Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Novembre 2004

Document de l’histoire du Québec / Document of Quebec History

 

Notion du fait national

  par

Gilbert Manseau

 

Le fait national est en nous, inséparable de nous-mêmes. "Par ma naissance, je suis Canadien français ou Canadienne française",   je ne puis pas plus le nier que je n'ai été libre de le choisir.

 

Comme la plupart de ceux qui sont cachés au fond de notre personne, ce fait se manifeste d'abord à notre esprit par ses effets les plus extérieurs et par le canal des sens. Un jour, nos oreilles percevront des mots d'un accent étranger, inconnu; tout le monde ne va pas â la même église que nous, ni n'agit tout à fait de la même façon. Au sein de notre famille, nous entendons parler d'une autre plus grande, qui englobe la nôtre et la complète par ses institutions d'enseignement et de gouvernement; enfin, nous prenons conscience d'appartenir à un groupe d'hommes distinct.

 

A l'école, nous apprenons par l'histoire l'existence d'autres groupes semblables au nôtre, dont la vie dépasse et prolonge celle des individus, nous admirons qu'on ait pu mourir pour sa patrie. Enfin, l'étude de notre histoire suscite en nous une certaine émotion de reconnaissance, l'impression d'une étroite solidarité avec nos pères, qui ont consacré leur vie à nous léguer ce qu'ils possédaient, à fonder des institutions pour le conserver, institutions encore animées de leurs exemples et qui semblent devoir encadrer tout naturellement nos activités.

 

A ce moment, le fait national s'impose à nous comme une réalité historique universelle, un état de choses presque immuable et indépendant de nous-mêmes.

 

Cependant, cet état de choses a vieilli insensiblement: quand les institutions fonctionnent bien, on n'ose guère y toucher ni se donner la peine de les comprendre. Un jour arrive où elles cessent de servir, et personne 'ne sait plus en quoi ni pourquoi. Les jeunes, plus hardis, se lèvent alors pour les critiquer et menacent de jeter à terre ces vieilles murailles. Ceux qui y sont établis ripostent et s'obstinent à les soutenir. Les esprits sont désemparés, la vérité semble n'être plus nulle part et la trahison partout; une crise de scepticisme s'ensuit. Peu d'hommes ont le courage intellectuel de juger les institutions en faute, et discernent dans le changement qu'elles doivent subir ce qu'il faut abandonner et ce qu'il faut garder.

 

Ces institutions en effet ne sont que la structure extérieure du fait national: elles ne le constituent pas. Vous pouvez enlever à une nation son territoire, démolir ses villes et ses monuments, dissoudre ses associations, sans pour cela supprimer cette nation:   elle peut ressusciter. L'essence du fait national est dans l'existence d'une âme collective distincte et indestructible. Cette âme nationale, chacun la porte en soi, indissolublement liée à sa personnalité: Voilà ce qu'il faut sauvegarder à tout prix, par le moyen d'institutions adaptées à ce but, et, s'il faut les repenser, commençons par voir le fait national là où il se trouve. dans notre âme, et non pas seulement dans celte de nos ancêtres, qui ne vivaient pas dans les mêmes conditions. Qu'est-ce qu'il y a de canadien-français en moi ? voilà la question à laquelle cet article veut répondre.

 

"Connais-toi toi-même." Suivons le conseil de Socrate, et nous redécouvrirons en nous l'existence d'une nation canadienne-française, et l'influence de ce fait sur toute notre vie. Prenons-nous tels que nous sommes, et constatons en nous la présence d'habitudes de penser et d'agir qui s'y sont gravées presque à notre insu, précisément parce que nous ne nous sommes pas formés tout seuls. Ces aptitudes qui nous semblent si naturelles ont été acquises par la longue pratique des générations passées, elles donnent à la route que nous voulons tracer un point de départ, qu'il faut admettre comme un fait: le fait national, inscrit dans notre personnalité. C'est une obligation de les faire fructifier, non pas tant parce qu'elles constituent un héritage bien-aimé qu'il faut léguer à nos descendants, mais parce que nous avons le devoir de faire fructifier tous les talents qui sont en nous: ceux qui sont la marque de notre nationalité aussi bien que les autres, plus particuliers à notre individu.

 

L'on nous demande de préciser ces marques de notre nationalité, de décrire notre âme commune de Canadien français, puisque nous avons toujours ce mot sur les lèvres. Il faudrait pour cela que notre âme ait trouvé une expression extérieure réellement originale dans un art quelconque, par exemple. Nous répondrions alors qu'il faut étudier cette oeuvre, et en donnerions une analyse pour la faire connaître. Mais nous ri en sommes pas là, puisque nous cherchons précisément le moyen de créer une oeuvre nationale. Nous savons que le Canadien français est inséparable de l'homme en nous: réaliser l'homme sera donc réaliser le Canadien français comme type moral, voilà où nous en sommes.

