (à propos de la presse) « semble répondre à une nécessité vitale ».
L'ACTIVITÉ TEMPORELLE
Donc, les avocats pourront continuer sans remords à exercer le droit, les médecins à soigner, les ouvriers à travailler de leurs mains. Leur action est nécessaire. Ils pourront agir dans le temporel, ils devront agir dans le temporel : pourvu que ne s'établisse en eux aucun divorce entre le temporel et le spirituel. II y a deux façons pour un chrétien d'agir : en catholique ou en tant que catholique. II ne peut à aucun moment et dans aucune circonstance se comporter comme un païen. Jamais il ne peut s'évader du christianisme. Même quand il cassera de la pierre, la foi sera l'âme de son acte.. Le libéralisme mentait qui sciait l'homme en deux. « La vie publique et la vie privée ». C'est faux. Pour un catholique, il n'y a qu'une vie : la vie catholique.
La religion ne prend pas la place de la technique, comme nous le disait Etienne Gilson, la bonne volonté ne tient pas lieu de compétence. Je devrai connaître à fond la loi, la médecine, la politique, etc., suivant ma profession ou mon métier car « je ne ferai bien mon travail qu'en ayant à l'égard de l'objet visé la compétence et les armes voulues ».
Si, dans un pays, il n'y avait plus d'avocats ni de médecins ni de politiques catholiques, le Droit, la Médecine et la Politique de ce pays se paganiseraient vite. Et aussi le nationalisme. . Voila pourquoi je sers utilement l'Église du Canada en y défendant catholiquement mon nationalisme.
Définir cette activité, on l'a vu, c'est en poser les conditions. Dans ce sens large (et improprement) l'on peut dire que toute oeuvre de chrétien est de l'action catholique. « Jeanne d'Arc », écrit la Junge Front, « est la sainte du siècle, elle l'aime, elle se sacrifie pour lui; cela comme un devoir purement charnel, temporel : délivrer un peuple d'une détresse insupportable, rendre la couronne au roi légitime, chasser l'ennemi. (8) Elle ne prend pas prétexte de sa mission pour quitter le monde, mais au contraire, elle entre dans le monde, au plus épais de la mêlée, sur le point le plus dangereux, sur le terrain militaire et politique... »
Sublimité de cette mission. Nous n'avons pas à en excuser la médiocrité; elle n'est pas médiocre, mais à nous redresser, à nous raidir pour en porter le poids. Nous ne rendrons point compte d'elle, mais elle de nous. Nous n'allons pas à la curée, mais à la sainte croisade. Nous n'avons point à le dire, devant juger nous-mêmes nos intentions : nous voudrions que notre oeuvre s'enfonce dans le temporel pour y traîner le spirituel, qu'elle crie de par sa réalité, de par son être même : Place au Christ, place à la Croix. Cela, non seulement nous n'avons point à le dire mais nous n'avons pas le droit de le dire : d'autres chrétiens pourraient nous combattre, qui seraient animés d'une ferveur identique. Des techniques contradictoires, informées par un même esprit, pourraient lutter avec une égale Charité. Il suffit que nous le voulions, que nous le sachions; et que nos adeptes le sachent aussi.
Qu'on incrimine tel de nos actes; telle parole peut être de haine ou de colère : mais confessons d'avance nos faiblesses individuelles.
Notre position, elle, est inattaquable.
UN EXEMPLE
Appliquons, pour mieux la comprendre, la distinction de Jacques Maritain à deux oeuvres familières à nos lecteurs, en nous maintenant strictement sur le terrain du national.
Les JOCISTES (9) agissent en tant que chrétiens. Militants d'Action catholique, ils engagent l'Église et la Hiérarchie. Leur domaine : plan du spirituel et plan du spirituel comme joignant le temporel.
Les JEUNE-CANADA agissent en chrétiens. Militants d'action nationale, ils n'engagent ni l'Église ni la Hiérarchie, mais ils engagent pleinement leur personne, qui est chrétienne. Leur domaine : plan du temporel. Au point de suture entre le spirituel et le temporel, ils doivent soumission aux ordres de l'Église; par exemple, ils ne peuvent appuyer leurs réclamations sur le principe des nationalités et ce, indépendamment d'autres considérations, parce que Rome l'a condamné. En d'autres termes, tout en se maintenant dans le temporel, ils doivent reconnaître la primauté du spirituel; davantage, leur action dans le temporel doit être avant tout une admission pratique et une volonté de faire admettre pratiquement cette primauté du spirituel.
Appelons patriotisme la vertu morale qui consiste en l'amour équilibré de sa patrie et de sa nation.
Appelons politique (10) nationale l'incarnation du patriotisme dans une forme organisée, sa systématisation dans une doctrine qui s'avance très loin dans le réel et avec laquelle un groupe d'hommes se confond. La politique nationale applique les principes généraux du patriotisme; elle va jusqu'aux exécutions qu'elle prévoit ou accomplit si elle s'empare du pouvoir. Elle demande telles réformes.
Les principes du patriotisme, issus directement de la loi morale, obligent le chrétien en tant que chrétien.
La politique nationale ne l'oblige pas en tant que chrétien. J'admets que l'âme de cette politique, c'est le patriotisme, mais cette âme pouvait informer mille corps dissemblables, et c'est l'un de ces corps que la politique a épousé. Moralement, si elle respecte les conditions posées, elle est bonne; d'autres pourraient l'être également.
Les Jeune-Canada font de la politique nationale; ils pourraient même lancer ou appuyer un parti. Les Jocistes n'ont pas le droit de faire de la politique nationale; ils doivent se maintenir hors des partis.
Le Je une-Canada prolonge l'action de la J.O.C. Absolument, une politique nationale est aussi nécessaire que le patriotisme. Telle ou telle politique nationale ne l'est pas.
Si j'établis les principes du patriotisme canadien-français ou les droits et devoirs qui en découlent, j'oblige tout le monde : y compris les éducateurs, y compris les prêtres et la J.O.C.; je les oblige en tant que chrétiens, (11) donc, en tant qu'éducateurs chrétiens, en tant que prêtres (12) et que J.O.C.
Si, de ces principes, je déduis la nécessité du séparatisme ou d'une Laurentie, les Jocistes, les membres du clergé, en tant que citoyens, pourront me suivre. Pas en tant que chrétiens (à moins que l'on ne prouve que l'état de choses actuel s'attaque directement au bien de l'Église). Tant mieux si mon raisonnement contraint leurs intelligences; mes principes étant justes et légitimes mes applications, ces hommes auront droit d'y applaudir. Tant pis si je ne les convaincs pas : l'Autorité n'interviendra ni pour ni contre moi.
La distinction admise, reste à apprécier les deux domaines. Plusieurs facteurs interviennent, se multiplient l'un par l'autre.
Doivent entrer en ligne de compte : les circonstances de temps et de lieu. Nulle part au monde une J.O.C. ne saurait discréditer le patriotisme, vertu que « l'Église admet », qu'elle « impose à ses disciples », la faisant « découler du quatrième précepte du Décalogue » (S. E. le cardinal Villeneuve). Ce serait en somme se tourner contre elle-même, la vérité morale étant une. Elle le peut moins encore dans un pays où le milieu ethnique représente une sauvegarde naturelle de la foi, où le nationalisme n'est pas, comme en certaines contrées européennes, en état de péché mortel, et où le peuple, dans l'ensemble, ne fait pas au patriotisme sa place. Elle doit accepter le fait national : une nation canadienne-française (ou laurentienne), et non se comporter puérilement comme s'il n'était pas. (13) Elle le doit surtout parce qu'évoluant dans un milieu ouvrier, elle lutte plus efficacement contre l'internationalisme révolutionnaire qu'y propagent les communistes en ayant sous ses drapeaux des hommes enracinés au terroir, des Canadiens français (plutôt que des « hommes tout court ») attachés à leur patrie, ne perdant pas pour cela le sens universaliste de la charité. On voit que l'Action catholique intégrale comprend implicitement l'action nationale, dans le sens qu'on vient de dire. Au même titre que l'action sociale. Acceptant celle-ci, la logique nous force à accepter celle-là : toutes deux se trouvent sur le plan du spirituel comme joignant le temporel.
