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Last revised:
19 February 2000


Controversy Surrounding the Use of the French Language at the Eucharistic Congress of Montreal [1910]

Le Péril irlandais

[Note de l'éditeur: Cet article, à signature anonyme ***, parut d'abord dans le Correspondant, journal de France, le 10 juillet 1911, sous le titre de Une question de justice. - La langue française au Canada. L'article fut repris dans l'ouvrage de Louis ARNOULD, Nos amis les Canadiens. Psychologie - Colonisation, Paris G. Oudin et Cie, Éditeurs, 1913, 364p., pp. 297-335. C'est ici la transcription d'Arnould que nous reproduisons. L'original, tel que l'indique l'introduction d'Arnould, a été abrégé en quelques endroits. Comme le souligne l'introduction d'Arnould, l'auteur de ces pages était un émigré français, établi depuis huit ans au Canada. J'ai souligné l'original de l'article du Correspondant en le mettant entre guillemets « ». Les autres parties, introduction et conclusion, ont été rédigées par Arnould qui a aussi changé le titre, fait des sous-titres, et mis quelques passages en italiques.]

J'éprouvais un vif regret de ne pas donner une étude sur un dernier problème brûlant qui avait éveillé mon attention durant mon séjour au Canada, bien qu'il fût encore latent, car j'avais bien remarqué comme les Irlandais, qui m'étaient si sympathiques de loin, en raison de leurs malheurs nationaux, et chez qui tant d'individualités sont attachantes, se rendaient en masse peu supportables aux Canadiens-Français (laïcs et clergé) par leur manque de tenue, par leurs plaintes et leurs réclamations perpétuelles, comme si trois siècles de persécution avaient héréditairement aigri leur caractère et leur faisait rêver d'une éclatante revanche en Amérique.

Mais le conflit n'éclata avec force qu'en 1910, durant le Congrès eucharistique de Montréal. Sur ces entrefaites un de nos compatriotes, que je ne connaissais pas, mais qui, depuis 8 ans au Canada, se sentait au coeur, pour ce cher pays, à peu près le même genre d'amour que moi, m'envoyait spontanément un article manuscrit sur la question, en me demandant de le faire publier à Paris : il s'agissait d'un service urgent à rendre à la Nouvelle-France L'article parut clans LE CORRESPONDANT du 10 juillet 1911, sous le titre : Une Question de Justice. La Langue française an Canada. L'auteur, qui désire garder encore l'anonymat, a bien voulu accepter que son étude figurât ici, comme complément des précédentes. J'en ai seulement retranché quelques pages, qui m'ont paru moins nécessaires, j'y ai souligné trois phrases capitales et introduit, pour plus de clarté, quelques titres partiels, et ne me trouvant pas astreint à une aussi grande prudence que lui, j'ai osé donner à cet exposé son vrai titre, celui qui est inscrit plus haut ; le sommaire m'est également imputable.

 

LA LANGUE FRANÇAISE AU CANADA

« Je doute qu'il existe actuellement un autre pays au monde où le légat de l'Evêque de Rome serait reçu, comme l'a été son Eminence le Cardinal Vincenzo Vannutelli sur le sol canadien, alors qu'il y est venu présider le vingt et unième Congrès eucharistique international, tenu à Montréal du 7 au 11 septembre 1910. Le voyage du prélat ne fut qu'une longue marche triomphale depuis Québec jusqu'à Saint-Boniface, distants de plus de 1.500 milles.

« Sans compter Montréal, qui a naturellement tout éclipsé par le nombre et la splendeur de ses manifestations, pas une ville où le noble visiteur ne soit entré escorté d'un long défilé de landaus ou d'automobiles, accueilli par d'incessants vivats et de spontanés applaudissements, au milieu d'un déploiement luxueux de drapeaux, de bannières et d'inscriptions... Presque partout, dépositaires du pouvoir civil et dignitaires ecclésiastiques ont rivalisé à qui donnerait le plus beau banquet ou la plus belle réception, à qui exprimerait en termes plus chaleureux sa foi au dogme catholique et sa piété filiale à l'égard du Pasteur Suprême; à qui, en un mot, ferait le discours le plus eucharistique et le plus papal. Le spectacle était si peu commun et si entraînant que les protestants eux-mêmes ne purent se préserver de la contagion. Gagnés par l'universel enthousiasme , ils oublièrent qu'ils faisaient partie d'un empire où le cri : no popery était, il n'y a pas longtemps encore, une preuve obligée du loyalisme, et ils se joignirent à leurs compatriotes catholiques pour fêter l'envoyé de Rome... C'est ainsi qu'à Saint-Boniface et à Winnipeg, le premier ministre du Manitoba, en compagnie de ses collègues, de membres du Parlement local, de magistrats, à peu près tous de l'Eglise réformée, furent présents non seulement au banquet offert par le lieutenant gouverneur, leur coreligionnaire, mais encore au banquet qui fut donné à l'Archevêché.

« Il faut sans doute attribuer un si bel enthousiasme à la foi vive des Canadiens désireux de fêter dans le légat de Pie X la papauté elle-même, en qui ils voient très justement la clef de voûte du christianisme intégral. Mais il faut l'attribuer aussi, pour une large part, à leur position très particulière relativement au Chef du catholicisme.

I. - SITUATION HISTORIQUE DES CANADIENS -FRANÇAIS VIS-A-VIS DE L'EGLISE. - LEURS ESPOIRS EN 1910.

« Cette position pourrait s'assimiler à celle des chrétiens orientaux dans l'empire turc relativement à leurs chefs spirituels. Ceux-ci, on s'en souvient, une fois courbés sous le joug matériel de l'Islam, cherchèrent dans leur religion et leur rite une sauvegarde pour leur nationalité et leur caractère ethnique. Grâce aux importants privilèges qu'ils réussirent à obtenir du Commandeur des croyants, ils eurent dans leurs patriarches et leurs évêques des chefs civils aussi bien que religieux, ils purent ainsi continuer à subsister comme nationalité distincte et homogène ; et ce n'est pas vainement que les Grecs d'aujourd'hui voient un danger très sérieux pour l'existence même de leur nation dans les entraves que le gouvernement des Jeunes-Turcs cherche à mettre à la juridiction temporelle de Joachim III, tête de leur Eglise.

« Pareillement les 60.000 vaincus, demeurés au Canada après les désastres de 1759 et 1760, résolus de rester à la fois catholiques et français, se serrèrent instinctivement autour de la seule puissance capable de leur conserver ce double avantage, autour de l'Eglise. Ils avaient vu fuir avec les derniers lieutenants de l'armée du roi de France les derniers drapeaux fleurdelisés. Ils n'avaient plus ni drapeaux ni Etat français ; ils n'avaient plus qu'une Eglise française. C'est en elle qu'ils décidèrent d'incarner leur patriotisme meurtri, mais persévérant. L'Eglise de son côté accepta volontiers d'être la gardienne vigilante de cette fidélité à la vieille mère-patrie, parce qu'elle y vit une condition indispensable de la fidélité à la foi catholique. C'est pourquoi l'Eglise fut tout aux survivants de la grande défaite de 1760 et de l'exode qui s'ensuivit. En même temps que la forteresse contre laquelle allaient se briser les entreprises de l'étranger pour étouffer en Amérique l'âme catholique et française, elle fut le champ fécond où, après avoir cicatrisé ses blessures, la France des Champlain, des Frontenac et des Montcalm continua à croître et à se développer. Évêques et curés en devinrent les défenseurs et les éducateurs ; le diocèse et la paroisse, les deux organismes qui lui donnèrent sa cohésion, lui gardèrent son homogénéité et la rendirent invincible…

« Le Pape, sans empiéter en rien sur les droits souverains de Georges V, est donc un chef vénéré pour la nationalité canadienne-française, comme Joachim III est le chef de la nationalité grecque dans l'empire commandé par Mohammed V. Or voici que ce chef, si aimé et si vénéré, ne pouvant venir lui-même, a envoyé un des personnages les plus distingués de sa cour pour le représenter et rehausser un congrès dont les Canadiens-Français sont déjà si fiers.

