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revised: 19 February 2000 | Controversy
Surrounding the Use of the French Language at the Eucharistic Congress of Montreal
[1910]
Le Péril
irlandais [Note de l'éditeur:
Cet article, à signature anonyme ***, parut d'abord dans le Correspondant,
journal de France, le 10 juillet 1911, sous le titre de Une question de justice.
- La langue française au Canada. L'article fut repris dans l'ouvrage de Louis
ARNOULD, Nos amis les Canadiens. Psychologie - Colonisation, Paris G. Oudin
et Cie, Éditeurs, 1913, 364p., pp. 297-335. C'est ici la transcription d'Arnould
que nous reproduisons. L'original, tel que l'indique l'introduction d'Arnould,
a été abrégé en quelques endroits. Comme le souligne l'introduction d'Arnould,
l'auteur de ces pages était un émigré français, établi depuis huit ans au Canada.
J'ai souligné l'original de l'article du Correspondant en le mettant entre
guillemets « ». Les autres parties, introduction et conclusion, ont été
rédigées par Arnould qui a aussi changé le titre, fait des sous-titres, et mis
quelques passages en italiques.] J'éprouvais
un vif regret de ne pas donner une étude sur un dernier problème brûlant qui avait
éveillé mon attention durant mon séjour au Canada, bien qu'il fût encore latent,
car j'avais bien remarqué comme les Irlandais, qui m'étaient si sympathiques de
loin, en raison de leurs malheurs nationaux, et chez qui tant d'individualités
sont attachantes, se rendaient en masse peu supportables aux Canadiens-Français
(laïcs et clergé) par leur manque de tenue, par leurs plaintes et leurs réclamations
perpétuelles, comme si trois siècles de persécution avaient héréditairement aigri
leur caractère et leur faisait rêver d'une éclatante revanche en Amérique. Mais
le conflit n'éclata avec force qu'en 1910, durant le Congrès eucharistique de
Montréal. Sur ces entrefaites un de nos compatriotes, que je ne connaissais pas,
mais qui, depuis 8 ans au Canada, se sentait au coeur, pour ce cher pays, à peu
près le même genre d'amour que moi, m'envoyait spontanément un article manuscrit
sur la question, en me demandant de le faire publier à Paris : il s'agissait d'un
service urgent à rendre à la Nouvelle-France L'article parut clans LE CORRESPONDANT
du 10 juillet 1911, sous le titre : Une Question de Justice. La Langue
française an Canada. L'auteur, qui désire garder encore l'anonymat, a bien
voulu accepter que son étude figurât ici, comme complément des précédentes. J'en
ai seulement retranché quelques pages, qui m'ont paru moins nécessaires, j'y ai
souligné trois phrases capitales et introduit, pour plus de clarté, quelques titres
partiels, et ne me trouvant pas astreint à une aussi grande prudence que lui,
j'ai osé donner à cet exposé son vrai titre, celui qui est inscrit plus haut ;
le sommaire m'est également imputable. LA
LANGUE FRANÇAISE AU CANADA « Je doute
qu'il existe actuellement un autre pays au monde où le légat de l'Evêque de Rome
serait reçu, comme l'a été son Eminence le Cardinal Vincenzo Vannutelli sur le
sol canadien, alors qu'il y est venu présider le vingt et unième Congrès eucharistique
international, tenu à Montréal du 7 au 11 septembre 1910. Le voyage du prélat
ne fut qu'une longue marche triomphale depuis Québec jusqu'à Saint-Boniface, distants
de plus de 1.500 milles. « Sans compter
Montréal, qui a naturellement tout éclipsé par le nombre et la splendeur de ses
manifestations, pas une ville où le noble visiteur ne soit entré escorté d'un
long défilé de landaus ou d'automobiles, accueilli par d'incessants vivats et
de spontanés applaudissements, au milieu d'un déploiement luxueux de drapeaux,
de bannières et d'inscriptions... Presque partout, dépositaires du pouvoir civil
et dignitaires ecclésiastiques ont rivalisé à qui donnerait le plus beau banquet
ou la plus belle réception, à qui exprimerait en termes plus chaleureux sa foi
au dogme catholique et sa piété filiale à l'égard du Pasteur Suprême; à qui, en
un mot, ferait le discours le plus eucharistique et le plus papal. Le spectacle
était si peu commun et si entraînant que les protestants eux-mêmes ne purent se
préserver de la contagion. Gagnés par l'universel enthousiasme , ils oublièrent
qu'ils faisaient partie d'un empire où le cri : no popery était, il n'y
a pas longtemps encore, une preuve obligée du loyalisme, et ils se joignirent
à leurs compatriotes catholiques pour fêter l'envoyé de Rome... C'est ainsi qu'à
Saint-Boniface et à Winnipeg, le premier ministre du Manitoba, en compagnie de
ses collègues, de membres du Parlement local, de magistrats, à peu près tous de
l'Eglise réformée, furent présents non seulement au banquet offert par le lieutenant
gouverneur, leur coreligionnaire, mais encore au banquet qui fut donné à l'Archevêché. «
Il faut sans doute attribuer un si bel enthousiasme à la foi vive des Canadiens
désireux de fêter dans le légat de Pie X la papauté elle-même, en qui ils voient
très justement la clef de voûte du christianisme intégral. Mais il faut l'attribuer
aussi, pour une large part, à leur position très particulière relativement au
Chef du catholicisme. I.
- SITUATION HISTORIQUE DES CANADIENS -FRANÇAIS VIS-A-VIS DE L'EGLISE. - LEURS
ESPOIRS EN 1910. « Cette position
pourrait s'assimiler à celle des chrétiens orientaux dans l'empire turc relativement
à leurs chefs spirituels. Ceux-ci, on s'en souvient, une fois courbés sous le
joug matériel de l'Islam, cherchèrent dans leur religion et leur rite une sauvegarde
pour leur nationalité et leur caractère ethnique. Grâce aux importants privilèges
qu'ils réussirent à obtenir du Commandeur des croyants, ils eurent dans
leurs patriarches et leurs évêques des chefs civils aussi bien que religieux,
ils purent ainsi continuer à subsister comme nationalité distincte et homogène
; et ce n'est pas vainement que les Grecs d'aujourd'hui voient un danger très
sérieux pour l'existence même de leur nation dans les entraves que le gouvernement
des Jeunes-Turcs cherche à mettre à la juridiction temporelle de Joachim
III, tête de leur Eglise. «
Pareillement les 60.000 vaincus, demeurés au Canada après les désastres de 1759
et 1760, résolus de rester à la fois catholiques et français, se serrèrent
instinctivement autour de la seule puissance capable de leur conserver ce double
avantage, autour de l'Eglise. Ils avaient vu fuir avec les derniers lieutenants
de l'armée du roi de France les derniers drapeaux fleurdelisés. Ils n'avaient
plus ni drapeaux ni Etat français ; ils n'avaient plus qu'une Eglise française.
C'est en elle qu'ils décidèrent d'incarner leur patriotisme meurtri, mais persévérant.