Entrent malgré nous en ligne de compte et risquent de fausser le jugement : notre formation, nos idées préconçues, certaine manie d'importation, nos passions, notre toute petite expérience quand elle ne veut pas accepter son rang de subalterne dans l'expérience plus vaste que nous fournissent le passé et les livres.
Par ailleurs, sur son propre terrain, une oeuvre d'action temporelle est libre de conclure les alliances qu'elle voudra. Tandis qu'une oeuvre d'Action catholique doit conserver jalousement son indépendance, que ce soit vis-à-vis de groupements libres (comme les Jeune-Canada, qui prêchent une politique nationale) ou vis-à-vis des gouvernements (comme celui de monsieur Taschereau, qui pratique une politique antinationale). Surtout si ce gouvernement a des tendances à l'autoritarisme.
Donc, deux espèces d'activités pour un chrétien. Nettement différenciées, chrétiennes toutes deux. Nécessaires toutes deux. On a pu voir en ces pages un plaidoyer pour la seconde : point. Ceci voudrait constituer un appel en faveur des deux formes d'apostolat. Il est loisible à la jeunesse de choisir entre ces deux formes, nous l'avons prouvé grâce à la distinction de Jacques Maritain. Mais si la jeunesse a le droit de choisir entre deux formes d'action, elle n'a pas le droit de choisir l'inaction.
NOTRE NATIONALISME
Soit. Nous avons posé, nous aussi, des principes. S'appliquent-ils au cas qui nous occupe, ou va-t-on nous retourner notre argument : « Ce nationalisme dont vous parliez, rien à dire là contre. Vous déterminez des conditions et des limites qu'en fait le nationalisme canadien-français ne respecte pas. »
Pour tenter d'y voir plus nettement et pour éviter des chances d'erreur, nous allons distinguer le passé du présent et nous interroger.
Notre nationalisme remplit-il ces conditions et respecte-t-il ces limites ?
1. L'A-T IL FAIT DANS LE PASSÉ?
ESQUISSE HISTORIQUE
Un tableau du passé nous mènerait loin et exigerait une compétence que nous n'avons pas. A peine nous permettrons-nous une brève esquisse, en renvoyant nos amis au tome second de l'Enseignement français au Canada, précieuse monographie écrite par l'abbé Lionel Groulx dans un esprit de saine critique historique et d'objectivité; l'auteur ne s'y déclare point infaillible et cette humilité a déjà je ne sais quoi qui nous rassure. Toujours est-il que ce bouquin raconte nos luttes en faveur d'un enseignement catholique et français et qu'il se trouve à analyser nos pires crises (si crises il y a eu) de nationalisme.
Le nationalisme commença par nous enlever l'arme des mains. Cela se passait aux alentours de 1759. Nationalisme terrien. La famille allait crever de faim parce que l'homme, le milicien, bataillait pour la Métropole. Les villages flambaient, car c'est ainsi que nos « maîtres » nous sont apparus, la torche au poing, incendiaires. L'agriculteur se sauva des contraintes de la guerre et revint moissonner son reste de moisson. La France avait quasi disparu sous l'Administration. II y avait les beaux guerriers qui se battaient pour le roi; eux n'avaient pas des âmes de fonctionnaires; ils aimaient la France et le roi, ils furent vainqueurs tant qu'ils restèrent un contre six; au fond ils ne nous comprenaient pas et je crois qu'ils ne nous ont pas aimés. -- Et il y avait les habitants, ceux du Pays, qu'on appelait coloniaux, ceux qui ne passaient point mais habitaient. Les premiers n'eurent pas à opter, ils se firent tuer ou bien ils retournèrent chez eux. Les autres avaient opté pour le Pays et restèrent chez eux. Ils furent, sans le savoir, parce que cela était naturel, parce qu'ils défendaient ainsi leurs foyers, parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement, obéissant à un sûr instinct de conservation, ils furent nationalistes. Leurs curés aussi. On ne dira pas que nous avons appris le nationalisme de la Révolution française.
On ne le dira pas, assurément. Deuxième étape 1774, l'Acte de Québec. 1774 , c'est tout de même avant 89. D'ailleurs il n'est question ni de liberté ni de fraternité ni d'égalité. On dit, dans un style un peu lourd, très respectueux : Nous sommes français et entendons le rester. Pourquoi ? Parce, que nous le sommes. On n'explique pas pourquoi on est le fils de son père.
179I . Nous voici un pied dans la démocratie et deux pieds dans la politique. Hélas! Mais les hommes jouent leur rôle comme ils le peuvent. Cela nous mène aux révoltés de 37 . Il nous suffit de savoir qu'ils furent une poignée, des paysans, exaspérés, qu'une triste idéologie leur avait brouillé le cerveau, qu'ils donnèrent leur vie et que, quant au fait, ils étaient justifiables.
La Fontaine, chef selon la Constitution, ferme, d'un nationalisme courageux et froid. Parla peu et agit. -- La chaîne se perd.
Qui la retrouve? Qui retrouve le nationalisme canadien-français ? Mercier d'abord. Son effort est intermittent. Puis un journaliste catholique, d'un catholicisme militant et un peu étroit, catholique comme l'était Louis Veuillot ce qui veut dire, n'est-ce pas, ultramontain : J.-P. Tardivel. Ce catholique-là redécouvre le nationalisme canadien-français. Il va plus loin. II reprend une idée de 1837 à Wolfred Nelson et au Canadien : c'est un séparatiste. Il faut lire son épopée Pour la Patrie, espèce de roman à thèse assez quelconque, n'était la valeur, le raffinement des sentiments. (14) Ah! ce nationalisme-là se maintient près de Dieu.
S'en éloigne-t-il avec Bourassa? On l'a prétendu. La théologie impérialiste fit jadis fureur. Ce temps n'est plus et on reconnaît l'orthodoxie des thèses bourassistes. On se conforme à plusieurs d'entre elles : le nationalisme canadien -- aussi bien que le canadien-français -- sort de lui. Une fois de plus nous aurons influencé fortement la politique du pays, et cela grâce à Henri Bourassa. On l'oublie pour penser à sa superbe. On oublie peut-être aussi qu'il nous a délivrés du carcan des partis et qu'il a le premier éveillé chez nous des préoccupations sociales. -- Un jour d'erreur ne détruit pas une existence de vérité. -- Ce fut un grand seigneur de la pensée canadienne-française et, pour un temps, son point culminant; aussi, l'une de nos plus nerveuses fiertés et de nos plus purs désintéressements. Sans ce « sale caractère », cet « excité », cet « exalté », etc., etc., la Confédération nous aurait peut-être endormis à mort. Il a refusé d'aller jusqu'au bout de son effort : prenons garde de nier cet effort. Sa voix dure a lacéré notre paresse. Son ironie, sa causticité ont passé nos poncifs au vitriol. Quelle fougue, quelle force, quelle lucidité! Quelle dignité de vie et quel courage! Cet homme a laissé sur notre nationalisme sa puissante empreinte.