« Quoi d'étonnant qu'un enthousiaste merci ait spontanément jailli de leurs poitrines sous la forme d'une réception royale faite à son délégué ? Et puis, ils attendaient de cette légation extraordinaire de si heureux résultats ! Je m'explique.

« Les Canadiens-Français ne doutent certainement pas de l'affection du Pape à leur égard : ils ne soupçonnent nullement qu'il puisse tolérer des dénis de justice dans le règlement des affaires ecclésiastiques, qui les concernent ; ils admettent que l'Eglise a été de tout temps l'adversaire née de la tyrannie et du mensonge ; mais ils n'ignorent pas non plus que leur situation de Français perdus dans un vaste domaine de l'empire britannique est une situation très particulière, étrange même ; ils comprennent qu'elle est peut-être aisément défigurée ; ils redoutent l'influence du mirage de la grandeur britannique sur des personnages éloignés, et qui ne voient les choses que par le dehors ; ils savent que si des amis appellent leur survivance un miracle, d'autres moins bien disposés l'appellent une anomalie, une monstruosité, un obstacle à l'unité morale de la nation canadienne, voire à l'extension du catholicisme sur la terre d'Amérique ; ils craignent d'être représentés en haut lieu comme un peuple fatalement voué à la disparition et dont, par conséquent, on peut, sans inconvénient grave pour l'Église, ignorer les doléances.

« Des événements récents ont montré que de telles craintes et de telles suppositions pessimistes ne sont nullement chimériques.

« En 1905, un mémoire signé, dit-on, de la plume d'un personnage approchant de très près le gouvernement fédéral, n'est-il pas allé porter jusqu'à la secrétairerie d'État de Sa Sainteté tout un tissu de fausses statistiques et d'arguments perfides contre

la clergé et l'épiscopat canadien français, qu'on disait intolérant, tracassier, impropre à concilier à l'Eglise catholique les sympathies du monde officiel et des protestants en général? Par un autre mémoire non moins tendancieux , ne s'est-on pas efforcé de transformer en une université purement anglaise l'université d'Ottawa, fondée pourtant en vue de la rapide croissance de la race française dans l'Ontario et devant, en tous les cas, en vertu même de la charte qui lui a donné naissance, rester bilingue ? N'est-ce pas un évêque de langue anglaise qui a été mis à la tête du nouveau diocèse du Sault Sainte-Marie où les catholiques parlant l'anglais, clergé et fidèles, ne sont qu'une minorité insignifiante ? Enfin on a accusé, non sans apparence de raison, la société des Chevaliers de Colomb, essentiellement irlandaise dans son origine et sa direction, de mener une campagne sourde, mais efficace, contre le catholicisme français.

« Voilà quelques-unes des récriminations et des plaintes qui, depuis ces dernières années surtout, ont rempli les publications françaises d'Amérique. Pouvait on rêver plus belle occasion que le Congrès eucharistique de Montréal pour y mettre fin ? Un délégué spécial de Rome venait, il allait assister aux manifestations les plus grandioses qui aient peut-être jamais eu lieu en l'honneur de la Victime eucharistique, et ces manifestations seraient organisées par des Canadiens-Français sur cette terre américaine, ou l'on dit qu'ils ne sont qu'une poignée vouée à un prochain émiettement! Témoin de la foi et de la puissance de l'élément français, il allait voir réfutées en action les faussetés colportées jusqu'au Vatican. Ayant vu, il allait peser et comparer : nul doute que la balance ne dût pencher du côté des Français.

« Le cardinal Vincenzo Vannutelli est en effet venu ; il a été en effet témoin de démonstrations incomparables organisées par les Canadiens-Français: en retour, il n'a caché ni son admiration, ni sa sympathie à leur égard. Parlant fort bien notre langue, alors que devant un auditoire de prêtres anglais il devait se contenter du latin, il a singulièrement contribué à donner le cachet français à cette grande fête internationale. Nul doute que son passage ne soit en définitive d'un secours réel à la cause que soutient notre race ; nul doute que son rapport au Saint-Père n'anéantisse maintes calomnies, ne fasse tomber maints préjugés, et n'éclaire d'un jour lumineux cette question de races et de nationalités, que quelques intéressés obscurcissent à plaisir. Mais en attendant, avant que le cardinal eût quitté la métropole canadienne ; avant que les démonstrations du congrès fussent terminées ; avant, par conséquent, que leur influence eût pu se faire sentir au loin, le 6 septembre 1910, une nomination paraît dans les Acta Apostolicae Sedis, celle de Mgr Gauthier, archevêque de Kingston, transféré au siège d'Ottawa, vacant depuis plus d'un an. Mgr Gauthier, en dépit de son nom à consonance française, est plutôt d'origine anglo-saxonne, et notre langue ne lui est guère familière.

« Au fond, c'est un prélat de langue anglaise qui succède à un archevêque canadien-français, le regetté Mgr Duhamel ; c'est un évêque de langue anglaise qui est placé à la tête d'un diocèse aux quatre cinquièmes français ; et l'on a attendu quinze mois pour en arriver à un pareil résultat ! Il aurait fallu voir la stupeur , je ne dis pas seulement des prêtres, mais des simples citoyens de Montréal et de Québec. L'annonce d'une bataille perdue dans une campagne entre Anglais et Français n'aurait pas causé plus cruel désappointement. Pour se rendre compte d'un pareil état d'âme, il faut se rappeler ce que j'ai énoncé plus haut, à savoir que l'Église, avec ses cadres hiérarchiques, est une patrie pour les Canadiens ; que la lutte pour la nationalité se livre autour des clochers, des presbytères et des palais épiscopaux ; il faut se rappeler que les étapes de la conquête se calculent par le gain de chaque nouvelle école , de chaque nouvelle paroisse, de chaque nouvel évêché. Par contre, un diocèse perdu c'est une province perdue ; un évêque de moins c'est un général de moins dans la lutte pour l'expansion nationale ; c'est une coupe sombre dans les rangs des chefs. Sans doute, même sous l'administration d'un évêque anglais, les paroisses à langue française vont subsister : l'évêque, et Mgr Gauthier moins que tout autre, ne sera pas dans son diocèse comme un colonel de cuirassiers prussiens avec la mission de le défranciser. Non, assurément. II se souviendra qu'il est le premier pasteur ; sachant que la bonne entente entre les différents éléments de son troupeau

est une condition indispensable pour le salut des âmes, il s'efforcera de l'y faire régner. De ces dispositions conciliantes chez Mgr Gauthier, personne ne doute je le répète; il est connu d'ailleurs pour être un parfait gentilhomme. Quelle que soit son attitude pourtant, elle n'empêchera pas la blessure faite à la fibre patriotique des Canadiens-Français de saigner; elle n'en signifie pas moins une halte dans leur marche en avant, un évêque étranger ne pouvant avoir, pour l'extension de l'influence française, le zèle qu'aurait un évêque français ; un évêque étranger devant, nécessairement et sans aucune intention malveillante de sa part, se prêter à certains compromis, à certains changements plus ou moins anti-français.

