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revised: 19 February 2001 | Controversy
Surrounding the Use of the French Language at the Eucharistic Congress of Montreal
[1910]
Défense de la
langue française [1910] «
Multiples en vérité sont les divers aspects que peut présenter la langue d'une
race. » La langue des Canadiens-français,
par exemple, peut être envisagée soit, comme question de droit international,
soit comme question de droit constitutionnel, soit enfin comme question de droit
naturel ou de droit historique ou simplement de droit patriotique. Le
fanatisme a attaqué la langue des Canadiens-français de différentes manières ;
il a même employé contre elle d'abord la persécution ouverte, puis la proscription
légale, enfin la supercherie ; mais toujours en vain. Et,
en ces derniers temps, le fanatisme est revenu à la charge, renouvelant ses attaques
contre notre langue française en tant que garantie par les traités et la constitution.
De là son affirmation que les traités et les constitutions n'existent point pour
durer toujours. Non, sans doute, les traités et les constitutions « en soi » ne
sont pas éternels ; mais la justice qui en est le fondement, ne finira pas. Au
reste, que, par suite du fanatisme et des principes révolutionnaires la justice
elle-même finisse, pour un temps au moins, par être étouffée, restera toujours
le Droit naturel qui est bien au-dessus des traités, des constitutions et de toutes
les conventions humaines. Et le Droit naturel, même sans parler du Droit historique,
suffira toujours à la défense de notre langue. Mais
la langue peut encore être considérée comme question inséparablement liée à la
religion ; et c'est comme telle que, pour le moment, je préfère la considérer
et la défendre : car la considérer et la défendre comme question intimement unie
à notre religion, c'est en même temps réfuter ce bon Anglais (Lord Grey), très
rusé, pense-t-il, qui espérait nous persuader d'adopter la langue anglaise et
de renoncer au français à cause des graves périls que, selon lui, la France Moderne
fait courir aujourd'hui à notre foi. 1-
Il n'est pas, chez nous, de question qui nous fasse voir - comme cette question
de langue - combien les intérêts de la Patrie et de la Religion sont étroitement
unies. Et bien que quelqu'un qui n'envisagerait la question de la langue qu'au
simple point de vue patriotique ne saurait suffisamment répondre aux objections. (a)
Dire, en effet, que les Français sont les fondateurs, les pionniers du Canada
et que nous, Canadiens-français, nous sommes leurs héritiers et leurs continuateurs,
ce serait oublier que nous ne sommes plus sous la domination française. (b)
Ajouter que les traités, avec cette domination nouvelle - la domination anglaise
- nous garantissent les droits de notre langue : ce serait nous attirer comme
réponse que personne ne veut rompre ces traités, mais qu'il s'agit d'une entente
et de notre libre choix, pour notre bien commun. (c)
En vain prétendrait-on qu'il serait honteux d'abandonner ce qui a coûté tant de
luttes à nos grands patriotes, il nous serait répondu que les circonstances sont
changées, que ces patriotes se sont alors battus ainsi pour leur langue, parce
qu'ils y voyaient le bien commun ; mais qu'aujourd'hui, n'y trouvant plus les
mêmes raisons, y trouvant même des raisons contraires, ils n'en agiraient plus
ainsi, à moins de cesser d'être de vrais patriotes. (d)
Dire enfin qu'il faut conserver la langue française en prévision d'un Canada indépendant
et français en Amérique, ce serait nous faire dire que devant des intérêts immédiats
et certains, nous nous berçons de belles illusions, de patriotisme chimérique,
etc. 2- Oui, comme on l'a fort bien dit, la question de la langue
française est pour nous, Canadiens-Français, avant tout, une question religieuse.