Notre doctrine s'éloigne-t-elle de Dieu avec l'abbé Groulx ? On l'a prétendu. Se souvient-on des querelles suscitées par l'Appel de la race et d'attaques récentes qui, au fond, ne cherchaient que lui? Cela est pourtant insensé. L'effort intellectuel de Groulx, ce fut précisément d'appuyer le nationalisme sur l'histoire, la réalité culturelle et... la philosophie de saint Thomas. Il venait après Bourassa et Monseigneur, Pâquet. Avec lui les vieilles thèses prenaient de l'envergure, se solidifiaient par la base. Né de la terre -- ce nom trapu l'indique -- Groulx est resté un terrien. Sous la tournure parfois académique, il nous enfonce à grands coups de massue la vérité dans la tête. Solidité, santé, carrure de paysan. L'âme d'une haute élévation morale, en appelle constamment à la fierté et à la raison. Il nous a rappris pourquoi nous devons persévérer dans notre être. Aucune démagogie oratoire; un prêtre, une oeuvre de prêtre.
Je sais ce qu'on peut reprocher à ce regard à vol d'oiseau. Il dévisage les hommes et glisse sur les idées. II peut cacher la vérité. La maquiller. Nous voulions montrer l'esprit de notre nationalisme et n'avons soumis que nos conclusions. Libre à qui le veut de rouvrir l'enquête.
D'ailleurs, nous n'esquiverons pas les principales difficultés.
Ici et là, des campagnes ont été menées, qui ne méritaient point l'approbation de l'Eglise. Souvent des détails : éclats verbaux regrettables, protestations irrespectueuses, hirsutes improvisations désapprouvées dans le secret et qu'on n'a pas prises au sérieux. Il y a plus grave : l'affaire de Providence et l'antisémitisme.
L'antisémitisme. Anti : mauvais signe. Les Juifs sont des assassins. Les Juifs sont des pouilleux. Dehors les Juifs. On a dit cela depuis sept ou huit ans. On l'a imprimé. On l'a réimprimé à cinquante mille exemplaires. Et puis?... et puis l'on n'a pas seulement tiré sa barbe à un Israélite. Du gueulage, rien que du gueulage. J'accorde qu'il n'était pas toujours sans esprit; rarement la charité chrétienne l'inspirait. La haine, l'appel à la haine, l'anti, ça n'est point chrétien.
On ne va tout de même pas confondre gogluisme et nationalisme! Le gogluisme indiquait une carence de patriotisme. On s'en prenait à l'effet -- richesse des Juifs et leur puissance -- parce que, faute d'éducation nationale, on ignorait la cause.
D'ailleurs, l'antisémitisme est international, comme les Juifs. Leur présence cause partout un angoissant problème, qu'il faudra résoudre par « des mesures d'autorité gouvernementales » et non par des pogroms, lesquels « n'ont jamais résolu aucune question, bien au contraire »; J'extrais ces lignes d'un article de Jacques Maritain A propos de la Question Juive que reproduit la Revue Dominicaine de juin dernier et auquel je renvoie nos philosémites. -- Et monsieur Caisermann, secrétaire du Canadian Jewish Congress, est un adroit farceur quand il « prouve » que les Juifs ont tout juste leur part au Canada.
L'affaire de Providence. Plus grave encore. Les chefs franco-américains, par leur valeur personnelle et leur campagne, nous obligent à les prendre au sérieux. Par ailleurs, l'Église les a condamnés. Que répondre ?
D'abord, qu'ils se sont soumis. Il peut sembler curieux de commencer par la fin : la fin, voyez-vous, éclaire. Les catholiques qui se soumettent s'appellent Lacordaire, Montalembert. Ceux qui se rebellent se nomment Luther, La Mennais, ou bien ils ne sont pas catholiques et se nomment Charles Maurras.
On a commis des excès, à la Sentinelle ; et aussi des imprudences; sans compter les maladresses. (Mes renseignements, de première main, en valent d'autres). On a laissé parler au nom des chefs un triste étranger qui les a compromis. Certaine brochure a paru qu'on n'a pu arrêter à temps. Ces hommes étaient exaspérés, ce qui n'est point raisonnable mais ce qui, dans les circonstances, se comprend. Nous abordons le cas irlandais.
Plus complexe que le cas sémite, le cas irlandais, n'en existe pas moins.
Chose curieuse, c'est avant tout chez les missionnaires -- hommes que leur charge force à prendre contact avec les populations étrangères -- que j'ai trouvé non de la haine (leur cśur en est incapable) mais la certitude que nous ne pouvons nous entendre avec les Irlandais sans que l'entente se conclue sur notre dos : ce qui serait faux des Ecossais, des Italiens, des Roumains, etc. Peuple persécuté devient-il fatalement peuple persécuteur? Les démêlés des Polonais avec les Lithuaniens nous le feraient croire. Un Français catholique, Monsieur Auguste Viatte, ne craignait pas de dénoncer dans Sept , hebdomadaire des Dominicains français, l'impérialisme religieux des Irlandais, qui fait courir, disait-il, de sérieux dangers au catholicisme en Amérique. Les Canadiens français ne sont point seuls à se plaindre de ce nationalisme (assurément bien intentionné) mal dirigé.
L'affaire de Providence se résume ainsi : nous avions raison quant au fond; nous avons fait une lutte injurieuse pour l'Episcopat. Condamnés par Rome, nous avons accepté le blâme et nous nous sommes soumis.
Ces excès, presque toujours verbaux, s'expliquent par un manque, non par une protubérance. Excès en moins, non excès en plus. Ce que notre nationalisme montrait de malsain venait de sa précarité; faible à l'extérieur, battu en brèche par les autres races et par les nationaux eux-mêmes, vacillant de l'impérialisme au canadianisme tout court et au colonialisme français, il ne se sentait pas en possession de ses moyens. Sa doctrine s'assurait lentement; souvent étroite, elle négligeait des apports substantiels, un art et une science s'agrippant au sol; on battait à blanc un sentiment naturel et on arrivait à l'éner ver. Cependant, ces échauffourées ne nous menèrent jamais loin.
On est allé jusqu'à nous accuser de gallicanisme à cause d'un argument émis jadis par Henri Bourassa, celui de « la langue gardienne de la foi ». D'autres par la suite l'auraient pris dans un sens absolu, se seraient servis de la foi comme d'un moyen.
Nous, utiliser la foi comme un moyen de conquête pour la langue ? Nos prêtres, la transformer en un instrument de domination nationaliste? Tout de même! Ici, il faudrait déployer le tableau car il est glorieux. Quand avons-nous tenté d'imposer à une majorité anglophone un évêque de langue française? Est-ce pour apprendre le français aux Chinois, aux Nègres ou aux Esquimaux que chaque année part l'armée de nos missionnaires ? Est-ce pour prêcher le règne de la Laurentie ou bien celui du Christ ? Sont-ils nos agents de propagande ou répandent-ils la Foi de la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine? -- Ceux qui s'en vont ne sont point des exceptions, mais la fine fleur de notre courage, la raison suprême d'espérer en une nation qui fournit allégrement de tels héros.
Non. Personne n'a jamais compris l'argument en ce sens. On a peut-être exagéré sa portée, dépassé ses limites. On ne l'a pas déformé à ce point.
RECONSIDÉRATION D'UN VIEIL ARGUMENT :
LE MILIEU GARDIEN DE LA FOI
Que signifie-t-il au juste ? Avant de l'analyser, substituons au mot langue le mot milieu qui est plus compréhensif : le milieu gardien de la foi. (15)
Les Canadiens français constituent en Amérique un milieu homogène. Ce milieu est catholique, imprégné par le catholicisme. Religion souvent miteuse, formaliste, routinière et sans grande influence sur la vie; sincère, quand même elle n'est pas toujours comprise ni embrassée à plein.
Îlot français dans un océan anglo-saxon. « Îlot de spiritualité » dans un océan matérialiste, on s'excuse de le répéter.