« Et puis il y a dans cette nomination, quelle que soit l'honorabilité du titulaire, un sous-entendu qui peut échapper au grand public, mais qui n'en froisse que plus profondément les Canadiens-Français. Ottawa étant la capitale de la Confédération, il a été dit dans un certain mémoire, non inconnu à Rome, qu'un évêque de langue anglaise y serait bien mieux à sa place qu'un évêque de langue française ; qu'il aurait bien plus d'autorité pour traiter avec les membres du gouvernement : qu'il les comprendrait bien mieux ; qu'il éviterait plus sûrement certaines gaucheries ; qu'il inspirerait moins de défiance ; en un mot, que sa présence au siège fédéral aurait pour l'Eglise entière du Canada d'inappréciables avantages. On a fait le même raisonnement pour Saint-Boniface, le siège métropolitain de tout l'Ouest canadien, siège qu'on se prépare dès maintenant à fournir d'un titulaire anglais; dès que sera mort Mgr Langevin, trouvé bien trop patriote et bien trop français. On applique la théorie à tous les sièges épiscopaux en dehors de la province de Québec. En dehors de cette province les Canadiens -Français peuvent émigrer, s'ils veulent ; ils peuvent aller éclaircir les forêts d'Ontario ou du Maine, défricher les plaines de l'Ouest ; ils peuvent, par leur fécondité; donner des fidèles à l'Église, grossir les paroisses, en fonder de nouvelles, mais qu'ils se contentent de la condition de prolétaires et de sujets dociles : qu'ils laissent les prêtres de langue anglaise coiffer la mitre, manier la crosse et diriger l'Église. Peu importe que dans tel ou tel diocèse ils forment une écrasante majorité, du moment que le pays est anglais, gouverné par des autorités anglaises, il est de l'intérêt du catholicisme que l'évêque parle la langue anglaise. L'intérêt général de l'Église ne doit-il pas passer avant l'intérêt d'un groupe de ses fidèles ? Voilà un raisonnement de nature à impressionner des diplomates auxquels on ne peut évidemment demander de juger les affaires de l'Église du point de vue où on les juge à Québec ou à Montréal.

 

2. - LA DÉCLARATION PUBLIQUE DE L ARCHEVÈQUE

DE WESTMINSTER.

« Il est une autre théorie, soeur de celle-ci, qui semble n'avoir guère fait moins d'impression à Rome. C'est la théorie que cherche à faire prévaloir en Amérique la Church Extension Society (Société pour l'extension de l'Église), et qui prétend que si on veut assurer la prospérité du catholicisme en Amérique (comme dans tout l'empire britannique et même dans le monde), il importe d'en poursuivre la propagande par le moyen de la langue anglaise. L'évangélisation par la langue anglaise : voilà l'idée maîtresse de la société apostolique que je viens de nommer. Voilà l'idée maîtresse, qui hante les cerveaux de la plupart des hauts dignitaires de l'Église dans l'Amérique britannique et aux États-Unis ; voilà l'idée, à laquelle Mgr Bourne, archevêque de Westminster, est venu apporter l'autorité de son nom et de sa parole, pendant le congrès eucharistique de Montréal, et spécialement dans la mémorable séance tenue à Notre-Dame, le samedi 10 septembre 1910. A ce même congrès eucharistique, pour montrer au représentant du Saint-Siège qu'une telle idée était autre chose qu'une simple utopie; pour lui prouver qu'elle était déjà en bonne voie de réalisation et qu'elle pouvait déjà compter sur toute une armée d'apôtres, des évêques et des prêtres sont venus nombreux de tous les points de l'immense empire de Georges V et des États-Unis. La Church Extension Society y a amené son Chapel-Car, son wagon-chapelle, qu'elle promène sur toutes les lignes de chemins de fer et où des fidèles peuvent assister aux cérémonies du culte, tout en faisant du soixante à l'heure. Le wagon a stationné dans une des gares de Montréal, tout le temps qu'a duré le congrès : il a été inspecté par le cardinal légat, qui a pu admirer ce mode tout moderne et tout américain d'évangélisation.

« Ajoutons que sur trois cardinaux présents au congrès, deux étaient de langue anglaise, le cardinal Logue, primat d'Irlande, et le cardinal Gibbons, évêque de Baltimore : le troisième était le cardinal Vannutelli. Qu'à Montréal tout ait marché au gré des partisans de la suprématie de l'élément anglo-saxon, c'est une autre affaire. Grâce à l'éloquence des orateurs, dont les plus remarqués n'ont pas précisément fait retentir les accents de la langue de Shakespeare ; grâce à la présence des évêques d'Orléans et d'Angers, au nombre des prêtres et à un groupe important des membres de la Jeunesse catholique de France, parmi lesquels le président Pierre Gerlier, qu'on ne s'est pas lassé d'entendre, le vingt et unième congrès eucharistique a été d'abord une magnifique profession de foi catholique, mais aussi une superbe démonstration française. L'intention des Anglo-Saxons n'en était pas moins suffisamment claire: montrer au légat papal qu'ils étaient la puissance et le nombre; qu'ils étaient l'avenir, et que l'Église devait se tourner vers eux, si elle tenait à réparer les pertes qu'elle

subit quotidiennement dans le vieux monde latin.

« C'est une intention qu'on ne saurait, du reste, leur reprocher, si elle répond à une conviction intime, même mêlée d'un peu d'orgueil national. Encore moins trouvé-je à redire que Mgr Boume ait publiquement manifesté sa douleur du fait que la langue anglaise, la langue la plus répandue sur la terre habitée, ait si longtemps servi de véhicule à l'hérésie et qu'elle contribue encore tant à égarer bien plus qu'à éclairer des multitudes d'infidèles. Il n'y a qu'à le louer d'avoir fondé une association de prières pour la conversion de l'Angleterre. Y aurait-il conversion plus opportune à un moment où les nations catholiques semblent rivaliser à qui roulera d'un bond plus vertigineux vers l'apostasie ? Y aurait-il conversion à portée plus immense, puisque l'Angleterre commande presque au quart de la population du globe ? Certes, en plaidant au congrès de Montréal, en faveur de la confrérie de Notre-Dame de Pitié qui a pour but une conversion aussi désirable, Mgr Bourne a fait acte d'apôtre et d'évêque. Nul qui n'ait applaudi à sa généreuse initiative. Mais les grandioses manifestations de ce congrès semblent avoir éveillé en lui des espérances immédiates. On aurait dit que tout à coup une vision réconfortante avait passé sous les yeux de l'archevêque de Westminster et avait fait tressaillir son âme d'une invincible consolation. Ce Canada, arrosé du sang de tant de glorieux martyrs, évangélisé par les enfants de la plus grande nation catholique des temps modernes imprégné jusqu'à la moelle de la sève catholique, la Providence n'aurait-elle pas permis qu'il passât sous le drapeau britannique pour lui réserver l'honneur de convertir sinon la nation, du moins la langue anglaise au catholicisme ? Ne serait-ce pas du Canada qu'allait partir le grand mouvement réformateur qui ferait de l'anglais un merveilleux instrument d'évangélisation et de réformation catholiques ; où trouver, en effet, une autre nation dans le gigantesque empire de Georges V, chrétienne et catholique comme celle-ci ?