L'Eglise de son côté accepta volontiers d'être la gardienne vigilante de cette
fidélité à la vieille mère-patrie, parce qu'elle y vit une condition indispensable
de la fidélité à la foi catholique. C'est pourquoi l'Eglise fut tout aux survivants
de la grande défaite de 1760 et de l'exode qui s'ensuivit. En même temps que la
forteresse contre laquelle allaient se briser les entreprises de l'étranger pour
étouffer en Amérique l'âme catholique et française, elle fut le champ fécond où,
après avoir cicatrisé ses blessures, la France des Champlain, des Frontenac et
des Montcalm continua à croître et à se développer. Évêques et curés en devinrent
les défenseurs et les éducateurs ; le diocèse et la paroisse, les deux organismes
qui lui donnèrent sa cohésion, lui gardèrent son homogénéité et la rendirent invincible
«
Le Pape, sans empiéter en rien sur les droits
souverains de Georges V, est donc un chef vénéré pour la nationalité canadienne-française,
comme Joachim III est le chef de la nationalité grecque dans l'empire commandé
par Mohammed V. Or voici que ce chef, si aimé et si vénéré, ne pouvant venir lui-même,
a envoyé un des personnages les plus distingués de sa cour pour le représenter
et rehausser un congrès dont les Canadiens-Français sont déjà si fiers. «
Quoi d'étonnant qu'un enthousiaste merci ait spontanément jailli de leurs poitrines
sous la forme d'une réception royale faite à son délégué ? Et puis, ils attendaient
de cette légation extraordinaire de si heureux résultats ! Je m'explique. «
Les Canadiens-Français ne doutent certainement pas de l'affection du Pape à leur
égard : ils ne soupçonnent nullement qu'il puisse tolérer des dénis de justice
dans le règlement des affaires ecclésiastiques, qui les concernent ; ils admettent
que l'Eglise a été de tout temps l'adversaire née de la tyrannie et du mensonge
; mais ils n'ignorent pas non plus que leur situation de Français perdus dans
un vaste domaine de l'empire britannique est une situation très particulière,
étrange même ; ils comprennent qu'elle est peut-être aisément défigurée ; ils
redoutent l'influence du mirage de la grandeur britannique sur des personnages
éloignés, et qui ne voient les choses que par le dehors ; ils savent que si des
amis appellent leur survivance un miracle, d'autres moins bien disposés l'appellent
une anomalie, une monstruosité, un obstacle à l'unité morale de la nation canadienne,
voire à l'extension du catholicisme sur la terre d'Amérique ; ils craignent d'être
représentés en haut lieu comme un peuple fatalement voué à la disparition et dont,
par conséquent, on peut, sans inconvénient grave pour l'Église, ignorer les doléances. «
Des événements récents ont montré que de telles craintes et de telles suppositions
pessimistes ne sont nullement chimériques. «
En 1905, un mémoire signé, dit-on, de la plume d'un personnage approchant de très
près le gouvernement fédéral, n'est-il pas allé porter jusqu'à la secrétairerie
d'État de Sa Sainteté tout un tissu de fausses statistiques et d'arguments perfides
contre la clergé et l'épiscopat canadien
français, qu'on disait intolérant, tracassier, impropre à concilier à l'Eglise
catholique les sympathies du monde officiel et des protestants en général? Par
un autre mémoire non moins tendancieux , ne s'est-on pas efforcé de transformer
en une université purement anglaise l'université d'Ottawa, fondée pourtant en
vue de la rapide croissance de la race française dans l'Ontario et devant, en
tous les cas, en vertu même de la charte qui lui a donné naissance, rester bilingue
? N'est-ce pas un évêque de langue anglaise qui a été mis à la tête du nouveau
diocèse du Sault Sainte-Marie où les catholiques parlant l'anglais, clergé et
fidèles, ne sont qu'une minorité insignifiante ? Enfin on a accusé, non sans apparence
de raison, la société des Chevaliers de Colomb, essentiellement irlandaise dans
son origine et sa direction, de mener une campagne sourde, mais efficace, contre
le catholicisme français. « Voilà quelques-unes
des récriminations et des plaintes qui, depuis ces dernières années surtout, ont
rempli les publications françaises d'Amérique. Pouvait on rêver plus belle occasion
que le Congrès eucharistique de Montréal pour y mettre fin ? Un délégué spécial
de Rome venait, il allait assister aux manifestations les plus grandioses qui
aient peut-être jamais eu lieu en l'honneur de la Victime eucharistique, et ces
manifestations seraient organisées par des Canadiens-Français sur cette terre
américaine, ou l'on dit qu'ils ne sont qu'une poignée vouée à un prochain émiettement!
Témoin de la foi et de la puissance de l'élément français, il allait voir réfutées
en action les faussetés colportées jusqu'au Vatican. Ayant vu, il allait peser
et comparer : nul doute que la balance ne dût pencher du côté des Français. «
Le cardinal Vincenzo Vannutelli est en effet venu ; il a été en effet témoin de
démonstrations incomparables organisées par les Canadiens-Français: en retour,
il n'a caché ni son admiration, ni sa sympathie à leur égard. Parlant fort bien
notre langue, alors que devant un auditoire de prêtres anglais il devait se contenter
du latin, il a singulièrement contribué à donner le cachet français à cette grande
fête internationale. Nul doute que son passage ne soit en définitive d'un secours
réel à la cause que soutient notre race ; nul doute que son rapport au Saint-Père
n'anéantisse maintes calomnies, ne fasse tomber maints préjugés, et n'éclaire
d'un jour lumineux cette question de races et de nationalités, que quelques intéressés
obscurcissent à plaisir. Mais en attendant, avant que le cardinal eût quitté la
métropole canadienne ; avant que les démonstrations du congrès fussent terminées
; avant, par conséquent, que leur influence eût pu se faire sentir au loin, le
6 septembre 1910, une nomination paraît dans les Acta Apostolicae Sedis,
celle de Mgr Gauthier, archevêque de Kingston, transféré au siège d'Ottawa,
vacant depuis plus d'un an. Mgr Gauthier, en dépit de son nom à consonance française,
est plutôt d'origine anglo-saxonne, et notre langue ne lui est guère familière. «
Au fond, c'est un prélat de langue anglaise qui succède à un archevêque canadien-français,
le regetté Mgr Duhamel ; c'est un évêque de langue anglaise qui est placé à
la tête d'un diocèse aux quatre cinquièmes français ; et l'on a attendu quinze
mois pour en arriver à un pareil résultat ! Il aurait fallu voir la stupeur ,
je ne dis pas seulement des prêtres, mais des simples citoyens de Montréal et
de Québec. L'annonce d'une bataille perdue dans une campagne entre Anglais et
Français n'aurait pas causé plus cruel désappointement. Pour se rendre compte
d'un pareil état d'âme, il faut se rappeler ce que j'ai énoncé plus haut, à savoir
que l'Église, avec ses cadres hiérarchiques, est une patrie pour les Canadiens
; que la lutte pour la nationalité se livre autour des clochers, des presbytères
et des palais épiscopaux ; il faut se rappeler que les étapes de la conquête se
calculent par le gain de chaque nouvelle école , de chaque nouvelle paroisse,
de chaque nouvel évêché. Par contre, un diocèse perdu c'est une province perdue
; un évêque de moins c'est un général de moins dans la lutte pour l'expansion
nationale ; c'est une coupe sombre dans les rangs des chefs. Sans doute, même
sous l'administration d'un évêque anglais, les paroisses à langue française vont
subsister : l'évêque, et Mgr Gauthier moins que tout autre, ne sera pas dans son
diocèse comme un colonel de cuirassiers prussiens avec la mission de le défranciser.