 

NÉCESSITÉ D'UN SENS NATIONAL.

 

Pour provoquer dans l'homme le relèvement moral qui s'impose actuellement, l'on fait appel au Canadien français qui est en lui. Les façons de penser et d'agir nationales ne constituent qu'une part de l'individu, mais une part qui lui est commune avec ses voisins; il lui est naturel de s'unir avec eux pour la développer, perfectionnant par là tout le reste de lui-même. Encore faut-il pour cela qu'il possède un certain sens national, c'est-à-dire savoir qu'il est Canadien français et pratiquer une solidarité en conséquence.

 

Par le passé, notre nation a été un groupe d'hommes distinct, vivant au Canada, catholiques et français, unis par des ressemblances morales dont la principale fut la volonté de conserver et de développer en toute liberté leurs traits communs. Depuis trois cents ans, cette définition s'est appliquée d'une façon assez constante aux descendants des colons français du Canada, les mots volonté et unis ont été les seuls à varier.

 

Aujourd'hui, nous semblons être plutôt désunis par nos ressemblances; de plus, notre volonté de survivance française et même catholique s'identifie beaucoup trop à l'attachement que nous portons par sentiment aux vieilles choses de chez nous.

 

Prenons-en comme premier exemple nos associations patriotiques, aussi vieilles que nous-mêmes. L'une de ces associations, dans la paroisse de X., apprend-elle l'existence d'une association similaire dans la paroisse voisine de Z., qu'aussitôt elle en prend ombrage. Si on parle de les fédérer, l'amour de nos traditions catholiques et françaises est confondu de part et d'autre avec l'amour de son clocher; chacune fourbit ses armes en prévision de la grande bataille qui se livrera à la première convention: finalement, les deux associations restent sur le carreau.

 

Dans une assemblée, dites à vos auditeurs que les deux ou trois millions de Canadiens français, dont ils sont, constituent un fait unique en Amérique du Nord: ils iront jusqu'au sacrifice pour maintenir ce fait tel quel: la refrancisation a de réelles chances de succès. Ajoutez que ce fait ne doit pas seulement alimenter la curiosité des touristes du "Old Quebec", et notre vanité par-dessus le marché, mais qu'il doit causer quelques répercussion dans le monde un jour; qu'enfin nous devons nous préparer à vivre en plus d'avoir survécu: c'est demander un effort trop grand, vous êtes en avant de votre temps.

 

A la sortie de la même assemblée, vous êtes reconnu par un ami de la famille. -- "Comme ça, vous dites que les Canadiens français n'ont rien produit, c'est vrai, il leur reste bien du chemin à parcourir. Cependant, voyez ce que nous avons individuellement, par exemple, le commerce solide que j'ai établi pour mes enfants. çà, c'est une conquête nationale réelle. Ah! si tout le monde faisait ainsi, notre nation serait bien la première au monde; mais, vous savez, je n'ai pas besoin d'attendre cela pour me soutenir. moi, je traite isolément avec l'étranger, c'est le secret de mon succès. -- Vous, mon ami, vous faites des discours. C'était tout de même beau, ce soir, quand vous nous avez montré la chemise de Dollard trouée par les balles: cela m'a vivement ému. Nous vous encouragerons pour cela, à la première occasion. Venez nous voir, nous parlerons aussi de l'achat chez nous, -- dommage que nos gens soient tous de pauvres gueux." L'homme vous quitte sur cette parole qui vaut de l'or; vous retardez la visite pendant des mois, vous l'avez oubliée, quand un fait divers des journaux vous apprend soudain que le fameux commerce est passé aux mains de concurrents étrangers, établis ici, qui se sont réunis pour l'acheter.

 

La morale de toutes ces histoires, c'est que notre sens national est une symphonie bâtie sur un thème de trois notes: individualisme farouche, peu d'envergure dans les conceptions d'avenir, patriotisme larmoyant.

 

Raisonnons donc un peu notre affaire, à la lumière des principes exposés au début de cet article. Nous verrons alors que la fierté nationale n'est pas qu'un vain mot, et qu'elle est fort voisine de, la fierté personnelle. La religion catholique, la langue française, nos traditions historiques constituent l'héritage que nous ont légué nos pères, un héritage que nous ne pouvons renier. Quelle est sa valeur intrinsèque, et comment peut-on le faire fructifier ? Que chacun réponde à ces deux questions, et nous ne serons pas loin d'avoir un sens national agissant.

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Source : Gilbert Manseau, « Notion du fait national », dans Gilbert Manseau, Bernard Hogue, Émilien Brais, Le Canadien français, ses droits, son idéal , Tract des Jeune-Canada, No. 3, Le Devoir, avril 1935, 21p., pp. 3-9.

 

 

 

 

 

 
© 2004 Claude Bélanger, Marianopolis College