« Une difficulté surgissait immédiatement à l'esprit: la portion la plus nombreuse de cette nation si catholique n'est pas anglaise. L'archevêque de Westminster ne s'en laissait pas effrayer. Entendons-nous, ajoutait-il, il ne s'agit pas de forcer les catholiques de souche française à délaisser leur langue. Non, non, il serait infiniment regrettable que le français, qui fut si longtemps l'expression unique de la religion, de la civilisation et du progrès en ce pays, disparût de l'Est du Canada et de la province de Québec en particulier. La langue française peut et doit continuer sa belle mission de propagatrice du catholicisme dans la sphère que la Providence lui a réservée. Mais qui ne voit que dans les autres parties du Dominion, dans l'Ouest en particulier (ce futur grenier de l'empire et peut-être du monde), l'élément français et, par conséquent, la langue française ne pourront arriver à dominer? Qui ne voit qu'ils seront fatalement noyés sous le flot d'immigrants que chaque paquebot déverse sur les quais d'Halifax ou de Québec, sans compter ceux qui traversent la ligne 45° ? Sans doute ces nouveaux venus appartiennent aux races les plus diverses et ils parlent les idiomes les plus variés ; mais tous se hâtent d'apprendre l'anglais dans la conviction qu'étant la langue du pays, il leur sera plus utile pour arriver et prospérer. Si donc l'on veut évangéliser ces masses d'immigrants, si l'on veut conserver les catholiques et convertir les autres, on ne le fera efficacement qu'au moyen de la langue anglaise (1)

« L'éminent prélat aurait pu pousser sa thèse et continuer ainsi : ce qui est vrai de l'Ouest canadien ne l'est pas moins de l'Ouest et de l'Est des États-Unis, de la Louisiane, de l'Ontario et de la Nouvelle-Angleterre. Les groupements français assez nombreux que ces contrées renferment sont autant d'îlots que les eaux de la grande mer anglo-saxonne ne peuvent manquer de submerger tôt ou tard. La province de Québec elle-même, tout en formant une sorte de continent vaste et solide, résistera-t-elle longtemps aux flots assimilateurs, qui ne cessent, de battre ses rives ? Mais quoi, n'était-elle pas déjà entamée de toutes parts par des infiltrations, qui autorisent toutes les craintes pour son avenir de nation française ? Dès lors que peut gagner l'Église à favoriser la diffusion du français ? L'usage des deux langues n'est-il pas un embarras plutôt qu'une force dans la propagande de l'Évangile ? Ne vaudrait-il

pas infiniment mieux tâcher d'infuser dès maintenant une âme catholique à la langue anglaise, puisqu'elle est forcément destinée à devenir la langue de la totalité de la population du Canada, comme des États-Unis puisque par réaction on contribuera ainsi à la prospérité de l'Église dans le reste du monde, où l'influence de l'Anglais n'a cessé de grandir ? Que de telles prévisions n'aient rien de séduisant pour les Français d'Amérique, on le comprend. Mais ne faut-il pas qu'ils se plient à l'imminente évolution des choses, plus impérieuse et plus forte que toutes les dispositions et tous les désirs des hommes ? D'ailleurs, si leur belle langue doit périr sur ce continent, n'auront-ils pas la consolation de savoir qu'elle aura été féconde jusque dans sa mort ; qu'elle ne se sera éteinte qu'après avoir fait passer sa vie si catholique dans une autre langue, plus favorisée par le dieu des batailles. Telle la chrysalide, qui ne disparaît que pour muer en un brillant papillon, parure et charme de nos jours d'été. N'auront-ils pas la consolation d'avoir été les principaux ouvriers de cette transformation d'une langue trop longtemps instrument d'erreur et de mort en une langue instrument de vérité et de vie ? N'auront-ils pas continué à avancer singulièrement l'oeuvre du Rédempteur ? Car le noble prélat l'a dit : « Tant que la langue anglaise, les façons de parler anglaises, la littérature anglaise, en un mot la mentalité anglaise tout entière n'aura pas été amenée à servir l'Église catholique, l'oeuvre rédemptrice de l'Église sera retardée et empêchée. » On le voit, la thèse peut parfaitement être défendue par des hommes n'ayant ni l'ombre d'une prévention, ni une goutte de fiel contre la race française, convaincus seulement de sa disparition plus ou moins prochaine et de sa fusion nécessaire dans la grande masse anglo-saxonne de l'Amérique du Nord.

« Je ne prétends pas, toutefois, que tous les champions de l'hégémonie anglaise envisagent la question avec une pareille sérénité. Il y a des extrémistes qui brodent sur ce thème ; il y a des brouillons, des ambitieux, qui trouvent cette théorie commode pour déloger les Français des positions honorifiques, et pour moissonner où d'autres ont semé. Il y a, en outre, les polémistes de la presse quotidienne qui, au Canada comme dans tous les pays, mettent leur plaisir à obscurcir le champ de bataille, prêtent à leurs adversaires les visées les plus perfides et attisent les antipathies de race avec des tirades enflammées. A lire les journaux, ces temps derniers, on aurait pu penser que Canadiens-Français et Canadiens-Irlandais étaient sur le point de se ruer les uns contre les autres et que le combat ne cesserait qu'après qu'une des deux races aurait été rayée de la surface du Dominion. Certes, les Canadiens-Français étaient singulièrement offusqués par la nomination, dont j'ai parlé plus haut, d'un prélat d'origine anglo-saxonne au siège d'Ottawa ; ils l'étaient non moins par l'hostilité éclatante de l'évêque de London (Ontario), qui venait d'interdire à des religieuses placées sous sa juridiction d'enseigner le français aux enfants de leurs écoles, alors que son diocèse comprend 32.000 catholiques de langue française contre 27.000 de langue anglaise. Venant s'ajouter aux vexations dont certains évêques de la Nouvelle-Angleterre harcèlent leurs ouailles d'origine française, à la disproportion qui se remarque dans la distribution des sièges épiscopaux (sur 2.200.000 catholiques au Canada, les catholiques de langue française comptent pour 1.800.000, et pourtant, sur trente sièges, seize sont occupés par des évêques irlandais), de tels actes portaient au paroxysme le mécontentement des Franco-Canadiens, car ils démontraient clairement qu'on menait campagne contre eux, que des adversaires habiles et peu scrupuleux se faisaient entendre jusque dans la chancellerie vaticane, avec le parti pris évident de les humilier et de leur enlever, sinon toute influence, au moins la prépondérance dans la direction de l'Église canadienne. Oui, le plus humble des Franco-Canadiens ressentait ces blessures faites à son patriotisme et à son honneur national ; mais il n'en vivait pas moins en bonne intelligence avec ses compatriotes irlandais. La grande majorité de ceux-ci, d'autre part, regrettait sincèrement de tels froissements : au besoin, ils n'hésitaient pas à secourir leurs concitoyens français dans la réclamation de leurs droits. C'est ainsi que, dans une petite ville du diocèse de London, les contribuables ayant fait passer une pétition, qui demandait aux syndics des écoles d'y rétablir l'enseignement du français concurremment avec l'enseignement de l'anglais, des Irlandais notables, entre autres le juge de l'endroit, y apposaient bravement leur signature.

« Quel catholique, d'ailleurs, ne déplorerait de semblables conflits ? Se produisant à propos de nominations épiscopales, ils découvrent les têtes de l'Église ;ils diminuent le respect et la vénération du peuple pour ses pasteurs; ils font douter de l'équité des décisions de Rome; ils amènent tout un groupe de catholiques à prêter main-forte, sans le vouloir peut-être, aux séculaires ennemis de l'Église romaine sur ce continent. N'est-ce pas l'organe des Orangistes, ces protestants fanatiques d'Ontario, qui a ouvertement pris la défense de Mgr Fallon, et qui lui a même fourni un argument génial dans sa campagne contre la langue française ? Le christianisme, a-t-il écrit, se porterait bien mieux dans un Canada anglais que dans un Canada français. La raison est toute simple, c'est qu'un Canada français, à cause de la similitude de langue, est exposé à l'invasion des idées anticléricales qui sont de la monnaie courante dans la France d'outre-mer... C'est sans doute parce qu'il avait entrevu ce danger caché que le clairvoyant évêque de London accusait le Devoir, un des plus vigoureux défenseurs de la langue française, d'être aux gages du Grand-Orient de France ! La découverte est plaisante, assurément, mais les farouches sectaires de la république ne devraient pas en rire ! S'ils étaient capables d'un retour sur eux-mêmes, ils remarqueraient quelles armes redoutables leur absurde anticléricalisme fournit à tous les ennemis de l'influence française dans les moindres coins du globe.