Non, assurément. II se souviendra qu'il est le premier pasteur ; sachant que la
bonne entente entre les différents éléments de son troupeau est
une condition indispensable pour le salut des âmes, il s'efforcera de l'y faire
régner. De ces dispositions conciliantes chez Mgr Gauthier, personne ne doute
je le répète; il est connu d'ailleurs pour être un parfait gentilhomme. Quelle
que soit son attitude pourtant, elle n'empêchera pas la blessure faite à la fibre
patriotique des Canadiens-Français de saigner; elle n'en signifie pas moins une
halte dans leur marche en avant, un évêque étranger ne pouvant avoir, pour l'extension
de l'influence française, le zèle qu'aurait un évêque français ; un évêque étranger
devant, nécessairement et sans aucune intention malveillante de sa part, se prêter
à certains compromis, à certains changements plus ou moins anti-français. «
Et puis il y a dans cette nomination, quelle que soit l'honorabilité du titulaire,
un sous-entendu qui peut échapper au grand public, mais qui n'en froisse que plus
profondément les Canadiens-Français. Ottawa étant la capitale de la Confédération,
il a été dit dans un certain mémoire, non inconnu à Rome, qu'un évêque de langue
anglaise y serait bien mieux à sa place qu'un évêque de langue française ; qu'il
aurait bien plus d'autorité pour traiter avec les membres du gouvernement : qu'il
les comprendrait bien mieux ; qu'il éviterait plus sûrement certaines gaucheries
; qu'il inspirerait moins de défiance ; en un mot, que sa présence au siège fédéral
aurait pour l'Eglise entière du Canada d'inappréciables avantages. On a fait le
même raisonnement pour Saint-Boniface, le siège métropolitain de tout l'Ouest
canadien, siège qu'on se prépare dès maintenant à fournir d'un titulaire anglais;
dès que sera mort Mgr Langevin, trouvé bien trop patriote et bien trop français.
On applique la théorie à tous les sièges épiscopaux en dehors de la province de
Québec. En dehors de cette province les Canadiens -Français peuvent émigrer, s'ils
veulent ; ils peuvent aller éclaircir les forêts d'Ontario ou du Maine, défricher
les plaines de l'Ouest ; ils peuvent, par leur fécondité; donner des fidèles à
l'Église, grossir les paroisses, en fonder de nouvelles, mais qu'ils se contentent
de la condition de prolétaires et de sujets dociles : qu'ils laissent les prêtres
de langue anglaise coiffer la mitre, manier la crosse et diriger l'Église. Peu
importe que dans tel ou tel diocèse ils forment une écrasante majorité, du moment
que le pays est anglais, gouverné par des autorités anglaises, il est de l'intérêt
du catholicisme que l'évêque parle la langue anglaise. L'intérêt général de l'Église
ne doit-il pas passer avant l'intérêt d'un groupe de ses fidèles ? Voilà un raisonnement
de nature à impressionner des diplomates auxquels on ne peut évidemment demander
de juger les affaires de l'Église du point de vue où on les juge à Québec ou à
Montréal. 2.
- LA DÉCLARATION PUBLIQUE DE L ARCHEVÈQUE DE
WESTMINSTER. « Il est une autre théorie,
soeur de celle-ci, qui semble n'avoir guère fait moins d'impression à Rome. C'est
la théorie que cherche à faire prévaloir en Amérique la Church Extension Society
(Société pour l'extension de l'Église), et qui prétend que si on veut assurer
la prospérité du catholicisme en Amérique (comme dans tout l'empire britannique
et même dans le monde), il importe d'en poursuivre la propagande par le moyen
de la langue anglaise. L'évangélisation par la langue anglaise : voilà l'idée
maîtresse de la société apostolique que je viens de nommer. Voilà l'idée maîtresse,
qui hante les cerveaux de la plupart des hauts dignitaires de l'Église dans l'Amérique
britannique et aux États-Unis ; voilà l'idée, à laquelle Mgr Bourne, archevêque
de Westminster, est venu apporter l'autorité de son nom et de sa parole, pendant
le congrès eucharistique de Montréal, et spécialement dans la mémorable séance
tenue à Notre-Dame, le samedi 10 septembre 1910. A ce même congrès eucharistique,
pour montrer au représentant du Saint-Siège qu'une telle idée était autre chose
qu'une simple utopie; pour lui prouver qu'elle était déjà en bonne voie de réalisation
et qu'elle pouvait déjà compter sur toute une armée d'apôtres, des évêques et
des prêtres sont venus nombreux de tous les points de l'immense empire de Georges
V et des États-Unis. La Church Extension Society y a amené son Chapel-Car,
son wagon-chapelle, qu'elle promène sur toutes les lignes de chemins de fer
et où des fidèles peuvent assister aux cérémonies du culte, tout en faisant du
soixante à l'heure. Le wagon a stationné dans une des gares de Montréal, tout
le temps qu'a duré le congrès : il a été inspecté par le cardinal légat, qui a
pu admirer ce mode tout moderne et tout américain d'évangélisation. «
Ajoutons que sur trois cardinaux présents au congrès, deux étaient de langue anglaise,
le cardinal Logue, primat d'Irlande, et le cardinal Gibbons, évêque de Baltimore
: le troisième était le cardinal Vannutelli. Qu'à Montréal tout ait marché au
gré des partisans de la suprématie de l'élément anglo-saxon, c'est une autre affaire.
Grâce à l'éloquence des orateurs, dont les plus remarqués n'ont pas précisément
fait retentir les accents de la langue de Shakespeare ; grâce à la présence des
évêques d'Orléans et d'Angers, au nombre des prêtres et à un groupe important
des membres de la Jeunesse catholique de France, parmi lesquels le président Pierre
Gerlier, qu'on ne s'est pas lassé d'entendre, le vingt et unième congrès eucharistique
a été d'abord une magnifique profession de foi catholique, mais aussi une superbe
démonstration française. L'intention des Anglo-Saxons n'en était pas moins suffisamment
claire: montrer au légat papal qu'ils étaient la puissance et le nombre; qu'ils
étaient l'avenir, et que l'Église devait se tourner vers eux, si elle tenait à
réparer les pertes qu'elle subit quotidiennement
dans le vieux monde latin. « C'est une
intention qu'on ne saurait, du reste, leur reprocher, si elle répond à une conviction
intime, même mêlée d'un peu d'orgueil national. Encore moins trouvé-je à redire
que Mgr Boume ait publiquement manifesté sa douleur du fait que la langue anglaise,
la langue la plus répandue sur la terre habitée, ait si longtemps servi de véhicule
à l'hérésie et qu'elle contribue encore tant à égarer bien plus qu'à éclairer
des multitudes d'infidèles. Il n'y a qu'à le louer d'avoir fondé une association
de prières pour la conversion de l'Angleterre. Y aurait-il conversion plus opportune
à un moment où les nations catholiques semblent rivaliser à qui roulera d'un bond
plus vertigineux vers l'apostasie ? Y aurait-il conversion à portée plus immense,
puisque l'Angleterre commande presque au quart de la population du globe ? Certes,
en plaidant au congrès de Montréal, en faveur de la confrérie de Notre-Dame de
Pitié qui a pour but une conversion aussi désirable, Mgr Bourne a fait acte d'apôtre
et d'évêque. Nul qui n'ait applaudi à sa généreuse initiative. Mais les grandioses
manifestations de ce congrès semblent avoir éveillé en lui des espérances immédiates.