Sa langue n'étant point celle de la grande majorité, la nation est forcée de se pourvoir d'un système d'enseignement d'éducation, de se créer des journaux, une radio, une littérature, etc., etc. Sa langue en fait un milieu plus ou moins ferme. Un milieu tend de soi à se défendre. Comme ce peuple est catholique en même temps que français, l'enseignement, l'éducation, les lois,. la science qu'il se donnera, en même temps que français, seront catholiques. Cela constituera pour sa foi un rempart naturel.
Supposez qu'il perde sa langue : du coup le milieu se rompt, du coup tombe pour lui la nécessité d'un cadre original de vie. Voyez-le se perdre dans le « melting pot » états-unien. Il continue de subir la pression d'un continent mais où puisera-t-il la force de maintenir son unité? Règne de la civilisation de masse. Cela coûte trop cher d'alimenter deux presses, deux écoles, etc. Rien ne nous appuie plus, nous nous dissolvons.
Or, par la force des circonstances, en Amérique la langue anglaise est devenue le véhicule du protestantisme et de l'indifférence religieuse. Acceptée en bloc et par la foule elle correspond à une occasion prochaine de péché. -- Les dernières statistiques fédérales (Dénominations religieuses par origines raciales : comparer Canadien, Irlandais et Canadien français) ont projeté là-dessus une lumière d'une douloureuse crudité. -- Dans toute l'Amérique du Nord, on m'affirme qu'un seul quotidien catholique de langue anglaise réussit à végéter; pas un seul n'a tenté de vivre au Canada. Tandis que chez nous rayonnent trois quotidiens militants de langue française. -- On le voit, le bon sens et la statistique nous mènent aux mêmes conclusions.
L'avenir du catholicisme en Amérique nous est-il commis pour toujours? Qui ose l'affirmer? Qui ose surnaturaliser la langue française ? L'avenir du catholicisme en Amérique est entre les mains de Dieu et de sa grâce. On ne songe pas à transformer la foi en une vertu naturelle que pourrait sustenter un aliment naturel.
Par contre, la grâce ne repousse point la nature. « La grâce ne détruit point la nature : elle l'achève ». N'est-ce pas dire en quelque sorte qu'elle s'y appuie ou plutôt qu'elle la couronne; un peu comme l'âme informe le corps? Et si le corps est malade, l'âme, qui n'en souffre pas en elle-même, en souffre dans sa prise de contact avec la réalité : on doit s'employer à guérir le corps.
Le milieu; une citadelle qui me défend. Elle m'arrête les coups de l'extérieur. Mais si je me tue où si je perds la santé, les murs de la citadelle, quoique debout, ne me serviront de rien; limites de cette défense. Un bouclier, rien de plus, rien de moins.
II ne suffira pas de garder la langue pour garder la foi. La vraie sauvegarde du catholicisme, c'est le catholicisme : la foi sauve la foi. Le milieu est un cadre naturel. Sans vie intérieure et lutte acharnée contre l'égoïsme renaissant : un beau jour on verra que le cadre retient tout juste un peu de cendre . ... Il n'y a pas là trace de gallicanisme.
Parle-t-on d'apostolat à exercer autour de nous ? « Faire en sorte que la langue anglaise redevienne le véhicule du catholicisme »? Libre aux individus que l'aventure tenterait : je me permets de leur rappeler que le mouvement d'Oxford fut créé en Angleterre... par des Anglais. On ne veut tout de même pas lancer la nation dans une telle inconséquence. -- Faire en sorte que la langue française devienne chez nous le véhicule du plus pur, du plus intégral catholicisme; forme plus normale et ordonnée de l'apostolat.
Le rayonnement d'une force impressionne plus que le plus éloquent sermon.
2. ESQUISSE DE LA SITUATION DE FAIT
Parce que nous sommes des hommes d'espérance, nous regarderons sans peur la situation. Pessimistes, ce gouffre nous donnerait le vertige. Optimistes, cette vision fouettera notre ardeur.
Je regarde autour de moi. Où est-il notre excès de nationalisme ?
Dans le clergé? On a fait raison ailleurs de cette injustice. Le clergé dirige l'éducation et on fait actuellement campagne pour une éducation plus nationale; qu'est-ce que cela veut dire ?
Les prêtres les plus patriotes sont souvent les apôtres les plus fervents du Christ. Je m'incline avec respect devant ces vieux religieux de chez nous, accusés à tort d'hypocrisie ou de trahison à leur sacerdoce qui n'ont servi le milieu que pour mieux servir la foi. J'ai vu leurs têtes blanches s'incliner devant l'autel. Eux, utiliser le Christ pour la Nation, mettre la Nation avant le Christ, eux? eux, au seuil de l'éternité, qui n'ont plus qu'un souffle de vie et leur Amour? prêtres vénérables, vieillards généreux, bonnes têtes solides de chez nous. Ça, des nationalistes outranciers... ? Nous serions plus près de Dieu s'il y en avait eu davantage.
Car leur nombre est trop restreint. -- Le prêtre qui défend aujourd'hui le patriotisme remplit des lacunes et il épargne peut-être au clergé éducateur l'accusation de n'avoir formé que des sans-patrie, suivant l'expression du Cardinal.
Dans l' « élite » ? Quantité de déracinés, d'égoïstes, de plantes exotiques, de fruits secs, de cyniques et d'abrutis. De nationalistes, point. Repassez le commerce, l'industrie, la finance, les professions libérales, la politique, toute la bourgeoisie : une mentalité de nouveaux riches. L' « élite » du Canada français, à part une poignée, a trahi. Elle ne représente, dans sa moyenne ou son ensemble, aucune valeur nationale, aucune valeur religieuse. Aucune valeur intellectuelle. Règne de l'individualisme ou du servilisme. II va falloir des secousses prodigieuses pour la sortir d'elle-même.
Dans la masse ? Pas économiquement, elle s'appauvrit au bénéfice de l'étranger : elle dégoise contre le Juif et l'engraisse. Pas politiquement : elle réélit des députés qui ne la protègent point. Elle a la manie de l'anglais : cette manie est implantée jusque dans les villages les plus reculés. Quand elle s'intéresse aux problèmes nationaux, c'est pour applaudir des discours de bonne entente ou du plat saint-jean-baptisme. Montréal a une commission scolaire catholique et une commission scolaire protestante. Montréal n'a pas de commission scolaire canadienne-française et monsieur Victor Doré défend qu'on y fasse de l'éducation nationale intégrale.
Tout cela me réjouit le coeur : assurément mais touchons le fond et nous ne pouvons pas dégringoler davantage. Ces moments de grande détresse ont toujours précédé nos plus authentiques réveils. Le réveil commence, nous le sentons désengourdir petit à petit le corps de la Nation.
Mais tout cela n'indique pas que nous soyons intoxiqués de nationalisme. De qui se moque-t-on ici ?
Nous arrivons au dernier tournant de la route. Nous, y rencontrons l'objection finale, telle que me l'a formulée un jeune homme de l'ancienne génération (les générations ne sont pas toujours une question d'âge) : « L'excès, c'est le néo-nationalisme, et le néo-nationalisme, c'est les Jeune-Canada ».
J'abandonne cette forme apologétique. On nous accuse sans vraiment nous connaître. Définir le néo-nationalisme, qu'on me permettra de baptiser le nationalisme laurentien, ce sera ma réponse.
NATIONALISME LAURENTIEN
Chez nous, où le patriotisme vit à peine, l'on a perpétuellement à la bouche le mot de patriotisme. Dans ce pays, où le nationalisme ne fait que refleurir, tout est national ; le beurre d'érable, les poètes, les industries, les conservatoires, la bière et les historiens.