« A toutes ces allégations plus ou moins fantaisistes, que répondent les Canadiens ? D'abord, sans avoir et sans chercher à disculper leurs cousins d'outremer de leur étrange politique antireligieuse, ils font observer, d'accord en ceci avec bien des Anglais, que sans les apôtres et sans l'argent venus de ce pays de perdition qu'est la France, le catholicisme, même sur le territoire britannique, ferait bien pauvre figure. En attendant, écrit M. H. Bourassa, que l'Angleterre et les États-Unis deviennent les piliers et les flambeaux de l'Église catholique, je constate que de la France impie et énervée sortent encore plus de missionnaires et de conquérants d'âmes que de tout l'empire britannique et de la riche république américaine réunis. Sans nier ensuite que la langue française ne soit aujourd'hui le véhicule peut-être le plus puissant des idées révolutionnaires, ils opposent très ,justement à cette néfaste littérature, semeuse d'irréligion et de vice, cette littérature chrétienne qui n'a d'égale dans aucune langue moderne, dans la langue anglaise moins que dans toute autre, puisque les mots les plus usuels de la liturgie et du dogme y font défaut et qu'ils doivent y être remplacés par des mots latins ou étrangers. En regard des prêcheurs d'antichristianisme, tels que Voltaire, Renan, Zola, ils placent les François de Sales, les Bossuet, les Fénelon, les de Maistre, les Lacordaire et cent autres écrivains du même mérite et de même piété, qui ont vraiment fait de notre langue la langue catholique par excellence, comme nos rois avaient fait de notre nation la grande nation catholique. A côté des publications immorales qui sortent quotidiennement de Paris, ils mettent l'oeuvre admirable de la bonne presse, qui va dans le monde entier encourager, éclairer, stimuler chefs et soldats de l'Église militante dans les jours troublés qu'elle traverse.

« Mais la discussion ne porte pas directement sur le rôle plus ou moins bienfaisant de la langue de Corneille et de Bossuet dans le vieux monde ou le reste de l'univers; elle porte sur la valeur comparée du français et de l'anglais dans l'évangélisation de l'Amérique et du Canada en particulier; or, sur ce terrain, répondent les tenants du français, comptons, comparons et pesons. Commençons par attribuer, pour une large part, à l'usage de la langue anglaise l'apostasie de 30 millions et peut-être plus d'immigrants irlandais, auxquels la communauté de langue a malheureusement facilité l'entrée dans les milieux protestants. Quant aux quinze millions de catholiques actuellement existants aux Etats-Unis, combien appartiennent à la race et à la langue anglaise ? Sur ce nombre, il y a 3 millions de Polonais, autant d'Allemands, 2 millions de Canadiens-Français, autant et plus d'Italiens, de Portugais, de Syriens, etc..., de sorte que, concluait très justement M. J.-L.-K. Laflamme, directeur de la vaillante Revue franco-américaine, ce sont encore les vieilles forces catholiques latines et teutonnes de l'Europe qui sont venues ici remplir les vides, creusés par les Saxons et les Hiberniens infidèles...

« Aujourd'hui encore, comme l'écrivait M. H. Bourassa dans le Devoir, la petite province de Québec, à elle seule, fournit plus de prêtres, plus de religieuses, plus de missionnaires, plus de collèges, plus d'hôpitaux, plus de couvents, en un mot, plus de foyers de foi et d'abnégation que tout le reste du Canada catholique. Ce n'est donc pas sans quelque raison qu'aux missionnaires en pullman du chapel car les Canadiens opposent leurs missionnaires en pirogue, s'exposant à toute heure du jour à périr dans quelque rapide ou sous les flèches des sauvages Indiens ! Ce n'est pas par simple bravade qu'aux Anglo-Salons qui, faute de pouvoir les supprimer, voudraient les confiner dans les limites de la province de Québec, ils répondent fièrement qu'ils sont partout chez eux au Canada et en Amérique. Ils sont chez eux, parce que non seulement le pays a été découvert, exploré, défriché, évangélisé par leurs ancêtres qui en ont pris possession au prix de leur sang, mais encore parce qu'ils comptent des leurs partout. Or, ces frères éloignés, éparpillés sur tous les points du vaste continent, ils ne prétendent pas les abandonner comme ils furent abandonnés eux-mêmes par la France de Voltaire et de la Pompadour ! Ils ne prétendent pas qu'une fois sortis du territoire de Québec, leurs nationaux n'aient qu'à se fusionner et à se perdre dans le grand Tout anglo-saxon. Non, non. Ils veulent les suivre, les seconder, les grouper afin de les conserver à la nationalité canadienne-française, glorieuse par son histoire, bienfaisante par le rayonnement de sa civilisation latine et chrétienne.

« Le problème de savoir si le catholicisme au Canada sera anglais ou français ne les tourmente guère : ils se chargent de le résoudre pratiquement par la fécondité et le nombre. Ni l'opulence de leurs vainqueurs, ni l'afflux des immigrants ne les effraient outre mesure. Ils n'ignorent pas que, homogènes comme ils sont, ils garderont leur place parmi cet assemblage de toute race que leur envoie l'Europe; ils n'ignorent pas que, fidèles à leur devoir de chrétiens parmi cette légion de viveurs, d'avariés ou d'affamés d'argent qui leur viennent de la république voisine et d'ailleurs, ils continueront à se développer et à progresser, non seulement dans la province de Québec, mais dans les provinces de l'Est et de l'Ouest. Peu importe que dans l'oeuvre de colonisation, ils commencent par être relégués dans la forêt vierge ou sur une terre inculte, tandis que l'Anglais installe confortablement son magasin et son home dans le

village qui vient de naître et, les bras croisés, s'enrichit des labeurs des nouveaux venus ; l'heure sonne vite où ils sortent de la forêt transformée en campagne fertile, deviennent la majorité dans le bourg et les hameaux environnants, poussent loin de là

l'Anglais, qui n'aime pas à se sentir les coudes gênés, qui aime encore moins à partager les profits d'une exploitation quelconque. Oui, les Canadiens-Français savent bien qu'à moins de cesser d'être ce qu'ils ont été jusqu'ici, ils feront leur trouée dans le bloc anglo-saxon, même étayé d'une forte immigration, rien que par la force d'une natalité toujours croissante; ils savent bien que ce qui a été l'histoire d'hier dans les cantons de l'Est de Québec, se répétera demain et se répète déjà dans la Nouvelle-Ecosse, dans le Nouveau-Brunswick, dans Ontario, dans l'Ouest et jusque dans la Nouvelle-Angleterre; ils savent bien que non seulement ils conserveront leurs positions dans leur province autonome, mais qu'ils marcheront de conquêtes en conquêtes dans maint autre milieu aujourd'hui exclusivement saxon.