On aurait dit que tout à coup une vision réconfortante avait passé sous les yeux
de l'archevêque de Westminster et avait fait tressaillir son âme d'une invincible
consolation. Ce Canada, arrosé du sang de tant de glorieux martyrs, évangélisé
par les enfants de la plus grande nation catholique des temps modernes imprégné
jusqu'à la moelle de la sève catholique, la Providence n'aurait-elle pas permis
qu'il passât sous le drapeau britannique pour lui réserver l'honneur de convertir
sinon la nation, du moins la langue anglaise au catholicisme ? Ne serait-ce pas
du Canada qu'allait partir le grand mouvement réformateur qui ferait de l'anglais
un merveilleux instrument d'évangélisation et de réformation catholiques ; où
trouver, en effet, une autre nation dans le gigantesque empire de Georges V, chrétienne
et catholique comme celle-ci ? « Une
difficulté surgissait immédiatement à l'esprit: la portion la plus nombreuse de
cette nation si catholique n'est pas anglaise. L'archevêque de Westminster ne
s'en laissait pas effrayer. Entendons-nous, ajoutait-il, il ne s'agit pas de forcer
les catholiques de souche française à délaisser leur langue. Non, non, il serait
infiniment regrettable que le français, qui fut si longtemps l'expression unique
de la religion, de la civilisation et du progrès en ce pays, disparût de l'Est
du Canada et de la province de Québec en particulier. La langue française peut
et doit continuer sa belle mission de propagatrice du catholicisme dans la sphère
que la Providence lui a réservée. Mais qui ne voit que dans les autres parties
du Dominion, dans l'Ouest en particulier (ce futur grenier de l'empire et peut-être
du monde), l'élément français et, par conséquent, la langue française ne pourront
arriver à dominer? Qui ne voit qu'ils seront fatalement noyés sous le flot d'immigrants
que chaque paquebot déverse sur les quais d'Halifax ou de Québec, sans compter
ceux qui traversent la ligne 45° ? Sans doute ces nouveaux venus appartiennent
aux races les plus diverses et ils parlent les idiomes les plus variés ; mais
tous se hâtent d'apprendre l'anglais dans la conviction qu'étant la langue du
pays, il leur sera plus utile pour arriver et prospérer. Si donc l'on veut évangéliser
ces masses d'immigrants, si l'on veut conserver les catholiques et convertir les
autres, on ne le fera efficacement qu'au moyen de la langue anglaise (1) «
L'éminent prélat aurait pu pousser sa thèse et continuer ainsi : ce qui est vrai
de l'Ouest canadien ne l'est pas moins de l'Ouest et de l'Est des États-Unis,
de la Louisiane, de l'Ontario et de la Nouvelle-Angleterre. Les groupements français
assez nombreux que ces contrées renferment sont autant d'îlots que les eaux de
la grande mer anglo-saxonne ne peuvent manquer de submerger tôt ou tard. La province
de Québec elle-même, tout en formant une sorte de continent vaste et solide, résistera-t-elle
longtemps aux flots assimilateurs, qui ne cessent, de battre ses rives ? Mais
quoi, n'était-elle pas déjà entamée de toutes parts par des infiltrations, qui
autorisent toutes les craintes pour son avenir de nation française ? Dès lors
que peut gagner l'Église à favoriser la diffusion du français ? L'usage des deux
langues n'est-il pas un embarras plutôt qu'une force dans la propagande de l'Évangile
? Ne vaudrait-il pas infiniment mieux
tâcher d'infuser dès maintenant une âme catholique à la langue anglaise, puisqu'elle
est forcément destinée à devenir la langue de la totalité de la population du
Canada, comme des États-Unis puisque par réaction on contribuera ainsi à la prospérité
de l'Église dans le reste du monde, où l'influence de l'Anglais n'a cessé de grandir
? Que de telles prévisions n'aient rien de séduisant pour les Français d'Amérique,
on le comprend. Mais ne faut-il pas qu'ils se plient à l'imminente évolution des
choses, plus impérieuse et plus forte que toutes les dispositions et tous les
désirs des hommes ? D'ailleurs, si leur belle langue doit périr sur ce continent,
n'auront-ils pas la consolation de savoir qu'elle aura été féconde jusque dans
sa mort ; qu'elle ne se sera éteinte qu'après avoir fait passer sa vie si catholique
dans une autre langue, plus favorisée par le dieu des batailles. Telle la chrysalide,
qui ne disparaît que pour muer en un brillant papillon, parure et charme de nos
jours d'été. N'auront-ils pas la consolation d'avoir été les principaux ouvriers
de cette transformation d'une langue trop longtemps instrument d'erreur et de
mort en une langue instrument de vérité et de vie ? N'auront-ils pas continué
à avancer singulièrement l'oeuvre du Rédempteur ? Car le noble prélat l'a dit
: « Tant que la langue anglaise, les façons de parler anglaises, la littérature
anglaise, en un mot la mentalité anglaise tout entière n'aura pas été amenée à
servir l'Église catholique, l'oeuvre rédemptrice de l'Église sera retardée et
empêchée. » On le voit, la thèse peut parfaitement être défendue par des hommes
n'ayant ni l'ombre d'une prévention, ni une goutte de fiel contre la race française,
convaincus seulement de sa disparition plus ou moins prochaine et de sa fusion
nécessaire dans la grande masse anglo-saxonne de l'Amérique du Nord. «
Je ne prétends pas, toutefois, que tous les champions de l'hégémonie anglaise
envisagent la question avec une pareille sérénité. Il y a des extrémistes qui
brodent sur ce thème ; il y a des brouillons, des ambitieux, qui trouvent cette
théorie commode pour déloger les Français des positions honorifiques, et pour
moissonner où d'autres ont semé. Il y a, en outre, les polémistes de la presse
quotidienne qui, au Canada comme dans tous les pays, mettent leur plaisir à obscurcir
le champ de bataille, prêtent à leurs adversaires les visées les plus perfides
et attisent les antipathies de race avec des tirades enflammées. A lire les journaux,
ces temps derniers, on aurait pu penser que Canadiens-Français et Canadiens-Irlandais
étaient sur le point de se ruer les uns contre les autres et que le combat ne
cesserait qu'après qu'une des deux races aurait été rayée de la surface du Dominion.
Certes, les Canadiens-Français étaient singulièrement offusqués par la nomination,
dont j'ai parlé plus haut, d'un prélat d'origine anglo-saxonne au siège d'Ottawa
; ils l'étaient non moins par l'hostilité éclatante de l'évêque de London (Ontario),
qui venait d'interdire à des religieuses placées sous sa juridiction d'enseigner
le français aux enfants de leurs écoles, alors que son diocèse comprend 32.000
catholiques de langue française contre 27.000 de langue anglaise. Venant s'ajouter
aux vexations dont certains évêques de la Nouvelle-Angleterre harcèlent leurs
ouailles d'origine française, à la disproportion qui se remarque dans la distribution
des sièges épiscopaux (sur 2.200.000 catholiques au Canada, les catholiques
de langue française comptent pour 1.800.000, et pourtant, sur trente sièges, seize
sont occupés par des évêques irlandais), de tels actes portaient au paroxysme
le mécontentement des Franco-Canadiens, car ils démontraient clairement qu'on
menait campagne contre eux, que des adversaires habiles et peu scrupuleux se faisaient
entendre jusque dans la chancellerie vaticane, avec le parti pris évident de les
humilier et de leur enlever, sinon toute influence, au moins la prépondérance
dans la direction de l'Église canadienne. Oui, le plus humble des Franco-Canadiens
ressentait ces blessures faites à son patriotisme et à son honneur national ;
mais il n'en vivait pas moins en bonne intelligence avec ses compatriotes irlandais.