J'ai eu ce mot en horreur, je l'ai détesté comme j'ai détesté les apostrophes à la race.
A force d'en user et d'en abuser, on a vidé ce concept de sa substance. Nos contemporains se voient forcés de le repenser, (16) d'en examiner le contenu, de voir s'il se justifie, s'il plonge dans la réalité ou bien s'il n'est qu'une chimère. La jeunesse éprouve ce besoin, qui veut appuyer son action sur autre chose qu'une vague sentimentalité et qui étouffe dans les cadres que lui ont fixés ses politiciens d'aînés.
Conserver, soit : de la substance, pas des mots. Aimer, soit : en sachant pourquoi l'on aime, ce que l'on aime, et où cela conduit. Le national, soit : qu'est-ce que le national? Rétrécir le problème, le faire consister en exercices de diction, de vocabulaire ou de correction grammaticale, séparer les problèmes de leur racine, la morphologie de la syntaxe, la syntaxe du génie et le génie de l'âme, c'est dégoûter la jeunesse.
Conserver, parce que telle est la loi de l'homme, la condition de ses conquêtes ultérieures; pour se mettre dans le meilleur état possible de réceptibilité. La fidélité pour la fidélité : non. Nous voulons bien veiller nos morts, mais la vie ne nous fut pas donnée exclusivement pour cela.
Tant pis pour les parlers fautifs, tant pis pour les textes de loi : si nous allions au fait? Je ne vivrai ni de textes de loi ni de correction grammaticale; je ne vivrai ni de phrases vides ni de « prudences » bourgeoises. Ce n'est pas parce qu'un texte de loi nous tolère que nous allons durer; et quand un texte de loi nous niait, nous avons duré.
Nous allons durer à cause de la vie qui est en nous, s'il y a de la vie en nous et si nous en mettons.
Nous abordons le problème du national avec cette volonté d'aller à l'essentiel.
1. CE QUE N'EST PAS LE NATIONALISME LAURENTIEN
MAUVAISE HUMEUR
Ceci ressemble à une explosion de mauvaise humeur ? nous ne croyons pas. D'autant moins que nous réagissons de toutes nos forces contre un patriotisme de ressentiment, de haine déguisée, répétons le mot, de mauvaise humeur : faiblesse qui guette les lutteurs fatigués.
II est très facile et très vain de se mettre en colère. Et aussi, de rédiger une belle protestation. Nous en savons quelque chose ayant parfois succombé à la tentation. Nationalisme tracassier et grincheux auquel il faudrait substituer une vision plus aiguë des choses et un plus large sentiment. Nationalisme de retardataires : tandis qu'on dresse son réquisitoire, l'adversaire occupe du terrain; et on croit avoir fait son devoir.
On commence à protester à partir du moment où l'on ne peut plus ou ne veut plus agir.
UN DOUBLE ÉCUEIL
Qui sont les nationaux ? Mon nationalisme groupera-t-il des Canadiens, des Français ou des Canadiens français ?
Nous avons déjà résolu ce problème, on sait dans quel sens.
Pas Canadiens tout court : si peu qu'on creuse ce mot, on se rend compte que la « nation canadienne » est un mythe inventé par les Pères de la Confédération. II n'y a pas de nation canadienne. Des hommes, de groupements ethniques différents, vivent ici dans un même État, unis par une solidarité économique qui constitue un lien très fort d'intérêt, voilà tout. Au fond (supprimons nos préjugés, négligeons les apparences) un Canadien français diffère autant d'un Canadien anglais ou irlandais qu'un Français diffère d'un Anglais ou d'un Irlandais, quoique pas toujours pour les mêmes raisons.
Pas Français. Ne sautons pas d'un colonialisme à l'autre. Danger principal du colonialisme français : le livre, l'abstraction, cette manie de l'abstraction tant reprochée à tous les degrés de notre enseignement. En somme : l'artificiel. Ce nationalisme ne passerait pas comme une plante indigène. Il ne sortirait pas du Pays. Il nous suppose une capacité inhumaine d'assimilation. C'est un anachronisme, qui ne tient pas plus compte de l'espace que du temps : notre carte se jouera en Amérique.
Nationalisme artificiel, je le répète. Que la classe instruite de la nation ne se sépare pas du peuple, qu'elle ne le dédaigne pas, qu'elle veille à maintenir les contacts avec lui, qu'elle en prenne des leçons de bon sens tout en ne se laissant pas alourdir par son poids. L'histoire nous apprend -- par exemple, celle toute proche de la Lousiane -- qu'une telle scission est possible et amène la mort. Sans chefs, le peuple oublie sa vocation. Détachée du peuple, la tête perd... la tête. La culture vraie se révèle autre chose qu'un amusement de dilettante. Au lieu de maudire un milieu qui les tire. en bas et les décourage par son incompréhension, les retours d'Europe et d'ailleurs, les hommes de culture devraient s'imposer de l'élever.
Le nationalisme français mène droit à la tour d'ivoire, à défaut de raisonnement, l'expérience nous le prouve. Pendant que la tête se nationaliserait, le corps s'américaniserait. (17)
Notre nationalisme est issu du désir que la nation canadienne-française (ou laurentienne) accomplisse jusqu'au bout sa vérité, qu'elle embrasse sa vocation naturelle, ce qui la prépare à sa mission surnaturelle.
2. CE QU'EST LE NATIONALISME LAURENTIEN
LE FAIT NATIONAL
Raccrocher l'individu à son passé, à sa tradition perdue, « à sa terre et à ses morts »; l'accoter à un milieu, celui-là précisément qui lui convient; reconnaître ses traits distinctifs et, plutôt que de les effacer, les respecter, à l'occasion, les accuser; le rendre à ses origines : cette tâche incombe à quiconque a reconnu l'existence du fait national. Je n'ai pas à définir ce fait, que Gilbert Manceau a étudié dans un tract précédent. (18) On se souvient qu'il dérive de la famille.
Le fait national représente une richesse. Notre nationalisme consiste d'abord à nous soumettre à lui, à conserver et à accroître la richesse que lui, selon un autre, comporte, et qui disparaîtrait avec lui : une forme d'humanisme.
Nous en reconnaissons les limites : limites internes, admission pratique du fait prééminent de la famille, du fait universel de l'humain; limites externes, existence d'autres nations, constituant elles aussi un fait et supposant des exigences identiques.
Cette doctrine accepte, davantage : étrange, quoiqu'à des titres différents (plus étroits, plus concrets), le régionalisme. Loin de s'en offusquer, elle s'en enrichit. Un Canadien français du Québec n'est pas exactement un Franco-Ontarien; encore moins un Acadien. Notre nationalisme respecte les personnalités : il ne s'en pare pas, comme de défroques bigarrées : il en vit.
On craint ce mot de régionalisme parce qu'on croit qu'il signifie un rétrécissement. C'est mal l'entendre. J'invite les dissidents à rendre visite à monsieur l'abbé Tessier, aux Trois-Rivières : on y est régionaliste fort intelligemment.
II faut appuyer la nation sur ses régions. Ainsi, dans cet horizon qu'on parcourt d'un regard, qu'on a sous les yeux, on est sauvé de l'abstraction. On s'enracine fortement : n'est-ce pas là ce qui manque à la jeune Amérique ? Un dynamisme de forcené mais aucun réservoir où les forces s'emmagasinent. Un voyage perpétuel sur la face de la terre, en des lieux qu'on rend ressemblants; partout avec les aises, partout avec des annonces -- et nulle part où l'on puisse vraiment se refaire. L'existence devient une culture extensive. Gaspillage.