« Mais pour que ce radieux espoir ne soit pas déçu, encore faut-il qu'ils ne soient pas trop isolés ; encore faut-il qu'ils puissent abriter leur foi et leur esprit national dans des églises, dans des écoles séparées et françaises, ou tout au moins bilingues ; encore faut-il qu'on leur enseigne leur religion dans la langue de leurs pères, qu'on leur permette de conserver les traditions des aïeux, de se grouper dans des sociétés nationales. Ils ne réclament de personne aucun secours matériel; ils n'ont besoin ni de canons ni de fusils dans leur marche conquérante, mais ils ont besoin de justice. Ils n'obligent pas les adversaires à croire à leur mission providentielle. Que ces derniers traitent une telle croyance de rêves et de chimère, si tel est leur bon plaisir; mais, en attendant, qu'ils ne préjugent pas l'avenir ; qu'ils n'en appellent pas à ce que doit être le Canada dans cinquante ou cent ans pour défigurer le présent, pour envoyer à Rome des statistiques tronquées, pour dissimuler la force réelle de l'élément français, pour décimer les rangs de son épiscopat, pour laisser dans l'ombre les oeuvres admirables de ses congrégations religieuses, leurs hospices, leurs écoles, leurs missions lointaines. Grâce à Dieu, la morale n'a pas encore prévalu d'après laquelle il suffirait, pour justifier les usurpations les plus flagrantes, de prophétiser la disparition prochaine de la race de ceux qu'on supplante.

« A la réflexion d'ailleurs, les Canadiens-Français sont beaucoup revenus de leur surexcitation première, non qu'ils se soient faits à ce qu'ils estiment et nomment sans ambages d'odieux passe-droits ; mais parce qu'ils y ont découvert de nombreuses leçons. Ils ont compris qu'il valait mieux s'instruire que récriminer indéfiniment. En voyant une position, comme celle d'Ottawa, leur échapper, ils ont mesuré en même temps que l'audace et l'habileté diplomatique de leurs adversaires, tout le mal que leur font leurs dissensions intestines, leurs compromissions avec des hommes qui, sous prétexte de conciliation et de bonne entente entre les différentes fractions ethniques du pays, ne cherchent qu'à leur arracher lambeau par lambeau des droits pourtant garantis par le pacte fédéral ; ils ont constaté qu'eu flirtant de trop près avec les magnats de la finance anglo-saxonne, qu'en facilitant l'entrée parmi eux de mutualités cosmopolites, de sociétés internationales, même catholiques, telles que celle des Chevaliers de Colomb, ils faisaient oeuvre de dupes et travaillaient à leur propre ruine. Ils se le tiendront pour dit, ils seront au guet pour l'avenir. L'occasion a été bonne aussi de rappeler soit aux Anglais, soit aux Irlandais, qu'en négligeant de se familiariser avec la langue française, par antipathie de race, ils se privaient de l'instrument de culture par excellence, ils s'infligeaient une infériorité gratuite soit au point de vue intellectuel, soit au point de vue pratique, la situation historique, politique et sociale du Canada exigeant que le jeune Canadien et la jeune Canadienne, au sortir de l'école, possèdent les deux langues anglaise et française, sous peine d'être

classés parmi les ignorés et de se fermer maintes carrières (2).

« En définitive, l'aventure a plutôt mal tourné pour les anglicisateurs à outrance. Une formidable campagne de presse où ont donnés tous les journaux de langue française, sans distinction de parti politique; une enquête minutieuse organisée par les grands quotidiens de Montréal et menée par des envoyés spéciaux sous les yeux mêmes de Mgr Fallon ; la publication, comme il arrive toujours en ces circonstances, de correspondances aussi compromettantes que confidentielles, tout ce beau tapage est venu montrer à l'évêque de London et à ses imitateurs que leurs décisions contre la langue française manqueront complètement leur but, qu'ils provoqueront simplement à l'avenir une réaction ardente en faveur de la langue de Corneille et de Bossuet. Les Canadiens-Français ont pris conscience de leur nombre et de leur force : ils savent qu'on doit nécessairement compter avec leur argent, leur puissance commerciale et industrielle, si l'on refuse de compter avec leur idiome national. Les moyens ne leur manqueront pas d'user de représailles au besoin. Qu'on en soit bien persuadé, les Canadiens-Français ne se tairont ni devant les coups de force, ni devant les menaces; ils ne se tairont que devant la justice rendue à eux comme aux autres : c'est ce qu'a fort bien exprimé un des journaux français les plus patriotes, l'Événement de Québec, en réponse à un article impertinent du Standard de Kingston. Je demande la permission de citer ses paroles comme conclusion de cette étude.

On nous menace, écrivait le vaillant lutteur Québecquois. Eh bien ! répondons par une culture plus intense du français ; on nous menace, répondons en exigeant fermement le respect de notre langue partout on nous avons le droit de la faire reconnaître. On nous menace, soyons plus Canadiens-Français de coeur, d'âme et d'esprit que jamais. Deux millions d'hommes ne se laissent pas bafouer sans perdre l'estime du monde. Nous sommes un peu partout dans le commerce et l'agriculture, l'industrie, le transport, constituant dans toutes les branches de l'activité humaine une clientèle avec laquelle il faut compter. Nous parlons à peu près tous l'anglais et le français. Ne parlons anglais que juste assez pour montrer notre supériorité à ceux qui montrent leur insolence, et parlons français pour imposer le respect de notre langue. Que le Standard tente donc de mettre en pratique sa thèse du Canada pays de langue anglaise! La province de Québec pourrait lui organiser son affaire en peu de temps. Nos financiers et nos négociants n'auraient qu'à refuser toute communication anglaise avec Ontario, et l'on verrait combien vite l'appât de l'argent élargirait l'esprit des gens du Standard et de ses pareils. Non, le Canada n'est pas un pays de langue anglaise. C'est un pays bilingue, et tel il restera aussi longtemps que l'élément canadien-français ne dégénérera pas.

(1). Voici la traduction des propres paroles de Mgr Boume « Et maintenant, si la puissante nation que le Canada est destiné à devenir doit être gagnée à l'Église catholique et gardée sous sa juridiction, cela ne peut s'accomplir qu'en faisant connaître à une grande partie du peuple canadien, dans les générations qui vont suivre, les mystères de notre foi par l'intermédiaire de notre langue anglaise, autrement dit l'avenir de l'Église en ce pays et la réaction qui va suivre et qui devra se faire sentir sur les vieux pays d'Europe, dépendront à un degré considérable de l'étendue qu'auront définitivement la puissance, l'influence et le prestige de la littérature anglaise en faveur de l'Église catholique. »

(2). Le News de Toronto, journal peu sympathique à la province de Québec, a pourtant écrit ce qui suit : « Certains de nos arrogants Canadiens-Anglais disent : le Canada est un pays britannique et tout le monde doit y parler anglais. Eh bien ! a la Birmanie est un pays britannique et il en est de même de a l'Inde et de l'Honduras britannique, mais dans aucun de a ces trois pays l'anglais n'est la seule langue reconnue. Le Canada est un pays libre, où l'on vit sous l'égide des institutions britanniques. Le Canadien-Français est un sujet britannique et il a le droit de se réclamer de sa langue mère. De plus le français est reconnu comme langue officielle (ce que n'est ni l'italien, ni l'allemand, ni aucun autre idiome des nouveaux venus), et la honteuse bigoterie ne saurait en faire nier le fait. Il est donc à peu près temps pour les autorités scolaires de la reconnaître. L'enseignement du français est inconnu dans nos écoles publiques, et il est insuffisant dans nos écoles supérieures. Il y a des milliers d'élèves qui sortent des cours supérieurs avec une certaine connaissance de la littérature française, et qui ne pourraient pas écrire comme il faut une lettre en français ou demander un plat de rosbeef dans un restaurant de la province de Québec... Dans les localités bilingues les enfants apprennent les deux langues, presque sans s'en apercevoir, par le contact entre eux, par la conversation. L'on devrait faire quelque chose dans ce sens dans les écoles publiques. Il est grand temps. » (Cité par la Revue franco-américaine de Québec, livraison de mai 1910, p. 46.)