La grande majorité de ceux-ci, d'autre part, regrettait sincèrement de
tels froissements : au besoin, ils n'hésitaient pas à secourir leurs concitoyens
français dans la réclamation de leurs droits. C'est ainsi que, dans une petite
ville du diocèse de London, les contribuables ayant fait passer une pétition,
qui demandait aux syndics des écoles d'y rétablir l'enseignement du français concurremment
avec l'enseignement de l'anglais, des Irlandais notables, entre autres le juge
de l'endroit, y apposaient bravement leur signature. «
Quel catholique, d'ailleurs, ne déplorerait de semblables conflits ? Se produisant
à propos de nominations épiscopales, ils découvrent les têtes de l'Église ;ils
diminuent le respect et la vénération du peuple pour ses pasteurs; ils font douter
de l'équité des décisions de Rome; ils amènent tout un groupe de catholiques à
prêter main-forte, sans le vouloir peut-être, aux séculaires ennemis de l'Église
romaine sur ce continent. N'est-ce pas l'organe des Orangistes, ces protestants
fanatiques d'Ontario, qui a ouvertement pris la défense de Mgr Fallon, et qui
lui a même fourni un argument génial dans sa campagne contre la langue française
? Le christianisme, a-t-il écrit, se porterait bien mieux dans un Canada anglais
que dans un Canada français. La raison est toute simple, c'est qu'un Canada français,
à cause de la similitude de langue, est exposé à l'invasion des idées anticléricales
qui sont de la monnaie courante dans la France d'outre-mer... C'est sans doute
parce qu'il avait entrevu ce danger caché que le clairvoyant évêque de London
accusait le Devoir, un des plus vigoureux défenseurs de la langue française,
d'être aux gages du Grand-Orient de France ! La découverte est plaisante, assurément,
mais les farouches sectaires de la république ne devraient pas en rire ! S'ils
étaient capables d'un retour sur eux-mêmes, ils remarqueraient quelles armes redoutables
leur absurde anticléricalisme fournit à tous les ennemis de l'influence française
dans les moindres coins du globe. « A
toutes ces allégations plus ou moins fantaisistes, que répondent les Canadiens
? D'abord, sans avoir et sans chercher à disculper leurs cousins d'outremer de
leur étrange politique antireligieuse, ils font observer, d'accord en ceci avec
bien des Anglais, que sans les apôtres et sans l'argent venus de ce pays de perdition
qu'est la France, le catholicisme, même sur le territoire britannique, ferait
bien pauvre figure. En attendant, écrit M. H. Bourassa, que l'Angleterre et les
États-Unis deviennent les piliers et les flambeaux de l'Église catholique, je
constate que de la France impie et énervée sortent encore plus de missionnaires
et de conquérants d'âmes que de tout l'empire britannique et de la riche république
américaine réunis. Sans nier ensuite que la langue française ne soit aujourd'hui
le véhicule peut-être le plus puissant des idées révolutionnaires, ils opposent
très ,justement à cette néfaste littérature, semeuse d'irréligion et de vice,
cette littérature chrétienne qui n'a d'égale dans aucune langue moderne, dans
la langue anglaise moins que dans toute autre, puisque les mots les plus usuels
de la liturgie et du dogme y font défaut et qu'ils doivent y être remplacés par
des mots latins ou étrangers. En regard des prêcheurs d'antichristianisme, tels
que Voltaire, Renan, Zola, ils placent les François de Sales, les Bossuet, les
Fénelon, les de Maistre, les Lacordaire et cent autres écrivains du même mérite
et de même piété, qui ont vraiment fait de notre langue la langue catholique par
excellence, comme nos rois avaient fait de notre nation la grande nation catholique.
A côté des publications immorales qui sortent quotidiennement de Paris, ils mettent
l'oeuvre admirable de la bonne presse, qui va dans le monde entier encourager,
éclairer, stimuler chefs et soldats de l'Église militante dans les jours troublés
qu'elle traverse. « Mais la discussion
ne porte pas directement sur le rôle plus ou moins bienfaisant de la langue de
Corneille et de Bossuet dans le vieux monde ou le reste de l'univers; elle porte
sur la valeur comparée du français et de l'anglais dans l'évangélisation de l'Amérique
et du Canada en particulier; or, sur ce terrain, répondent les tenants du français,
comptons, comparons et pesons. Commençons par attribuer, pour une large part,
à l'usage de la langue anglaise l'apostasie de 30 millions et peut-être plus d'immigrants
irlandais, auxquels la communauté de langue a malheureusement facilité l'entrée
dans les milieux protestants. Quant aux quinze millions de catholiques actuellement
existants aux Etats-Unis, combien appartiennent à la race et à la langue anglaise
? Sur ce nombre, il y a 3 millions de Polonais, autant d'Allemands, 2 millions
de Canadiens-Français, autant et plus d'Italiens, de Portugais, de Syriens, etc...,
de sorte que, concluait très justement M. J.-L.-K. Laflamme, directeur de la vaillante
Revue franco-américaine, ce sont encore les vieilles forces catholiques
latines et teutonnes de l'Europe qui sont venues ici remplir les vides, creusés
par les Saxons et les Hiberniens infidèles... «
Aujourd'hui encore, comme l'écrivait M. H. Bourassa dans le Devoir, la
petite province de Québec, à elle seule, fournit plus de prêtres, plus de religieuses,
plus de missionnaires, plus de collèges, plus d'hôpitaux, plus de couvents, en
un mot, plus de foyers de foi et d'abnégation que tout le reste du Canada catholique.
Ce n'est donc pas sans quelque raison qu'aux missionnaires en pullman du chapel
car les Canadiens opposent leurs missionnaires en pirogue, s'exposant à toute
heure du jour à périr dans quelque rapide ou sous les flèches des sauvages Indiens
! Ce n'est pas par simple bravade qu'aux Anglo-Salons qui, faute de pouvoir les
supprimer, voudraient les confiner dans les limites de la province de Québec,
ils répondent fièrement qu'ils sont partout chez eux au Canada et en Amérique.
Ils sont chez eux, parce que non seulement le pays a été découvert, exploré, défriché,
évangélisé par leurs ancêtres qui en ont pris possession au prix de leur sang,
mais encore parce qu'ils comptent des leurs partout. Or, ces frères éloignés,
éparpillés sur tous les points du vaste continent, ils ne prétendent pas les abandonner
comme ils furent abandonnés eux-mêmes par la France de Voltaire et de la Pompadour
! Ils ne prétendent pas qu'une fois sortis du territoire de Québec, leurs nationaux
n'aient qu'à se fusionner et à se perdre dans le grand Tout anglo-saxon. Non,
non. Ils veulent les suivre, les seconder, les grouper afin de les conserver à
la nationalité canadienne-française, glorieuse par son histoire, bienfaisante
par le rayonnement de sa civilisation latine et chrétienne. «
Le problème de savoir si le catholicisme au Canada sera anglais ou français ne
les tourmente guère : ils se chargent de le résoudre pratiquement par la fécondité
et le nombre. Ni l'opulence de leurs vainqueurs, ni l'afflux des immigrants ne
les effraient outre mesure. Ils n'ignorent pas que, homogènes comme ils sont,
ils garderont leur place parmi cet assemblage de toute race que leur envoie l'Europe;
ils n'ignorent pas que, fidèles à leur devoir de chrétiens parmi cette légion
de viveurs, d'avariés ou d'affamés d'argent qui leur viennent de la république
voisine et d'ailleurs, ils continueront à se développer et à progresser, non seulement
dans la province de Québec, mais dans les provinces de l'Est et de l'Ouest. Peu
importe que dans l'oeuvre de colonisation, ils commencent par être relégués dans
la forêt vierge ou sur une terre inculte, tandis que l'Anglais installe confortablement
son magasin et son home dans le village
qui vient de naître et, les bras croisés, s'enrichit des labeurs des nouveaux
venus ; l'heure sonne vite où ils sortent de la forêt transformée en campagne
fertile, deviennent la majorité dans le bourg et les hameaux environnants, poussent
loin de là l'Anglais, qui n'aime pas
à se sentir les coudes gênés, qui aime encore moins à partager les profits d'une
exploitation quelconque. Oui, les Canadiens-Français savent bien qu'à moins de
cesser d'être ce qu'ils ont été jusqu'ici, ils feront leur trouée dans le bloc
anglo-saxon, même étayé d'une forte immigration, rien que par la force d'une natalité
toujours croissante; ils savent bien que ce qui a été l'histoire d'hier dans les
cantons de l'Est de Québec, se répétera demain et se répète déjà dans la Nouvelle-Ecosse,
dans le Nouveau-Brunswick, dans Ontario, dans l'Ouest et jusque dans la Nouvelle-Angleterre;
ils savent bien que non seulement ils conserveront leurs positions dans leur province
autonome, mais qu'ils marcheront de conquêtes en conquêtes dans maint autre milieu
aujourd'hui exclusivement saxon. « Mais
pour que ce radieux espoir ne soit pas déçu, encore faut-il qu'ils ne soient pas
trop isolés ; encore faut-il qu'ils puissent abriter leur foi et leur esprit national
dans des églises, dans des écoles séparées et françaises, ou tout au moins bilingues
; encore faut-il qu'on leur enseigne leur religion dans la langue de leurs pères,
qu'on leur permette de conserver les traditions des aïeux, de se grouper dans
des sociétés nationales. Ils ne réclament de personne aucun secours matériel;
ils n'ont besoin ni de canons ni de fusils dans leur marche conquérante, mais
ils ont besoin de justice. Ils n'obligent pas les adversaires à croire à leur
mission providentielle. Que ces derniers traitent une telle croyance de rêves
et de chimère, si tel est leur bon plaisir; mais, en attendant, qu'ils ne préjugent
pas l'avenir ; qu'ils n'en appellent pas à ce que doit être le Canada dans cinquante
ou cent ans pour défigurer le présent, pour envoyer à Rome des statistiques tronquées,
pour dissimuler la force réelle de l'élément français, pour décimer les rangs
de son épiscopat, pour laisser dans l'ombre les oeuvres admirables de ses congrégations
religieuses, leurs hospices, leurs écoles, leurs missions lointaines. Grâce à
Dieu, la morale n'a pas encore prévalu d'après laquelle il suffirait, pour justifier
les usurpations les plus flagrantes, de prophétiser la disparition prochaine de
la race de ceux qu'on supplante. « A
la réflexion d'ailleurs, les Canadiens-Français sont beaucoup revenus de leur
surexcitation première, non qu'ils se soient faits à ce qu'ils estiment et nomment
sans ambages d'odieux passe-droits ; mais parce qu'ils y ont découvert de nombreuses
leçons. Ils ont compris qu'il valait mieux s'instruire que récriminer indéfiniment.