Donnez-moi l'homme d'une région. Qui la connaît parce qu'il l'a parcourue, non par ce qu'il en a lu. Paysages familiers, milieu familier. Où l'on s'est parfois ennuyé, où l'on a souffert, où sont écloses les grandes joies; qui nous comprend. Et qui va me donner mon pain. Je la regarde et j'y cherche ma subsistance. Elle me suggère ma vocation. J'y vivrai comme mon père ou je découvrirai du nouveau. Ce nouveau, mon ingéniosité la tirera d'elle. Un regard circulaire sur la terre n'y ramasse que fort peu de chose. Mes regards à moi ont possédé ce coin de terre. Il n'est pas toute la terre. Si je me sens appelé, un jour je quitterai ce lieu. Un jour, je partirai, je m'arracherai. Mais, mon Pays, mon tout petit Pays, tu m'auras marqué l'âme. C'est là que j'aurai poussé. Je tendrai mes bras vers le ciel, j'ouvrirai mon coeur à des amours plus vastes, mon intelligence contemplera d'autres horizons. N'importe, n'importe. La lumière et l'amour, je les aurai connus chez toi, près de ce lac où viennent nager les billots, à travers cette rivière que fend la prodigieuse montagne, celle d'en face, dont mon enfance s'est exaltée (et qui n'est en somme qu'un monticule), ce torrent, où plus d'un draveur a perdu la vie, mais qui déchargeait sur la rive les richesses des forêts du Nord; car il faut à ceux de mon pays un peu de jeu, il faut leur permettre de s'en aller se perdre pour un temps dans les bois.
Je répondrai : pauvres gens, à qui m'aura rétorqué : ceci n'est que de la poésie. Redécouvrons la vraie notion de l'homme. L'homme ne s'élève à l'universel que par étapes. Faire sauter un échelon, s'élancer droit dans l'abstrait c'est risquer de s'y perdre et fabriquer des idéologues en série. L'enfant n'apprend que par degrés l'existence du monde : il en prend conscience à mesure qu'il prend conscience de soi. Désencadrer un individu, c'est le désaxer. A tout le moins c'est l'appauvrir. Pierre qui roule n'amasse pas mousse. La tige de blé ne voyage pas. -- II faut toujours un endroit où poser sa tête .
...Les fortes personnalités enrichissent ma petite patrie : je lui dois donc d'être pleinement moi-même. Ma région enrichit ma nation, qui enrichit le monde.
Est-ce là de l'égoïsme, une manière de « culture du moi » ? Oui, si nous oublions Dieu. La région, la nation, l'humanité, ne sont que des moyens secondaires pour nous aider à parvenir à notre fin. La vraie fin qui brille sur la route et l'éclaire, c'est Dieu : Dieu aimé à travers la famille, la région, la nation, l'humanité, aimé avant tout en lui-même.
Donc, le contraire de l'égoïsme : un moyen naturel de nous en tirer. L'égoïsme m'introduit au coeur de l 'univers, comme le centre de tout. Tels en fait nous sommes pour un peu, car « nous avons perdu le sens de la totalité ». Déjà, la famille détruit cet équilibre illusoire. Elle dit : Sacrifie-toi au bien domestique, car la partie souffre de la pauvreté du tout; si toi, partie, veux passer avant le tout, toi-même en subiras les conséquences. -- La région tient un même langage. La nation exalte cet oubli de soi et nous prépare à un sacrifice plus total. Je puis bien dire que j'ai vu fondre des égoïsmes chez des jeunes gens qui prenaient soudain conscience du fait national. Un danger nous guette peut-être ici; il consisterait à penser que nous anoblissons nos appétits individuels en leur conférant la dignité d'appétits nationaux; oui une fois de plus si la Nation est un point d'arrêt, le dieu nouveau; non si elle n'est pas le terme. Or nous savons qu'elle n'est pas le terme.
Nous donnerons à l'homme de ce coin de terre le sens du collectif en même temps que le sens de la personnalité. Par le sens du collectif la partie se rappelle sa misère de partie. Tout ce qui lui manque, sa soumission ontologique au tout. Par le sens de la personnalité, de la différenciation, de l'un , sa valeur propre de partie est sauvée, accrue, et la notion de personne n'est pas entamée. On apprend ainsi à passer à un plan élevé, de la Nation à l'Univers, puis à la Création, puis à son Principe.
Cela n'est point s'attarder inutilement sur un palier inférieur. Le Canada compte peu dans la politique mondiale et moins encore la Laurentie. C'est pourtant du point de vue laurentien qu'un Laurentien doit envisager les problèmes. -- je ne suis pas un homme de génie; je m'en aperçois; je conclus que je ne suis guère intéressant et je me laisse mourir de faim. Que me réplique-t-on? Que j'ai charge de moi, non de Beethoven; que, génie ou pas génie, moi c'est moi ; que Dieu m'ayant confié le soin de moi-même au lieu du soin d'un homme de génie, je dois cultiver mes talents, me grandir autant que possible, arriver à sortir de moi-même; en ayant accepté comme point de départ : moi. D'ailleurs, n'est-ce pas une tradition que nous voulons continuer ? tradition de cette France dont on a pu dire que sa caractéristique c'est précisément le sens de l'universel, message qu'elle avait appris de sa mère, l'Église, auquel elle était parvenue en passant humblement, péniblement, par les longues stations de ses Provinces.
LAURENTIE
La Nation s'accroche à un pays; ainsi devient-elle la Patrie.
Pour les Canadiens français, où découvrir cette patrie? A quel pays se sont-ils vraiment agrippés, qu'ils n'ont pas lâché depuis et où, s'ils ne dominent pas, ils comptent ? -- Officiellement, artificiellement, le Canada : parce qu'ils y ont droit. Le droit importe peu s'il ne s'appuie sur le fait : à ce compte, les deux tiers des États-Unis nous reviendraient.
Notre Patrie réelle c'est le Canada français qu'après d'autres nous nommons Laurentie.
Comment repérer géographiquement la Laurentie ? Voici où nous entrons dans l'inconnu, en un domaine nouveau dont notre génération devra s'emparer. Laurentie : pays mal déterminé ayant pour coeur le Québec actuel, rayonnant alentour dans l'Ontario-Nord, le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Angleterre. Centré sur le Saint-Laurent qui est comme son axe, son artère principale, comme sa respiration; où ceux de langue française sont inexpugnablement installés.
Cette apparition d'une Laurentie soulève d'autres problèmes que celui de ses limites, et d'une autre ampleur. Notre tâche est seulement de les signaler. On ne s'attend pas à ce qu'une masse aussi étendue et aussi dense soit soulevée d'un coup : c'est un champ qu'on voudrait rouvrir aux investigations de la jeunesse.
Le nationalisme laurentien sera donc avant tout une attitude, (une position) de l'homme, attentif à ne rien laisser perdre des forces que le passé lui transmet et que le pays lui offre généreusement; désireux de les lancer avec les siennes propres dans une grande aventure, l'épopée mystique (renouvelée) des Anciens.
CONSERVATISME ?
Nous brisons délibérément avec tout « conservatisme », avec ce qui sent la vieille poussière des musées historiques. On ne naît pas soi-même, on le devient : c'est donc qu'un peuple ne parvient jamais à ses propres limites et qu'il doit continuer à se chercher, à devenir soi. A plus forte raison, un peuple adolescent.
Je réclame beaucoup de persévérance et beaucoup d'audace. L'éducation a peut-être trop tendu à tuer l'audace en nous. -- Je voudrais être de taille à devenir un grand Aventurier; je voudrais marcher sur les traces des Aventuriers que furent nos pères s'il ne s'agissait, précisément, de quitter toutes traces et de se frayer une route. Je ne parle pas d'une petite bizarrerie bourgeoise, d'une bizarrerie qui ne fait qu'égratigner le licol; mais d'une sûre, équilibrée et profonde originalité qui nous rend à la liberté.