(Signé): ***

______________________________

 

J'aurais eu peu de choses à ajouter à cet exposé plein de force.

1° C'est d'abord que ce qui a été jugé par les Français Canadiens et par les Français le plus inquiétant au Congrès, c'est que les prétentions antifrançaises des Irlandais ont paru soutenues par le diplomate de la Curie romaine, qui accompagnait le cardinal

Vannutelli, Mgr Sbarretti.

2° Il semble bien que Mgr Bourne, dont je n'ai pas le droit de suspecter la sincérité religieuse, ait eu l'esprit obsédé par une idée qui est une pure chimère, si ce n'est pas même une simple personnification vide de sens : à savoir convertir la langue anglaise à être la source de vérité, infuser la vérité catholique à la langue anglaise, - comme si un pareil résultat s'obtenait par un acte de volonté et par un geste, tenté pendant un jour, pendant un an, dix ans ou cinquante ans. Il y faut plus de temps encore, de soins et de difficultés. Si la langue française est aujourd'hui, dans le monde entier et malgré tout, véhicule de catholicisme, comme Brunetière l'a si bien vu dans sa tournée d'Amérique, c'est qu'elle en porte les dogmes et la morale depuis bien des siècles, qu'elle les a bégayés d'abord, puis exprimés avec la suavité d'un François de Sales, la simplicité d'un Vincent de Paul, l'éloquence d'un Bourdaloue, d'un Bossuet et de tant d'autres, et que la France chrétienne d'aujourd'hui, savante ou apôtre, érudite ou éloquente de mille manières, est la digne héritière de toutes les Frances chrétiennes qui l'ont précédée, et qu'elle distribue aux êtres humains de tout pays le trésor de l'idéal catholique qui s'est accumulé dans ses veines au cours des âges.

Souhaiter que l'anglais reçoive le baptême catholique, c'est désirer qu'il soit parlé par beaucoup moins de protestants et beaucoup plus de catholiques qu'il ne l'est, qu'il soit écrit et prêché pendant plusieurs siècles par un grand nombre de Newman et de Manning, ou mieux par des hommes de valeur qui parlent la langue catholique originairement, sans être des convertis : voilà assurément ce que tous les catholiques du monde entier appellent de leurs désirs.

Mais, à supposer qu'un pareil phénomène très hasardeux arrive à se produire dans 4 ou 500 ans, qu'est-ce à dire pour le Canada d'aujourd'hui ? Souhaiter que, dans l'état actuel des choses, le catholicisme soit enseigné à tous en anglais, c'est former le voeu le plus imprudent qui puisse être et témoigner, il faut le dire, d'un manque total d'expérience des faits de d'Amérique. S'il est un fait de constatation quotidienne au Canada et aux Etats-Unis, c'est que les Canadiens-Français gardent leur foi tant qu'ils gardent leur langue, perdent leur foi sitôt qu'ils passent à la langue anglaise, tellement notre langue, que nous prenons sottement pour un simple assemblage de mots, est une chose sacrée, pleine d'âme, remplie de l'âme de notre mère et de notre enfance, des âmes de tous nos ancêtres et tout imbibée par les croyances des cinquante générations dont nous sortons. Il y a là un fait patent, qui est bien connu du clergé canadien et contre lequel viendront échouer misérablement toutes les recommandations des prélats qui demeurent aux bords de la Tamise. Ah ! combien le malheureux rêve de l'unité morale ou religieuse d'un pays n'a-t-il pas inspiré d'erreurs en actes ou en paroles depuis Louis XIV jusqu'à Mgr Bourne !

Enfin ce que *** n'a point dit, c'est la stupeur véritable qui a accueilli Mgr Bourne prononçant ces paroles, à la séance solennelle de clôture du 10 septembre 1910, devant l'immense auditoire entassé dans l'église de Notre-Dame de Montréal libéralement transformée en salle de congrès. Il n'a pas dit non plus le triomphe oratoire qu'a remporté Henri Bourassa en répondant instantanément, avec une singulière mesure, et une indignation courtoise, à l'audacieuse déclaration. Pas un jour, dans sa carrière déjà remplie de manifestations et de succès, l'orateur « nationaliste » ne dut avoir aussi pleinement l'impression qu'il était vraiment l'âme parlante, ce jour-là l'âme réconfortante et vengeresse d'un peuple. Il pouvait très exactement, en y revenant ensuite dans une brochure, se rendre cette justice:

«... En relisant le compte rendu sténographié d'un discours improvisé, dans des circonstances assez périlleuses et très émouvantes, je crois pouvoir me rendre le témoignage que je n'ai pas outrepassé les bornes du respect dû à un vénérable prélat . »

L'on en peut juger par les trois beaux passages que nous extrayons de ses discours, et qui nous feront pénétrer une dernière fois dans le coeur si noble et si complexe, si profondément sympathique en définitive de ce petit peuple des Canadiens-Français.

Il s'adresse d'abord au cardinal Vannutelli:

«... La province de Québec ne mériterait pas son titre de fille aînée de l'Eglise au Canada et en Amérique si elle se désintéressait des causes catholiques des autres provinces de la confédération.

Nous avons - et permettez, Eminence, qu'au nom de mes compatriotes je revendique pour eux cet honneur - nous avons les premiers accordé à ceux qui ne partagent pas nos croyances religieuses, la plénitude de leur liberté dans l'éducation de leurs enfants. Nous avons bien fait ; mais nous avons acquis par là le droit et le devoir de réclamer la plénitude des droits des minorités catholiques dans toutes les provinces protestantes de la Confédération.

Et à ceux qui vous diront que là où l'on est faible, là où l'on est peu nombreux, là où l'on n'est pas riche, on ne doit pas réclamer son dû, mais le mendier à genoux, je réponds : Catholiques du Canada, traversez les mers, abordez le sol de la protestante Angleterre, faites revivre l'ombre majestueuse d'un Wiseman, d'un Manning et d'un Vaughan, si dignement représentés par un Bourne, et allez voir si là les minorités quémandent la charité du riche et du fort.

Les catholiques anglais, fiers de leur titre de catholiques et non moins fiers de leurs droits de citoyens britanniques, réclament, au nom du droit, de la justice et de la constitution, la liberté d'enseigner à leurs enfants ce qu'ils ont appris eux-mêmes. Et l'Angleterre a commencé à se convertir au catholicisme le jour où la minorité catholique anglaise, réveillée par le mouvement d'Oxford, a cessé d'être une minorité timide et cachée pour devenir une minorité combative.

Nous aussi, nous sommes citoyens britanniques, nous aussi, nous avons versé notre sang pour conserver à l'empire son unité et sa puissance, et nous avons acquis par les traités, que dis-je ? nous avons acquis par l'éternel traité de la justice, scellé sur la montagne du Calvaire dans le sang du Christ, le droit d'élever des enfants catholiques sur cette terre qui n'est anglaise aujourd'hui que parce que les catholiques l'ont défendue contre les armes en révolte des anglo-protestants des colonies américaines...