En voyant une position, comme celle d'Ottawa, leur échapper, ils ont mesuré en
même temps que l'audace et l'habileté diplomatique de leurs adversaires, tout
le mal que leur font leurs dissensions intestines, leurs compromissions avec des
hommes qui, sous prétexte de conciliation et de bonne entente entre les différentes
fractions ethniques du pays, ne cherchent qu'à leur arracher lambeau par lambeau
des droits pourtant garantis par le pacte fédéral ; ils ont constaté qu'eu flirtant
de trop près avec les magnats de la finance anglo-saxonne, qu'en facilitant l'entrée
parmi eux de mutualités cosmopolites, de sociétés internationales, même catholiques,
telles que celle des Chevaliers de Colomb, ils faisaient oeuvre de dupes
et travaillaient à leur propre ruine. Ils se le tiendront pour dit, ils seront
au guet pour l'avenir. L'occasion a été bonne aussi de rappeler soit aux Anglais,
soit aux Irlandais, qu'en négligeant de se familiariser avec la langue française,
par antipathie de race, ils se privaient de l'instrument de culture par excellence,
ils s'infligeaient une infériorité gratuite soit au point de vue intellectuel,
soit au point de vue pratique, la situation historique, politique et sociale du
Canada exigeant que le jeune Canadien et la jeune Canadienne, au sortir de l'école,
possèdent les deux langues anglaise et française, sous peine d'être classés
parmi les ignorés et de se fermer maintes carrières (2). «
En définitive, l'aventure a plutôt mal tourné pour les anglicisateurs à outrance.
Une formidable campagne de presse où ont donnés tous les journaux de langue française,
sans distinction de parti politique; une enquête minutieuse organisée par les
grands quotidiens de Montréal et menée par des envoyés spéciaux sous les yeux
mêmes de Mgr Fallon ; la publication, comme il arrive toujours en ces circonstances,
de correspondances aussi compromettantes que confidentielles, tout ce beau tapage
est venu montrer à l'évêque de London et à ses imitateurs que leurs décisions
contre la langue française manqueront complètement leur but, qu'ils provoqueront
simplement à l'avenir une réaction ardente en faveur de la langue de Corneille
et de Bossuet. Les Canadiens-Français ont pris conscience de leur nombre et de
leur force : ils savent qu'on doit nécessairement compter avec leur argent, leur
puissance commerciale et industrielle, si l'on refuse de compter avec leur idiome
national. Les moyens ne leur manqueront pas d'user de représailles au besoin.
Qu'on en soit bien persuadé, les Canadiens-Français ne se tairont ni devant les
coups de force, ni devant les menaces; ils ne se tairont que devant la justice
rendue à eux comme aux autres : c'est ce qu'a fort bien exprimé un des journaux
français les plus patriotes, l'Événement de Québec, en réponse à un article
impertinent du Standard de Kingston. Je demande la permission de citer
ses paroles comme conclusion de cette étude.
On nous menace, écrivait le vaillant lutteur Québecquois.
Eh bien ! répondons par une culture plus intense du français ; on nous menace,
répondons en exigeant fermement le respect de notre langue partout on nous avons
le droit de la faire reconnaître. On nous menace, soyons plus Canadiens-Français
de coeur, d'âme et d'esprit que jamais. Deux millions d'hommes ne se laissent
pas bafouer sans perdre l'estime du monde. Nous sommes un peu partout dans le
commerce et l'agriculture, l'industrie, le transport, constituant dans toutes
les branches de l'activité humaine une clientèle avec laquelle il faut compter.
Nous parlons à peu près tous l'anglais et le français. Ne parlons anglais que
juste assez pour montrer notre supériorité à ceux qui montrent leur insolence,
et parlons français pour imposer le respect de notre langue. Que le Standard
tente donc de mettre en pratique sa thèse du Canada pays de langue anglaise!
La province de Québec pourrait lui organiser son affaire en peu de temps. Nos
financiers et nos négociants n'auraient qu'à refuser toute communication anglaise
avec Ontario, et l'on verrait combien vite l'appât de l'argent élargirait l'esprit
des gens du Standard et de ses pareils. Non, le Canada n'est pas un pays
de langue anglaise. C'est un pays bilingue, et tel il restera aussi longtemps
que l'élément canadien-français ne dégénérera pas. (1).
Voici la traduction des propres paroles de Mgr Boume « Et maintenant, si la puissante
nation que le Canada est destiné à devenir doit être gagnée à l'Église catholique
et gardée sous sa juridiction, cela ne peut s'accomplir qu'en faisant connaître
à une grande partie du peuple canadien, dans les générations qui vont suivre,
les mystères de notre foi par l'intermédiaire de notre langue anglaise, autrement
dit l'avenir de l'Église en ce pays et la réaction qui va suivre et qui devra
se faire sentir sur les vieux pays d'Europe, dépendront à un degré considérable
de l'étendue qu'auront définitivement la puissance, l'influence et le prestige
de la littérature anglaise en faveur de l'Église catholique. » (2). Le News de
Toronto, journal peu sympathique à la province de Québec, a pourtant écrit ce
qui suit : « Certains de nos arrogants Canadiens-Anglais disent : le Canada est
un pays britannique et tout le monde doit y parler anglais. Eh bien ! a la Birmanie
est un pays britannique et il en est de même de a l'Inde et de l'Honduras britannique,
mais dans aucun de a ces trois pays l'anglais n'est la seule langue reconnue.
Le Canada est un pays libre, où l'on vit sous l'égide des institutions britanniques.
Le Canadien-Français est un sujet britannique et il a le droit de se réclamer
de sa langue mère. De plus le français est reconnu comme langue officielle (ce
que n'est ni l'italien, ni l'allemand, ni aucun autre idiome des nouveaux venus),
et la honteuse bigoterie ne saurait en faire nier le fait. Il est donc à peu près
temps pour les autorités scolaires de la reconnaître. L'enseignement du français
est inconnu dans nos écoles publiques, et il est insuffisant dans nos écoles supérieures.