De là pour nous son extrême importance : et voilà pourquoi, avant tout et par
dessus tout, il nous faut y tenir. (a)
Le zèle que l'on met à faire disparaître notre langue française à cause du danger
religieux que nous font courir les doctrines modernes de la France, c'est, notez
bien tout d'abord, un zèle suspect. Quand est-ce qu'un Anglais hérétique s'est
sincère ment constitué le défenseur des croyances d'un catholique romain ? et
en retour de ce prétendu péril évité, que nous donnerait l'Angleterre pour rassurer
nos croyances? quelle littérature, quels auteurs anciens ? quels hommes et quels
auteurs moderne (b) Quel enseignement
remplacerait l'enseignement français dans nos écoles ? Les écoles une fois devenues
nécessairement publiques, communes, quelles accointances y auraient nos enfants
? Y serait-il question de religion ? Les ministres protestants eux-mêmes se plaignent
qu'il n'y a plus de religion dans les écoles d'Ontario ; et le premier ministre
d'Ontario leur répond, donnant un double soufflet au protestantisme, en disant
qu'il est impossible d'y enseigner la religion, parce que les familles des différentes
sectes auraient droit de se plaindre que l'on commentât la Bible contrairement
à leurs croyances particulières ; dès lors, dit-il, l'école deviendrait une source
de discorde sociale. (c) Ne résulterait-il
pas bientôt de ces écoles communes, de ces accointances, de ce silence sur la
religion, de cette neutralité en un mot, l'indifférence, la tolérance outrée des
personnes et des idées, de toutes les religions considérées comme également bonnes,
par conséquent un catholicisme affadi, de tous les catholicismes malades le plus
incurable ? Et cela, officiellement, systématiquement et à brève échéance? (d)
En acceptant comme sienne la langue anglaise, le Canadien-Français, habitué depuis
la cession du Canada à une puissance hérétique et à considérer par conséquent
la langue anglaise, la langue des vainqueurs, comme langue hérétique, ne poserait-il
pas, par là, un acte qui le disposerait à accepter en même temps toutes les conséquences
que je viens d'énumérer? à les accepter beaucoup plus vite que les Irlandais,
mieux préparés que nous à réagir et qui néanmoins en certains milieux, surtout
aux Etats-Unis, en ont tant souffert? e)
La langue étant, comme la foi, et quelquefois plus que la foi elle-même, le moyen
le plus efficace, pour une puissance, ou une race plus forte, de s'assimiler une
puissance plus faible, l'abandon de notre langue ne serait-il pas l'instrument
fourni à l'Angleterre de nous assimiler « complètement et en toutes choses ? » (f) Beaucoup d'oeuvres littéraires,
etc., de la France moderne sont immorales et démoralisantes, c'est vrai. Mais
les plus perverses et les plus démoralisantes ne sont-elles pas ordinairement
traduites par les Anglais? Cela est tellement le cas qu'en Angleterre et aux Etats-Unis,
beaucoup de lecteurs et de conservateurs de bibliothèques croient que toute la
littérature française se borne à Balzac, à V. Hugo, à Michelet et à Zola. Serions-nous
alors préservés du péril ? 3- Que perdrions-nous
en perdant notre langue et nos relations avec la France? (a)
Nous perdrions d'un seul coup tout ce qui pour un Canadien-français s'attache
inséparablement à la langue française. Ce qui veut dire plus qu'on ne pourrait
énumérer : une foule de souvenirs pieux, de traditions, de récits, de chants,
de vérités, qui, à vrai dire, je l'avoue, ne sont pas la religion, mais qui y
tiennent et nous y tiennent ; qui nous y tiennent si bien, et semblent si véritablement
en faire partie, qu'à cent reprises diverses et dans les circonstances les plus
variées, des Canadiens, convertis après des années de séjour aux Etats-Unis, ne
donnent pas d'autre réponse, sous mille formes diverses, à cette question : « Et pourquoi donc avez-vous
ainsi abandonné votre religion? Eh bien., mon Père, j'avais abandonné le français,
voyez-vous... - Mais vous aviez des prêtres irlandais : la religion n'est pas
affaire de langue. - C'est vrai, mais il me semblait, après cela, qu'il n'y avait
plus de religion pour moi. » Toutes
ces pratiques, coutumes, traditions sont pour les Canadiens-Français, quoi qu'on
dise, comme les gardiennes, les indices, l'entourage de la religion. Ils ne les
confondent pas avec elle ; mais quand elles ne sont plus, ils croient, inconsciemment,
que l'autre ne peut plus et ne doit plus y être. C'est pour eux comme l'entourage
d'une maison : quand on voit que l'herbe y pousse et les ronces, que les palissades
sont brisées, le jardin en friche, les carreaux cassés, etc., on se dit : le maître
n'est plus là. De même, quand l'âme canadienne-française n'a plus pour l'entourer
sa langue, ses traditions, ses coutumes, etc., l'hôte de cette âme, la foi, souvent,
généralement n'y reste plus. (b) Avant
d'être exposé à la perversion des auteurs modernes français, le Canadien instruit
et par lui le peuple, étudie les auteurs classiques. Il y trouve, avec des modèles
littéraires, des défenseurs de ses croyances. Qui remplacerait, en anglais, Bossuet,
Bourdaloue, même Racine et Corneille, nos grands historiens catholiques, nos orateurs,
Veuillot, de Bonald, de Maistre, toute cette littérature pieuse., ces monographies
admirables du XIXè siècle, la vie de nos héros, de nos pères,
de nos missionnaires, tous ces beaux exemples qui suscitent les vocations
et font les grands défenseurs des belles causes ? (c)
Parmi les hommes ainsi formés à l'école de maîtres français, il y aura sans doute
des défections.; mais combien d'autres y garderont les armes pour combattre les
doctrines nouvelles? Le français apporte, il est vrai, des poisons ; mais il les
prévient d'abord, et il continue ensuite de fournir des contre-poisons. En serait-il
ainsi de l'anglais ? (d) Les mauvaises
doctrines françaises sont dangereuses, - oui, beaucoup, surtout parce que jusqu'ici
on n'a pas cru suffisamment à ce danger et qu'on ne l'a pas assez combattu. Mais
il n'en est plus tout à fait ainsi et surtout il n'en sera pas ainsi à l'avenir.