Soyez sans crainte, vénérable archevêque de Westminster: sur cette terre canadienne et particulièrement sur cette terre française de Québec, nos pasteurs, comme ils l'ont toujours fait, prodigueront aux fils exilés de votre noble patrie comme à ceux de l'héroïque Irlande , tous les secours de la religion dans la langue de leurs pères, soyez en certain. Mais en même temps, permettez-moi - permettez-moi, Eminence - de revendiquer le même droit pour mes compatriotes, pour ceux qui parlent ma langue, non seulement dans cette province, mais partout où il y a des groupes français qui vivent à l'ombre du drapeau britannique, du glorieux étendard étoilé, et surtout sous l'aile maternelle de l'Eglise catholique, - de l'Eglise du Christ, qui

est mort pour tous les hommes et qui n'a imposé à personne l'obligation de renier sa race pour Lui rester fidèle.

Je ne veux pas, par un nationalisme étroit, dire ce qui serait le contraire de ma pensée - et ne dites pas, mes compatriotes - que l'Eglise catholique doit être française

au Canada. Non; mais dites avec moi que, chez trois millions de catholiques, descendants des premiers apôtres de la chrétienté en Amérique, la meilleure sauvegarde de la foi, c'est la conservation de l'idiome dans lequel, pendant trois cents ans, ils ont adoré le Christ.

Oui, quand le Christ était attaqué par les Iroquois, quand le Christ était renié par les Anglais, quand le Christ était combattu par tout le monde, nous l'avons confessé et nous l'avons confessé dans notre langue.

Le sort de trois millions de catholiques, j'en suis certain, ne peut être indifférent au coeur de Pie X pas plus qu'à celui de l'éminent cardinal qui le représente ici.

Mais il y a plus encore…

De cette petite province de Québec, de cette minuscule colonie française, dont la langue, dit-on, est appelée à disparaître, sont sortis les trois quarts du clergé de l'Amérique du Nord, qui sont venus puiser au séminaire de Québec ou à Saint-Sulpice la science et la vertu qui ornent aujourd'hui le clergé de la grande république américaine, et le clergé de langue anglaise aussi bien que le clergé de langue française du Canada.

Eminence, vous avez visité nos communautés religieuses, vous êtes allé chercher dans les couvents, dans les hôpitaux et dans les collèges de Montréal la preuve de la foi et des oeuvres du peuple canadien-français. Il vous faudrait rester deux ans en Amérique, franchir cinq mille kilomètres de pays, depuis le Cap Breton jusqu'à la Colombie Anglaise, et visiter la moitié de la glorieuse république américaine - partout où la foi doit s'annoncer, partout où la charité catholique peut s'exercer - pour retracer les fondations de toutes sortes - collèges, couvents, hôpitaux, asiles - filles de ces institutions mères que vous avez visitées ici. Faut-il en conclure que les Canadiens-français ont été plus zélés, plus apostoliques que les autres? Non, mais

la Providence a voulu qu'ils soient les apôtres de l'Amérique du Nord.

Que l'on se garde, oui, que l'on se garde avec soin d'éteindre ce foyer intense de lumière qui éclaire tout un continent depuis trois siècles ; que l'on se garde de tarir cette source de charité qui va partout consoler les pauvres, soigner les malades, soulager les infirmes, recueillir les malheureux et faire aimer l'Eglise de Dieu, le pape et les évêques de toutes langues et de toutes races.

« Mais, dira-t-on, vous n'êtes qu'une poignée ; vous êtes fatalement destinés à disparaître; pourquoi vous obstiner dans la lutte ? » Nous ne sommes qu'une poignée, c'est vrai; mais ce n'est pas à l'école du Christ que j'ai appris à compter le droit et les forces morales d'après le nombre et par les richesses. Nous ne sommes qu'une poignée, c'est vrai ; mais nous comptons pour ce que nous sommes, et

nous avons le droit de vivre.

Douze apôtres méprisés en leur temps par tout ce qu'il y avait de riche, d'influent et d'instruit, ont conquis le monde. Je ne dis pas: Laissez les Canadiens-Français conquérir l'Amérique. Ils ne le demandent pas. Nous vous disons simplement Laissez-nous notre place au foyer de l'Eglise et faire notre part de travail pour assurer son triomphe.

Après la mort du Christ, saint Pierre voulut un jour marquer la supériorité des hébreux sur les gentils. Saint Paul, l'apôtre des nations, lui rappela qu'il devait être le père de toutes les races, de toutes les langues. Le pape le comprit ; et depuis dix-neuf cents ans, il n'y a pas eu de pape hébreux, de pape romain, de pape italien, de pape français, mais le Pape, père de toute la grande famille catholique.

Montons plus haut, montons jusqu'au Calvaire, et là, sur cette petite montagne de Judée, qui n'était pas bien haute dans le monde, apprenons la leçon de la tolérance et de la vraie charité chrétienne.

Les peuples de l'antiquité, dans l'attente du salut, montèrent jusqu'au Christ pour en recevoir le mot de la rédemption éternelle. Depuis le Christ, toutes les races et toutes les nations, lavant dans son sang leurs préjugés, doivent s'unir pour constituer son Eglise. Que dans le Christ et dans l'amour commun de l'Eucharistie, toutes les races du Canada, ayant appris à respecter le domaine particulier de chacune, à conserver à chacune les forces d'expansion nationales qui lui sont propres, sachent enfin s'unir étroitement pour la gloire de l'Eglise universelle, pour le triomphe du Christ et de la papauté; et, ajouterai-je en terminant, pour la sécurité de l'Empire britannique, car c'est dans l'unité de foi des catholiques canadiens, des Canadiens-Français surtout que l'Empire britannique trouvera, dans l'avenir comme dans le passé, la garantie la plus certaine de sa puissance au Canada. »

Ces extraits sont tirés de la brochure de 30 pages, publiée par Henri Bourassa, le 26 septembre 1910: « Religion, Langue, Nationalité. Discours prononcé le 10 septembre 1910, précédé d'un avertissement par l'auteur et suivi du discours prononcé à la même séance par Sa Grandeur Mgr Bourne, archevêque de Westminster - texte anglais et traduction. Imprimerie du Devoir, Montréal. Prix: 10 sous, plus frais d'expédition : 2 sous. » On trouve dans cette brochure quelques articles parus dans le Devoir, entre autres une Interview accordée par Mgr Bourne à MM. Henri Bourassa et Omer Héroux.

L'on ne pourra s'empêcher d'admirer, tout du long de ces pages, la noblesse morale du jeune représentant de la culture française au Canada, et sa si méritoire modération, non seulement à l'égard du prélat qu'il réfute au fond magistralement, mais aussi vis-à-vis des Irlandais qui ont provoqué le débat. Il ne cesse d'essayer de calmer ses compatriotes à leur endroit. Il écrivait dès le 20 juillet, avant ce grave incident:

Les Irlandais m'inspirent une vive sympathie. Mes amis s'en amusent volontiers à l'occasion. Ils ont donné au monde un merveilleux exemple de foi, de vitalité et d'endurance. J'admire profondément leur éloquence, leur verbe, leur enthousiasme, leur esprit de corps, leurs aptitudes variées.

Je crois que dans un grand nombre de cas où nous nous plaignons d'eux, nous devrions plutôt nous accuser nous-mêmes de ne pas acquérir les vertus nationales un peu agressives peut-être mais assurément fécondes et agissantes qu'ils pratiquent.

L'on sait que Mgr Bourne a été promu cardinal en 1911.

Source: Louis ARNOULD, Nos amis les Canadiens. Psychologie - Colonisation, Paris, G. Oudin et Cie, Editeurs, 1913, 364p., pp. 397-335.

© 2001 Claude Bélanger, Marianopolis College