Il y faut beaucoup de force. Un grand élan intérieur vers l'indépendance. Un élan ordonné et puissant.
Qu'on ne s'effraye pas du mot Aventure. La sainteté est la plus haute aventure de toutes. Lorsqu'on tourne en rond -- dans la vie spirituelle comme dans la vie nationale -- on ne risque rien et on ne gagne rien. On commence à gagner quand on grandit son coeur jusqu'à la hardiesse. Quand on ose s'enfoncer en pleine obscurité et suivre la voie que nous dicte un appel secret. Et qu'il faut suivre seul, en avant, tellement en avant.
La création, voilà la grande Aventure. Substituer à la manie du changement, du mouvement qui éparpille, le désir des innovations fécondes qui ne détruisent pas la stabilité. S'y préparer. S'y réaliser. Affronter le péril sans témérité. L'affronter.
Où que je sois, je devrai créer. Chercher, dans la douleur et dans la joie, le type d'être que je deviendrai. Ne jamais me déclarer satisfait d'une formule, du déjà acquis.
Ne pas me contenter de mots. Médecin, créer par ma vie le médecin laurentien; savant, créer par ma vie le savant laurentien.
NATIONALISME LAURENTIEN
Il n'y a là, nous semble-t-il, rien d'exigu.
Sans la politique, le social, l'économique, le nationalisme laurentien n'aura pas de formule propre. Il ne sera qu'une façon d'instaurer une politique sociale conçue selon l'Église et la politique économique qui en découle, pour la fondation d'un État chrétien. Accorder les vérités éternelles avec notre temps et notre espace du monde, voilà la tâche qui incombe à notre génération (comme du reste à toute génération). (19)
Tout nous ramène donc à la même conclusion. Pour ce faire un travail préliminaire s'impose à tous : dégager les traits essentiels de l'homme du Pays. « Comme on ne commande à la nature qu'en lui obéissant, écrit Pierre-Henri Simon, on ne s'impose à une nation qu'en observant les lois profondes de son histoire ».
Aussi lançons-nous le même appel qu'il y a trois ans (dans le Manifeste de la jeune génération) et que nous n'avons cessé de répéter depuis, sous des formes diverses. Il faut que nous arrivions à être nous-mêmes, que nous sortions des pâles copies et des imitations formalistes; ce à quoi nous nous acheminerons d'abord par la connaissance. La proie s'annonce belle. A tous, elle est promise : ingénieurs comme légistes, travailleurs agricoles comme intellectuels, botanistes comme géologues doivent investiguer, inventorier dans un même sens.
Les artistes nous donneront un art laurentien; il ne s'agit ni de folklore ni de « sujets laurentiens » ni d'une inspiration factice, par le dehors; mais d'une véritable fécondation, d'un souffle de l'âme infiniment plus intime. Que la source soit laurentienne et qu'ensuite on chante le Japon si l'on veut.
Les médecins, les hygiénistes, les gymnastes aideront à bâtir une race de beaux jeunes gens et de belles jeunes filles, forts et chastes, non pour montrer aux expositions internationales de curieux spécimens athlétiques : afin que l'âme habite un corps mieux développé.
Ainsi sustenté, nourri, notre nationalisme vivra riche, harmonieux et réfléchi.
Et ceux qui aimeront le mieux la Laurentie, ce seront les prêtres. Car tout cela, c'est de l'humain, des valeurs réelles, mais blessées -- et ils les guériront. Ils panseront cette blessure. Sur ce pauvre monde édifié par nos mains, ils rendront plus libre le jeu de la Grâce. Ah! nous ne serons pas en Paradis; le Paradis n'est pas sur terre, il est... en Paradis. Peut-être éprouvera-t-on davantage la nostalgie des choses supraterrestres dans un milieu où tout ne visera pas à nous les faire oublier.
Notre conception spiritualiste de la vie promet au pays qui réalisera un tel idéal une influence considérable sur le monde : il y projettera une grande clarté.
Ces rêves seraient fous dans une période de solidité bourgeoise, de stabilité. Dans une époque où sociétés et pays se dissolvent, où il est permis de discuter de tout parce qu'on a tout remis en question, où une civilisation se crée, en pleine bagarre, nos volontés et nos intelligences ont la promesse d'une extraordinaire influence; tout autorise les courageux espoirs.
Ce dont notre responsabilité s'accroît.
* * * * *
Oui, la tâche incombe à ma génération de créer aux Américains de langue française des conditions de vie. De vie et non de survie. Oui, il importe au salut de l'Amérique qu'il y ait une Laurentie. On ne peut parler du concert des nations américaines là où il n'y a que cacophonie, dérythmie. Mais on doit affirmer que dans ce chaos la nation laurentienne par ses traditions, par la civilisation qu'elle continue, ses virtualités, par tout son être où court la sève chrétienne, représente des valeurs qu'il importe au Continent [sic] de sauvegarder.
Précisément parce qu'il le faut; parce que jamais nous ne serons une tourbe communiste; parce que nous sommes un obstacle sur la route du Diable; précisément à cause de notre rôle, à cause de la réalité de notre rôle, nous subirons des assauts terribles.
Voilà pourquoi tout commande les courageux espoirs.
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Laurentie, nous autres qui avons vingt-cinq ans, allons-nous voir ta maturité ? Avant que nos yeux ne se ferment ici-bas, deviendras-tu une unité politique, un État ?
Cela ne dépend pas seulement de nous.
Mais il dépend de nous que tu vives, que tu possèdes la grande unité des vivants : il dépend de nous que tu libères son âme. Déjà le passé, complice de notre ambition, t'a doté d'une âme. Positivement, tu es une âme et non cette irréelle abstraction à laquelle les hommes de 67 t'avaient sacrifiée. Tu donnes la vie à des corps dissemblables : Franco-Ontariens, Acadiens, ceux du vieux Québec, ceux de la Nouvelle-Angleterre. -- Seulement, l'âme est à demi-étranglée.
Là, un jour, un Pays naîtra. Il est né dans nos coeurs. Nous concevons un très grand pays. Il faudra que ces tronçons se lient car autrement il manquera toujours quelque chose.
Ici, la place est marquée pour un grand Pays. Quand les États-Unis (est-ce demain ? ou dans un siècle ?) ploieront sous le choc d'influences contradictoires : Nord, Sud; quand, travaillés par des forces qu'ils n'ont pas su mettre en faisceau et des faiblesses qui vont s'aggravant; ces Races et ces Nations dans l'État (Noirs, Jaunes; Allemands, Italiens, Juifs, Irlandais, Français, etc., etc.) et ces cancers (irréligion, matérialisme pratique de la masse et ses conséquences : divorce, dislocation de la famille, primauté de l'argent ou plutôt du crédit, etc., etc.), les Etats-Unis se désagrégeront (car ces gens-là n'ont point d'âme, et sans âme on ne vit pas longtemps) -- alors, ce pays désiré, cette puissance dont nous poursuivons l'élaboration surgira du monde des désirs. C'est-à-dire qu'on verra ce qui, présentement, commence d'être.
Au surplus si l'on voit qu'à force de cohabiter les Étasuniens finiront par se donner une âme, ou que leur corps est bâti pour durer : la Laurentie ne dépend pas d'un cataclysme. Il faudra cesser de vous attendre, Franco-Américains. On se dira bonjour par-dessus la frontière.
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Vieux Québec, tu auras eu beaucoup d'honneur car c'est toi le foyer de la Patrie qui s'instaure. Vieux Québec qui as laissé partir tes fils, tu les retrouveras un jour lorsque, faisant éclater tes frontières, tu commenceras de respirer à l'aise. Ohé! l'Acadie, là-bas, ohé! frères d'ailleurs, Laurentiens, hommes nouveaux de la nouvelle chrétienté, on va se retrouver pour vrai.