De plus, les doctrines mauvaises suscitent des adversaires et forcent les
catholiques à former leur camp et à serrer leurs rangs. Bien réfutées, elles rendent
meilleurs ceux qui sont bons ; elles secouent l'arbre d'où tombent les fruits
gâtés. Tandis que avec l'assimilation anglaise, point de lutte. Ce serait l'affadissement
ce serait la masse de fruits, bons et mauvais, se gâtant, plus lentement peut-être,
mais tous ensemble. (e) La langue anglaise,
chez nous, ce serait la rupture non seulement avec les livres, avec l'apologétique,
avec ces contre-poisons, etc., de la France, mais aussi avec les hommes, - avec
les religieux et les religieuses - avec les prêtres et les laïques, qui de tout
temps ont travaillé, au Canada pour nous et pour la gloire de Dieu. (f)
Renoncer à notre langue, serait encore tuer dans notre race le plus puissant moyen
d'émulation ; de renoncer à la continuation de l'oeuvre de ceux qui sont nos modèles
et nos pères, ce serait avoir honte d'enseigner à nos enfants notre propre histoire.
Ce serait décourager la génération qui se lève, en la forçant à recommencer à
neuf l'histoire, à refaire des traditions, après avoir brisé les nôtres, celles
des ancêtres. Ce serait faire, en un mot, de notre peuple abaissé, ce qu'on fait
d'un enfant découragé, après l'avoir tellement humilié qu'il ne se croit plus
bon à rien et n'espère plus de succès dans l'avenir. Bref, nous serions des déracinés:
c'est-à-dire des Français qui tâchent de se former une mentalité anglaise ; des
petits hommes à qui l'on donne de grands habits qui ont servi à d'autres ; des
patriotes qui ont vendu des sentiments sacrés, par intérêt, en croyant devenir
des hommes d'affaires ; - des tolérants qui donnent, donnent toujours sans rien
recevoir ; des courtisans qu'on aura raison de mépriser ; des catholiques d'une
religion affadie et si bien dépouillée qu'ils ne la reconnaîtront Plus. C'est
ainsi, semble-t-il, que nous pourrions répondre à ce grand personnage qui nous
conseillait, il n'y a pas encore un an, d'abandonner le français pour la langue
anglaise, disant que nous aurions beaucoup à gagner et rien à perdre, si nous
adoptions l'anglais et renoncions à la langue française, qui nous expose aujourd'hui
au danger des doctrines perverses de la France moderne. -
On me permettra de citer, en terminant, ces paroles de Mgr Touchet, évêque d'Orléans,
qui se lisent dans le Devoir, du 20 octobre 1910: «
M. Bourassa, respectueusement, mais fermement, posa la thèse franco-canadienne.
Il est loyaliste. Tous le sont au Canada. Nul ne songe à violer la foi jurée à
l'Angleterre... Les Canadiens ont versé leur sang pour la cause de l'Angleterre.
Ils en verseraient encore. Mais qu'on ne leur demande pas d'abandonner leur langue.
« Leur langue, c'est leur passé ; «
Leur langue, c'est leur avenir ; « Leur
langue, c'est leur race; « Leur
langue, c'est plus que tout cela: « Leur
langue, c'est leur foi. » Source: Auteur anonyme, lettre
publiée dans Le Devoir, le 5 novembre 1910. Le texte est reproduit dans
Arthur SAVAÈTE, Voix canadiennes. Vers l'Abîme. Tome XII, Mgr Adélard
Langevin. Sa vie, ses contrariétés, ses uvres, Paris, Librairie générale
catholique, [sans date], 540p., pp. 411-415. Certaines erreurs de transcription
ont été corrigées © 2001
Claude Bélanger, Marianopolis College |