Il y a des milliers d'élèves qui sortent des cours supérieurs avec une certaine
connaissance de la littérature française, et qui ne pourraient pas écrire comme
il faut une lettre en français ou demander un plat de rosbeef dans un restaurant
de la province de Québec... Dans les localités bilingues les enfants apprennent
les deux langues, presque sans s'en apercevoir, par le contact entre eux, par
la conversation. L'on devrait faire quelque chose dans ce sens dans les écoles
publiques. Il est grand temps. » (Cité par la Revue franco-américaine de Québec, livraison
de mai 1910, p. 46.) (Signé): *** ______________________________ J'aurais
eu peu de choses à ajouter à cet exposé plein de force. 1°
C'est d'abord que ce qui a été jugé par les Français Canadiens et par les Français
le plus inquiétant au Congrès, c'est que les prétentions antifrançaises des Irlandais
ont paru soutenues par le diplomate de la Curie romaine, qui accompagnait le cardinal Vannutelli,
Mgr Sbarretti. 2° Il semble bien que
Mgr Bourne, dont je n'ai pas le droit de suspecter la sincérité religieuse, ait
eu l'esprit obsédé par une idée qui est une pure chimère, si ce n'est pas même
une simple personnification vide de sens : à savoir convertir la langue anglaise
à être la source de vérité, infuser la vérité catholique à la langue anglaise,
- comme si un pareil résultat s'obtenait par un acte de volonté et par un geste,
tenté pendant un jour, pendant un an, dix ans ou cinquante ans. Il y faut plus
de temps encore, de soins et de difficultés. Si la langue française est aujourd'hui,
dans le monde entier et malgré tout, véhicule de catholicisme, comme Brunetière
l'a si bien vu dans sa tournée d'Amérique, c'est qu'elle en porte les dogmes et
la morale depuis bien des siècles, qu'elle les a bégayés d'abord, puis exprimés
avec la suavité d'un François de Sales, la simplicité d'un Vincent de Paul, l'éloquence
d'un Bourdaloue, d'un Bossuet et de tant d'autres, et que la France chrétienne
d'aujourd'hui, savante ou apôtre, érudite ou éloquente de mille manières, est
la digne héritière de toutes les Frances chrétiennes qui l'ont précédée, et qu'elle
distribue aux êtres humains de tout pays le trésor de l'idéal catholique qui s'est
accumulé dans ses veines au cours des âges. Souhaiter
que l'anglais reçoive le baptême catholique, c'est désirer qu'il soit parlé par
beaucoup moins de protestants et beaucoup plus de catholiques qu'il ne l'est,
qu'il soit écrit et prêché pendant plusieurs siècles par un grand nombre de Newman
et de Manning, ou mieux par des hommes de valeur qui parlent la langue catholique
originairement, sans être des convertis : voilà assurément ce que tous les catholiques
du monde entier appellent de leurs désirs. Mais,
à supposer qu'un pareil phénomène très hasardeux arrive à se produire dans 4 ou
500 ans, qu'est-ce à dire pour le Canada d'aujourd'hui ? Souhaiter que, dans l'état
actuel des choses, le catholicisme soit enseigné à tous en anglais, c'est former
le voeu le plus imprudent qui puisse être et témoigner, il faut le dire, d'un
manque total d'expérience des faits de d'Amérique. S'il est un fait de constatation
quotidienne au Canada et aux Etats-Unis, c'est que les Canadiens-Français gardent
leur foi tant qu'ils gardent leur langue, perdent leur foi sitôt qu'ils passent
à la langue anglaise, tellement notre langue, que nous prenons sottement pour
un simple assemblage de mots, est une chose sacrée, pleine d'âme, remplie de l'âme
de notre mère et de notre enfance, des âmes de tous nos ancêtres et tout imbibée
par les croyances des cinquante générations dont nous sortons. Il y a là un fait
patent, qui est bien connu du clergé canadien et contre lequel viendront échouer
misérablement toutes les recommandations des prélats qui demeurent aux bords de
la Tamise. Ah ! combien le malheureux rêve de l'unité morale ou religieuse d'un
pays n'a-t-il pas inspiré d'erreurs en actes ou en paroles depuis Louis XIV jusqu'à
Mgr Bourne ! Enfin ce que *** n'a point
dit, c'est la stupeur véritable qui a accueilli Mgr Bourne prononçant ces paroles,
à la séance solennelle de clôture du 10 septembre 1910, devant l'immense auditoire
entassé dans l'église de Notre-Dame de Montréal libéralement transformée en salle
de congrès. Il n'a pas dit non plus le triomphe oratoire qu'a remporté Henri Bourassa
en répondant instantanément, avec une singulière mesure, et une indignation courtoise,
à l'audacieuse déclaration. Pas un jour, dans sa carrière déjà remplie de manifestations
et de succès, l'orateur « nationaliste » ne dut avoir aussi pleinement l'impression
qu'il était vraiment l'âme parlante, ce jour-là l'âme réconfortante et vengeresse
d'un peuple. Il pouvait très exactement, en y revenant ensuite dans une brochure,
se rendre cette justice: «... En relisant
le compte rendu sténographié d'un discours improvisé, dans des circonstances
assez périlleuses et très émouvantes, je crois pouvoir me rendre le témoignage
que je n'ai pas outrepassé les bornes du respect dû à un vénérable prélat . » L'on
en peut juger par les trois beaux passages que nous extrayons de ses discours,
et qui nous feront pénétrer une dernière fois dans le coeur si noble et si complexe,
si profondément sympathique en définitive de ce petit peuple des Canadiens-Français. Il
s'adresse d'abord au cardinal Vannutelli: «...