Tout cela, jeunesse, s'inaugure dans le bouillonnement de ton coeur. Et, plus sûrement, dans l'austérité de ton obscur labeur. Parce que tu auras fait ta version grecque bellement, sous le regard de Dieu, et parce que tu auras courageusement accepté les disciplines fastidieuses : tu feras bellement ta vie.
Je romprai l'écorce du formalisme qui m'empêche de prier l'âme allège et fervente. Je sortirai à coups de bâton le « patriotisme » officiel des mots creux. Je ne scandaliserai pas à plaisir; cependant, quand il le faudra, je scandaliserai. Je pars victorieux. Le monde attend que je le possède, et je le posséderai si je possède mon âme.
La Laurentie régnera en moi. Pas comme un tyran dont je serais l'esclave! comme un idéal librement élu et passionnément servi.
Certaines hésitations t'arrêtent ? Si elles ne viennent pas de toi, d'autres te les suggèrent ? Tu dis que nos sentiments sont vrais mais que nos aspirations n'ont pas cessé de balbutier ? Alors, épouse nos sentiments et ne nous crois pas sur parole. Obéis à ta propre inquiétude. Fais ton inventaire à toi. Cherche. Nous craignons l'immobilité : pas la liberté.
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Cette définition du nationalisme laurentien n'est pas complète. Elle exprime une aspiration qui ne se connaît pas suffisamment. Elle voudrait avant tout éveiller chez nous le besoin d'un grand idéal collectif.
La difficulté est de se maintenir entre le terre à terre et l'utopique.
Il faudra désormais, sans diminuer en rien la hauteur de nos conceptions, en déduire des conséquences pratiques, un programme immédiat. Sans quoi nous aurions simplement ranimé une caricature du patriotisme.
Mettons-nous sur l'heure à pied d'oeuvre Que chacun de nous se révèle une force positive.
(1) On en vient à se demander si ce mot de nationalisme n'évoque point chez presque tous la redoutable parodie de l'amour plutôt que l'amour sain et équilibré. S.S. Pie XI, sans désavouer ce que le socialisme contient de vérité, a pour tant banni ce mot du vocabulaire catholique. A propos du terme démocratie, Gonzague de Reynold écrit dans l' Europe tragique : « ... il est dangereux de recouvrir du même nom deux conceptions aussi fondamentalement opposées. Aujourd'hui (...) la démocratie libérale, socialiste, laïque, est plus forte que la démocratie chrétienne. Celle-ci se trouve donc dans la situation d'un terme faible en face d'un terme fort. Or, le terme faible subit toujours l'influx du terme fort ». La forme qu'a revêtue le nationalisme en France, en Italie, et surtout en Allemagne a suscité à ce mot une mauvaise presse chez les catholiques. A Rome, il n'est pas impossible que ce terme nous ait desservis. Pure question de vocabulaire qui peut avoir du retentissement. -- A titre provisoire et faute de mieux, nous continuerons d'employer dans ce tract le vocable nationalisme.
(2) Dieu I Q. I c. 8, ad secundum.
(3) Jésus pleurant sur la Jérusalem charnelle.
(4) L'Europe tragique, p. 165, Gonzague de Reynold.
(5) Poussée à bout, cette argumentation conduirait tous les chrétiens non seulement dans la prêtrise, mais dans l'ordre monastique le plus rigoureux. Encore une fois, conception janséniste de l'univers.
(6) « Structure de l'Action », Sept , nos 59 et 61.
(7) Hebdomadaire de la jeunesse catholique allemande, numéro du 2 juin 1935. Cité par Sept .
(8) Ne croit-on pas ces lignes écrites pour nous ? Détresse insupportable de la Laurentie, peuple découronné et comme chassé de chez lui, étrangers se disputant le bien de famille.
(9) Ainsi des jécistes, des jacistes, etc. Nous choisissons la jeunesse ouvrière catholique parce que le succès de son magnifique congrès attire sur elle la sympathie de tous les Canadiens français.
(10) Nous enlevons au mot politique tout ce qu'il pourrait sous-entendre de préoccupations électorales. On ne fait pas de la politique uniquement en faisant élire des députés. Le démocratisme a brouillé ces idées.
(11) Tel était, nous semble-t-il, le sens du discours du Cardinal à la dernière Saint-Jean-Baptiste.
(12) Il arrive en France qu'on accuse les prêtres de lutter sournoisement contre le nationalisme. Voici la réponse du philosophe catholique et historien de la philosophie Etienne Gilson telle que la publie Sept dans son 74 e numéro :
Qu'on excuse la longue citation de ce texte capital et l'italique dont nous nous sommes permis de souligner ses principales affirmations. (13) Libre à nous de nier les faits; nous seuls en souffrirons : les faits se vengent. -- En Italie et en Allemagne, la réaction contre l'internationalisme a fait basculer ces deux peuples dans un nationalisme féroce. La contre-révolution se précipite dans l'idolâtrie de la Nation et de la Race parce que la révolution tentait d'étouffer le patriotisme.
(14) Le héros, Joseph Lamirande, est lancé malgré lui dans la politique. Il perd sa femme et sa fille dans des circonstances surnaturelles : Tardivel fait perpétuellement (souvent comiquement) intervenir la divinité en notre faveur. Et -- voici où le désintéressement devient héroïque -- une fois fondée la République de la Nouvelle-France il disparaît, s'enferme en France dans un monastère, y meurt inconnu. Lamirande n'a vécu qu'en vue de Dieu. Voilà le nationalisme selon Tardivel.
(15) Ce tract était rédigé lorsque nous est tombé sous la main un document d'un intérêt considérable. On sait peut-être que la Vie Intellectuelle, (l'une des plus vivantes et des plus probes revues catholiques de France, où l'on s'attache à suivre de très près les directives pontificales) a ouvert il y a plusieurs mois une enquête « sur les raisons actuelles de l'incroyance ». La livraison du 25 juillet apporte une conclusion théologique à l'enquête. Le P. Congar, O.P., y confirme « le fait, relevé si souvent dans l'enquête, du caractère très largement social des motifs de l'incroyance ». Et ce théologien ne croit pas « naturaliser » la foi en ajoutant ceci : « Si l'on n'a pas la foi, c'est que le ‘milieu' l'enlève, c'est que l'on est entré dans un ordre de valeurs qui, loin de l'appeler, l'exclut... » Brutale contre-démonstration de ce que nous allons tenter de prouver. Cette confirmation superflue frappera peut-être davantage les esprits qui préfèrent les vérités qui nous arrivent d'ailleurs.
(16) Cf. L'éducation nationale , Enquête de l'Action nationale , aux éditions Albert Lévesque.
(17) II n'y a entre le nationalisme laurentien et ce colonialisme qu'une différence de degré et non d'espèce. Le fait français entre dans notre définition.
(18) Le Canadien français, ses droits, son idéal. -- On doit considérer cette première série de tracts comme un ensemble. Même si les liens, de l'un à l'autre, ne sont pas toujours évidents.
(19) Ces réalisations, en effet, doivent « s'adapter au tempérament national, aux traditions, aux besoins particuliers de chaque pays » (S. E. le cardinal Pacelli, lettre à M. Duthoit à l'occasion de la Semaine sociale d'Angers). Retour à la page sur les Jeune-Canada
Source : André Laurendeau, Notre nationalisme , tract No 5, Jeune-Canada, octobre 1935, Montréal, Le Devoir, 52p. De nombreuses erreurs typographiques de l'édition originale ont été corrigées.
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