La province de Québec ne mériterait pas son titre de fille aînée de l'Eglise au
Canada et en Amérique si elle se désintéressait des causes catholiques des autres
provinces de la confédération. Nous avons
- et permettez, Eminence, qu'au nom de mes compatriotes je revendique pour eux
cet honneur - nous avons les premiers accordé à ceux qui ne partagent pas nos
croyances religieuses, la plénitude de leur liberté dans l'éducation de leurs
enfants. Nous avons bien fait ; mais nous avons acquis par là le droit et le devoir
de réclamer la plénitude des droits des minorités catholiques dans toutes les
provinces protestantes de la Confédération. Et
à ceux qui vous diront que là où l'on est faible, là où l'on est peu nombreux,
là où l'on n'est pas riche, on ne doit pas réclamer son dû, mais le mendier à
genoux, je réponds : Catholiques du Canada, traversez les mers, abordez le sol
de la protestante Angleterre, faites revivre l'ombre majestueuse d'un Wiseman,
d'un Manning et d'un Vaughan, si dignement représentés par un Bourne, et allez
voir si là les minorités quémandent la charité du riche et du fort. Les
catholiques anglais, fiers de leur titre de catholiques et non moins fiers de
leurs droits de citoyens britanniques, réclament, au nom du droit, de la justice
et de la constitution, la liberté d'enseigner à leurs enfants ce qu'ils ont appris
eux-mêmes. Et l'Angleterre a commencé à se convertir au catholicisme le jour où
la minorité catholique anglaise, réveillée par le mouvement d'Oxford, a cessé
d'être une minorité timide et cachée pour devenir une minorité combative. Nous
aussi, nous sommes citoyens britanniques, nous aussi, nous avons versé notre sang
pour conserver à l'empire son unité et sa puissance, et nous avons acquis par
les traités, que dis-je ? nous avons acquis par l'éternel traité de la justice,
scellé sur la montagne du Calvaire dans le sang du Christ, le droit d'élever des
enfants catholiques sur cette terre qui n'est anglaise aujourd'hui que parce que
les catholiques l'ont défendue contre les armes en révolte des anglo-protestants
des colonies américaines... Soyez sans
crainte, vénérable archevêque de Westminster: sur cette terre canadienne et particulièrement
sur cette terre française de Québec, nos pasteurs, comme ils l'ont toujours fait,
prodigueront aux fils exilés de votre noble patrie comme à ceux de l'héroïque
Irlande , tous les secours de la religion dans la langue de leurs pères, soyez
en certain. Mais en même temps, permettez-moi - permettez-moi, Eminence - de revendiquer
le même droit pour mes compatriotes, pour ceux qui parlent ma langue, non seulement
dans cette province, mais partout où il y a des groupes français qui vivent à
l'ombre du drapeau britannique, du glorieux étendard étoilé, et surtout sous l'aile
maternelle de l'Eglise catholique, - de l'Eglise du Christ, qui est
mort pour tous les hommes et qui n'a imposé à personne l'obligation de renier
sa race pour Lui rester fidèle. Je ne
veux pas, par un nationalisme étroit, dire ce qui serait le contraire de ma pensée
- et ne dites pas, mes compatriotes - que l'Eglise catholique doit être française au
Canada. Non; mais dites avec moi que, chez trois millions de catholiques, descendants
des premiers apôtres de la chrétienté en Amérique, la meilleure sauvegarde de
la foi, c'est la conservation de l'idiome dans lequel, pendant trois cents ans,
ils ont adoré le Christ. Oui, quand le
Christ était attaqué par les Iroquois, quand le Christ était renié par les Anglais,
quand le Christ était combattu par tout le monde, nous l'avons confessé et nous
l'avons confessé dans notre langue. Le
sort de trois millions de catholiques, j'en suis certain, ne peut être indifférent
au coeur de Pie X pas plus qu'à celui de l'éminent cardinal qui le représente
ici. Mais il y a plus encore
De
cette petite province de Québec, de cette minuscule colonie française, dont la
langue, dit-on, est appelée à disparaître, sont sortis les trois quarts du clergé
de l'Amérique du Nord, qui sont venus puiser au séminaire de Québec ou à Saint-Sulpice
la science et la vertu qui ornent aujourd'hui le clergé de la grande république
américaine, et le clergé de langue anglaise aussi bien que le clergé de langue
française du Canada. Eminence, vous avez
visité nos communautés religieuses, vous êtes allé chercher dans les couvents,
dans les hôpitaux et dans les collèges de Montréal la preuve de la foi et des
oeuvres du peuple canadien-français. Il vous faudrait rester deux ans en Amérique,
franchir cinq mille kilomètres de pays, depuis le Cap Breton jusqu'à la Colombie
Anglaise, et visiter la moitié de la glorieuse république américaine - partout
où la foi doit s'annoncer, partout où la charité catholique peut s'exercer - pour
retracer les fondations de toutes sortes - collèges, couvents, hôpitaux, asiles
- filles de ces institutions mères que vous avez visitées ici. Faut-il en conclure
que les Canadiens-français ont été plus zélés, plus apostoliques que les autres?
Non, mais la Providence a voulu qu'ils
soient les apôtres de l'Amérique du Nord. Que
l'on se garde, oui, que l'on se garde avec soin d'éteindre ce foyer intense de
lumière qui éclaire tout un continent depuis trois siècles ; que l'on se garde
de tarir cette source de charité qui va partout consoler les pauvres, soigner
les malades, soulager les infirmes, recueillir les malheureux et faire aimer l'Eglise
de Dieu, le pape et les évêques de toutes langues et de toutes races. «
Mais, dira-t-on, vous n'êtes qu'une poignée ; vous êtes fatalement destinés à
disparaître; pourquoi vous obstiner dans la lutte ? » Nous ne sommes qu'une poignée,
c'est vrai; mais ce n'est pas à l'école du Christ que j'ai appris à compter le
droit et les forces morales d'après le nombre et par les richesses. Nous ne sommes
qu'une poignée, c'est vrai ; mais nous comptons pour ce que nous sommes, et nous
avons le droit de vivre. Douze apôtres
méprisés en leur temps par tout ce qu'il y avait de riche, d'influent et d'instruit,
ont conquis le monde. Je ne dis pas: Laissez les Canadiens-Français conquérir
l'Amérique. Ils ne le demandent pas. Nous vous disons simplement Laissez-nous
notre place au foyer de l'Eglise et faire notre part de travail pour assurer son
triomphe. Après la mort du Christ, saint
Pierre voulut un jour marquer la supériorité des hébreux sur les gentils. Saint
Paul, l'apôtre des nations, lui rappela qu'il devait être le père de toutes les
races, de toutes les langues. Le pape le comprit ; et depuis dix-neuf cents ans,
il n'y a pas eu de pape hébreux, de pape romain, de pape italien, de pape français,
mais le Pape, père de toute la grande famille catholique. Montons
plus haut, montons jusqu'au Calvaire, et là, sur cette petite montagne de Judée,
qui n'était pas bien haute dans le monde, apprenons la leçon de la tolérance et
de la vraie charité chrétienne. Les peuples
de l'antiquité, dans l'attente du salut, montèrent jusqu'au Christ pour en recevoir
le mot de la rédemption éternelle. Depuis le Christ, toutes les races et toutes
les nations, lavant dans son sang leurs préjugés, doivent s'unir pour constituer
son Eglise. Que dans le Christ et dans l'amour commun de l'Eucharistie, toutes
les races du Canada, ayant appris à respecter le domaine particulier de chacune,
à conserver à chacune les forces d'expansion nationales qui lui sont propres,
sachent enfin s'unir étroitement pour la gloire de l'Eglise universelle, pour
le triomphe du Christ et de la papauté; et, ajouterai-je en terminant, pour la
sécurité de l'Empire britannique, car c'est dans l'unité de foi des catholiques
canadiens, des Canadiens-Français surtout que l'Empire britannique trouvera, dans
l'avenir comme dans le passé, la garantie la plus certaine de sa puissance au
Canada. » Ces extraits sont tirés de
la brochure de 30 pages, publiée par Henri Bourassa, le 26 septembre 1910: «
Religion, Langue, Nationalité. Discours prononcé le 10 septembre 1910, précédé
d'un avertissement par l'auteur et suivi du discours prononcé à la même séance
par Sa Grandeur Mgr Bourne, archevêque de Westminster - texte anglais et traduction.
Imprimerie du Devoir, Montréal. Prix: 10 sous, plus frais d'expédition : 2 sous.
» On trouve dans cette brochure quelques articles parus dans le Devoir,
entre autres une Interview accordée par Mgr Bourne à MM. Henri Bourassa
et Omer Héroux. L'on ne pourra s'empêcher
d'admirer, tout du long de ces pages, la noblesse morale du jeune représentant
de la culture française au Canada, et sa si méritoire modération, non seulement
à l'égard du prélat qu'il réfute au fond magistralement, mais aussi vis-à-vis
des Irlandais qui ont provoqué le débat. Il ne cesse d'essayer de calmer ses compatriotes
à leur endroit. Il écrivait dès le 20 juillet, avant ce grave incident: Les
Irlandais m'inspirent une vive sympathie. Mes amis s'en amusent volontiers à l'occasion.
Ils ont donné au monde un merveilleux exemple de foi, de vitalité et d'endurance.
J'admire profondément leur éloquence, leur verbe, leur enthousiasme, leur esprit
de corps, leurs aptitudes variées. Je
crois que dans un grand nombre de cas où nous nous plaignons d'eux, nous devrions
plutôt nous accuser nous-mêmes de ne pas acquérir les vertus nationales un peu
agressives peut-être mais assurément fécondes et agissantes qu'ils pratiquent. L'on
sait que Mgr Bourne a été promu cardinal en 1911. Source:
Louis ARNOULD, Nos amis les Canadiens. Psychologie - Colonisation, Paris,
G. Oudin et Cie, Editeurs, 1913, 364p., pp. 397-335. ©
2001 Claude Bélanger, Marianopolis College |